Les Mystères du Temps


L’horloge qui doit durer dix mille ans

juillet 2024


L'horloge qui doit durer dix mille ans

La fondation californienne The Long Now veut nous faire réfléchir sur le «futur profond» et coordonne la construction d’horloges devant fonctionner les dix mille prochaines années. Un prototype gigantesque financé par le milliardaire Jeff Bezos est en voie de finalisation.

C’

est au cœur d’une colline perdue dans le désert du Texas, dans un puits d’une centaine de mètres creusé dans la roche, que se trouve le prototype d’une horloge unique au monde. Avec un poids moteur de cinq tonnes et des roues d’engrenage de deux mètres de diamètre, la Clock of the Long Now veut marquer le temps durant les dix prochains millénaires. Le projet est porté par la fondation californienne The Long Now afin «d’encourager l’imagination sur une l’échelle de temps des civilisations».

La fondation avait dévoilé en 1999 un premier prototype d’une taille de deux mètres, exposé depuis lors au Science Museum de Londres. Pour son second dispositif en grandeur nature, elle a obtenu le soutien de l’homme d’affaires Jeff Bezos (deuxième fortune mondiale avec 200 milliards de dollars).

Le milliardaire a financé sa construction à hauteur de 42 millions de dollars et mis à disposition une colline située dans son ranch de 600 kilomètres carrés au Texas, sur lequel se trouve également le site de lancement des fusées de son entreprise Blue Origin. Les premiers travaux d’excavation ont eu lieu en 2009, et les principaux éléments de l’horloge ont été récemment installés. Elle devrait être entièrement opérationnelle d’ici «quelques années», annonçait son concepteur, Danny Hillis, dans une interview interne publiée en 2024.

Cette pièce moulée en bronze matérialise la courbe nécessaire pour traduire, à l'aide d'une came, le temps incrémentiel absolu (mesuré par le pendule de torsion) en une heure solaire, cette dernière dépendant de l'orbite et de l'inclinaison de la Terre.
Cette pièce moulée en bronze matérialise la courbe nécessaire pour traduire, à l’aide d’une came, le temps incrémentiel absolu (mesuré par le pendule de torsion) en une heure solaire, cette dernière dépendant de l’orbite et de l’inclinaison de la Terre.

Un synchroniseur solaire

L’oscillateur est un pendule de torsion en titane ayant une période de sept secondes. Il est composé d’un bras de près de deux mètres de long avec deux poids de la taille d’un ballon de football à ses extrémités. Le mécanisme est fiable mais peu précis en raison de l’accumulation des déviations. Une boucle à verrouillage de phase assure sa précision en le couplant à un «synchroniseur solaire». Ce dispositif comprend un prisme en saphir synthétique placé sous la coupole vitrée de plusieurs mètres de diamètre qui ferme le puits. Il est orienté de manière à recueillir la lumière du soleil uniquement au zénith, quel que soit le jour de l’année.

Le synchroniseur solaire collecte la lumière du jour lorsque le soleil se trouve exactement au zénith et la concentre sur un fil de métal. Ce dernier se contracte et ajuste ainsi l'heure mesurée par le pendule de torsion.
Le synchroniseur solaire collecte la lumière du jour lorsque le soleil se trouve exactement au zénith et la concentre sur un fil de métal. Ce dernier se contracte et ajuste ainsi l’heure mesurée par le pendule de torsion.

Le prisme concentre les rayons solaires lors du zénith pour chauffer un filament métallique en nitinol, un alliage de nickel et de titane ayant la particularité d’avoir une mémoire de forme: il se contracte lorsqu’il dépasse une certaine température. Il actionne alors un levier mécanique ajustant l’horloge quotidiennement – du moins chaque jour où le soleil brille. Une came implémente la transformation nécessaire pour passer de l’heure zénithale, qui dépend de l’orbite et de la rotation terrestre, à l’heure incrémentielle fournie par le pendule.

Vue depuis le haut du puits. On distingue l'escalier sur le bord ainsi que des roues d'engrenage au centre.
Vue depuis le haut du puits. On distingue l’escalier sur le bord ainsi que des roues d’engrenage au centre.

Un ordinateur mécanique

Au lieu d’engrenages de démultiplication standards, le système utilise un ordinateur mécanique pour enregistrer le temps écoulé. Il implémente une logique binaire à l’aide de roues et de leviers pour manipuler des chiffres de 32 bits (soit pouvant aller jusqu’à 4,3 milliards), qui sont ensuite transformés en temps local par des cames. Cette approche computationnelle permettra de pouvoir modifier les calculs sans devoir arrêter l’horloge, par exemple afin de tenir compte du ralentissement de la rotation terrestre et de l’allongement du jour.

Une came suit la surface de la pièce moulée au centre pour transformer le temps incrémentiel absolu en heure solaire.
Une came suit la surface de la pièce moulée au centre pour transformer le temps incrémentiel absolu en heure solaire.

La fondation a prévu de décliner l’affichage de cinq manières dans autant de chambres excavées de la roche. La première pièce, destinée à un rythme annuel, comprend un planétaire affichant le mouvement des planètes, de la Lune et de sondes spatiales. Les quatre autres chambres, vouées à marquer le passage de dix, cent, mille et dix mille ans, n’ont pas encore été déterminées afin de laisser aux générations futures le choix des affichages.

La date affichée ne comprend que l’année, utilisant un format à cinq chiffres afin d’éviter un «bug de l’an 10000» (nous sommes ainsi en 02024). L’horloge possède un carillon de 10 cloches contrôlé par un calculateur mécanique composé de croix de Malte. Programmé par le musicien Brian Eno, il peut générer plus de trois millions de mélodies distinctes, assurant que chaque séquence jouée dans la caverne texane soit absolument unique.

Cinq principes ont guidé le design du projet, selon ses concepteurs: la longévité bien sûr, une maintenance n’exigeant que des outils simples, la transparence assurant que le fonctionnement soit compréhensible pour les générations futures sans devoir désassembler l’horloge, l’évoluabilité afin de pouvoir adapter et améliorer le dispositif, ainsi que la scalabilité permettant de passer de prototypes miniatures à des systèmes grandeur nature.

L'horloge qui doit durer dix mille ans

Le musicien Brian Eno a programmé les mélodies que peut jouer cet ordinateur mécanique sur dix tuyaux. Plus de 3,5 millions de combinaisons sont possibles.
Le musicien Brian Eno a programmé les mélodies que peut jouer cet ordinateur mécanique sur dix tuyaux. Plus de 3,5 millions de combinaisons sont possibles.

Ces contraintes ont exclu certaines approches pour l’alimentation énergétique des différents mécanismes, comme le photovoltaïque ou le nucléaire. Le choix s’est donc tourné vers un simple poids moteur à la taille de la machine: une sphère en bronze de plusieurs mètres de diamètre, remplie de béton et pesant cinq tonnes.

Deux mécanismes permettent de remonter le poids. Le premier est automatique et assure la mesure du temps de manière ininterrompue. Il est alimenté par les différences de température entre la nuit et le jour: le synchroniseur solaire chauffe une chambre à air qui déplace un cylindre en graphite et remonte le poids moteur. La seconde source est un treuil horizontal actionné par les visiteurs qui produit l’énergie nécessaire pour alimenter le mécanisme d’affichage et le carillon.

Des voyageurs-pélerins

Pour le concepteur Danny Hillis, l’horloge du Texas devra pouvoir être un jour visitée, mais pas dans une approche touristique: il s’agira d’un «pèlerinage pour des gens en quête de sens». Mené par un guide à travers un désert hébergeant «pumas et serpents à sonnette», le visiteur devra suivre un chemin de montagne exigeant pour rejoindre une porte d’entrée dans la paroi rocheuse.

Un double sas le conduira au bas du puits. Après avoir gravi l’escalier en spirale, il pourra remonter le mécanisme afin d’afficher la date et d’entendre une mélodie – unique – du carillon. La fondation envisage de construire une seconde horloge, plus accessible, au sommet d’une montagne du Nevada.

Si le projet d’une horloge à l’échelle des civilisations impressionne par les défis techniques qu’il doit relever, son ambition philosophique a essuyé quelques critiques. En 2020, Le politologue David Karpf décrivait dans Wired – un magazine pourtant connu pour son techno-optimisme – l’horloge des dix mille ans comme une perte de temps: un projet de milliardaire pour milliardaires qui, en se focalisant sur le futur, offre «une échappatoire aux temps sombre que nous traversons» et nous invite à «ignorer les défis du présent». Nos descendants le verront-ils ainsi?