il est un événement empreint d’une fatalité débordante, pour notre champ d’étude spécifique de l’histoire de l’horlogerie, c’est bien la «crise du quartz». Les images qui courent à son sujet sont éloquentes: «vague», «submersion», «raz-de-marée». On s’en remet aux éléments naturels, aux forces prodigieuses et quasi bibliques pour évoquer cette «lame de fond» (autre référence naturelle!) qui stoppa net l’essor de l’horlogerie mécanique pendant près de 20 ans. C’est donc le champ idéal pour ouvrir la brèche uchronique: «Et si la Suisse était devenue la force motrice industrielle du quartz dès les années 1960?»
Pour en conduire la réflexion, nous avons interrogé plusieurs acteurs de l’industrie: analystes, responsables marketing, entrepreneurs, historiens, en veillant à garder un équilibre entre ceux, aujourd’hui âgés, qui ont effectivement connu cette période et ceux, plus jeunes, qui sont abreuvés du discours fataliste que l’on entend précisément ici démonter.
Les questions sont multiples: si la Suisse avait s’était orientée avec succès vers le quartz, les deux technologies (mécanique et quartz) auraient-elles tout de même pu cohabiter? Ou bien l’une aurait-elle, quoi qu’il advienne, dévoré l’autre? Les dirigeants de l’époque auraient-ils su vendre le quartz? L’Asie aurait-elle pu s’approprier les volumes de mouvements quartz que l’on sait? Le marketing horloger de l’époque était-il prêt? De nouveaux acteurs auraient-ils vu le jour? Comment se seraient comportés les sous-traitants? Quels auraient été les marchés d’exportation? Jeunes et seniors se seraient-ils approprié le quartz Swiss Made de la même manière?
Des faits, puis de l’imagination
Beaucoup de questions, autant de réponses, parfois différentes, souvent divergentes. Qu’importe. C’est l’avantage de l’uchronie: il n’y a ni bonne ni mauvaise analyse puisque, au final, la situation étudiée ne s’est jamais produite.
En revanche, tout le monde s’accorde à rétablir la chronologie des faits premiers, avant que ne déferle la vague du quartz. À cet exercice, l’historien est le plus qualifié. «C’est le 19 décembre 1967 que le Centre Électronique Horloger (CEH) présente la Bêta 1 et la Bêta 12, premiers prototypes de montres à quartz microélectroniques à circuits intégrés dotés d’un résonateur à quartz oscillant à 8192 Hz et d’un affichage à aiguilles. Elles seront commercialisées en 1970. Le CEH a donc deux ans d’avance sur Seiko qui lance la montre-bracelet à quartz Astron Cal. 35 SQ le 25 décembre 1969», rappelle Dominique Fléchon, historien.
Voilà pour les faits. Là s’arrête l’histoire, ici commence la réflexion. Que se serait-il passé si l’industrie suisse, emboîtant prestement le pas au CEH, avait immédiatement industrialisé à grand volume le quartz? Paradoxalement, c’est un autre historien qui ouvre le débat, Pierre-Yves Donzé: «Cela n’aurait de toute manière pas été possible. Le tissu industriel n’était pas adéquat. Il se composait alors d’une myriade d’entreprises indépendantes et concurrentes qui n’aurait pas pu s’agréger autour d’un objectif commun tel que l’industrialisation du quartz. Il aurait fallu d’autres acteurs, d’autres structures. Il aurait fallu fusionner des entreprises.»
Jérôme Biard, patron de Roventa-Henex, suit une ligne assez similaire: «Pour que naisse un véritable quartz suisse à grande échelle, il aurait fallu se rapprocher de grandes structures de recherche, comme l’EPFZ, ce que l’on sait faire aujourd’hui. On n’avait pas de tels réflexes à l’époque.»
«On n’est vraiment pas passé loin»
Cet effort de R&D était pourtant là, et personne ne peut mieux en parler que LIP, par la voix de son actuel patron, Pierre-Alain Bérard: «Dès les années 1960, Fred Lip avait dépensé des fortunes pour mettre au point des mouvements hybrides, avec une source d’énergie électrique et un échappement traditionnel (lire cet article à ce sujet, ndlr). C’est une voie qu’il avait explorée sans relâche, pour finalement l’abandonner et revenir à la mécanique traditionnelle, alors que le quartz commençait déjà à frémir. On n’est vraiment pas passé loin. Lip, avec sa puissance de frappe des années 1960 et 1970, aurait sans difficulté pu être un acteur industriel majeur du quartz ».
Et côté suisse? Jean-Claude Biver n’a pas de peine à l’imaginer aussi: «Si l’on avait su prendre la vague du quartz à temps, oui, nous aurions eu la capacité de l’industrialiser. Le quartz, ce n’est pas de l’horlogerie, c’est de l’assemblage. Les horlogers traditionnels n’auraient eu aucun mal à assembler. Qui peut le plus, peut le moins.»
Mais Dominique Fléchon, historien, ne se laisse pas convaincre: «Il faut tenir compte de l’état d’esprit de l’époque. Non, je ne crois pas que les équipes horlogères en place à l’époque auraient pu basculer sur du quartz en un claquement de doigts. C’était des sociétés patrimoniales, des générations successives d’une même famille, la tradition était figée. On travaillait à la gentiane! Même les professeurs d’horlogerie de l’époque étaient formés pour assurer la continuité. Oui, le quartz n’est pas de l’horlogerie, mais c’était précisément ça le problème. C’est un autre milieu, une autre approche. Il y aurait eu un blocage intellectuel, structurel, quasi idéologique, issu de siècles de traditions.»
Le marketing horloger était-il prêt?
Vincent Perriard, serial entrepreneur de l’industrie horlogère contemporaine, va un cran plus loin: «Certes, en Suisse, l’industrie n’était pas suffisamment mature, mais il n’y avait pas que cela. Il ne suffit pas d’inventer un produit, il faut le vendre. Il aurait fallu inventer simultanément le quartz et le marketing horloger. Il y en avait un peu chez Omega, Audemars Piguet, Rolex, mais il n’arrivera véritablement que dans les années 1980 avec Swatch, puis dans les années 1990 avec TAG Heuer.»
Guillaume Laidet, autre serial entrepreneur aujourd’hui aux commandes de Nivada et de Vulcain, cite Jean-Frédéric Dufour, le directeur de Rolex: «Si l’on ne vend pas du rêve, on risque de perdre la montre mécanique.» Donc «oui, pour vendre une montre, il faut davantage qu’une technologie, fût-elle disruptive».
Ces différentes réflexions semblent indiquer que, sous certaines conditions, un quartz industriel suisse aurait pu s’épanouir en Suisse dès les années 1960. Mais c’est éluder un peu rapidement la question du client final. Car savoir produire et vendre ne fait pas tout. L’acte d’achat relève parfois de motifs moins rationnels. Mais Pierre-Alain Bérard, lui, n’en doute pas: «Le quartz suisse aurait convaincu tout le monde, jeunes et vieux, tellement c’était simple, pratique, facile à faire, neuf, fiable et pas cher.»
L’ennemi de l’intérieur
Vue sous cet angle, l’hypothèse d’un quartz suisse était effectivement promise au succès. Mais un succès bâti au détriment du mécanique? La question divise les esprits. «Disons que si la Suisse avait su industrialiser et vendre en même temps du mécanique et du quartz, la transition aurait été plus douce du premier vers le second...», euphémise Guillaume Laidet.
Pierre-Alain Bérard est plus catégorique. Il ouvre un champ de réflexion inédit. Radical, mais séduisant: «Un quartz suisse aurait probablement tué la mécanique suisse beaucoup plus violemment que le quartz asiatique tel que nous l’avons réellement connu. Je pense que Patek Philippe, Rolex ou Jaeger-LeCoultre n’auraient pas été ce qu’ils sont aujourd’hui. Pourquoi? Parce que l’ennemi de l’intérieur est beaucoup plus puissant.»
L’homme tire le fil plus loin et avance une autre hypothèse: «N’oublions pas non plus que l’horlogerie, comme toute industrie, repose sur des capitaux et des financements bancaires. Or si la Suisse avait développé avec succès son propre quartz industriel, devant une telle promesse de succès, les banques auraient massivement suivi. Elles auraient investi dans le quartz au lieu de soutenir les horlogers mécaniques. Beaucoup de maisons traditionnelles auraient probablement fermé. N’oublions pas que Jaeger-LeCoultre est passé tout près de la correctionnelle, dans les années 1970.»
Et puis, comme l’explique l’historien Pierre-Yves Donzé, «même si l’on avait eu l’idée du quartz, la puissance de l’industrialiser et le marketing pour accompagner le tout, cela n’aurait pas empêché les États-Unis et l’Asie de se jeter dans la bataille. Ils en avaient déjà, à l’époque, la capacité.»
Hypothétique consortium européen
Ce qui ouvre une nouvelle brèche uchronique: et si l’Europe avait elle aussi eu cette puissance? «Nous avions effectivement des groupes qui auraient pu se lancer dans la bataille, comme Philips, Matra, Thomson, BBC devenu ABB, au même titre que les États-Unis avaient Texas Instruments, Westinghouse ou encore Fairchild. Mais il s’agissait de grosses industries. Le petit quartz, qu’il aurait fallu produire en dizaines de millions d’unités, n’était pas leur domaine», poursuit Pierre-Yves Donzé.
Dominique Fléchon abonde: «Puisque personne ne maîtrisait alors toute la chaîne de production du quartz, il aurait fallu faire émerger un consortium européen. La France, l’Allemagne, avaient des capacités industrielles intéressantes, mais s’allier à d’autres pays n’est pas l’instinct premier de la Suisse.» Jérôme Biard va dans le même sens: «On ne peut pas régater dans toutes les catégories. Et puis le quartz est une technologie très facile à copier...». Au final, «l’Asie aurait tôt ou tard fini par prendre le volume, mais la Suisse aurait pu garder la valeur», souligne Jean-Claude Biver.
Quel volume? Quelle valeur? Deux questions qui se réfèrent en réalité à une interrogation beaucoup plus prosaïque: à quoi aurait pu ressembler une montre Swiss Made à quartz à la fin des années 1960? «Nous aurions eu des produits plus fins, plus fous. Les designers sont friands de technologies disruptives», estime Pierre-Alain Bérard. Le propos semble juste puisque c’est finalement ce qui s’est produit, 20 ans plus tard, avec la Swatch.
Incontournable Swatch
Le mot est lâché: Swatch. Car le retournement complet de situation, celui où la Suisse s’approprie le quartz, est bien arrivé ce 1er mars 1983, lorsque Nicolas Hayek dévoile la fameuse montre en plastique, fashion et pas chère (50 CHF). Ici semble buter l’exercice uchronique: personne n’arrive à imaginer une histoire alternative à celle construite par M. Hayek. «Ça ne pouvait effectivement être que lui, souligne Dominique Fléchon. Il n’était pas horloger, et donc libre de tout carcan intellectuel. C’était un financier, multiculturel par ses différentes nationalités. Il a senti la bonne affaire, et s’est attaché les compétences industrielles pour la mener à bien, en agrégeant sous un même toit des capacités autrefois distribuées. Un pur visionnaire.»
En tant qu’historien, Pierre-Yves Donzé valide l’hypothèse mais rappelle toutefois une chose: si un quartz suisse avait existé dès les années 1960, l’exercice Swatch des années 1980 tel qu’on l’a effectivement connu n’aurait peut-être jamais existé. Pourquoi? «Parce que la Swatch était une réponse à une crise. Une innovation de disruption. Donc si un quartz suisse avait existé dès les années 1960, la révolution Swatch n’aurait, par définition, pas pu advenir.» On peut rêver d’uchronie, mais on ne peut pas refaire l’histoire.