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TAG Heuer: rencontre avec Frédéric Arnault

ENTRETIEN

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juin 2022


TAG Heuer: rencontre avec Frédéric Arnault

A la tête de la marque historique de La Chaux-de-Fonds, Frédéric Arnault tente de trouver la formule magique pour chaque ligne de son portfolio universel, de la montre de volume à la Haute Horlogerie. Une formule qui passe aujourd’hui par Super Mario, les diamants de laboratoire ou encore les circuits automobiles. Entretien.

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isponibilité polie, esprit analytique, discours bien articulé: Frédéric Arnault, 27 ans, diplômé de la prestigieuse Ecole polytechnique, est bien conscient de ses responsabilités entrepreneuriales. Comme d’autres membres de sa famille, il fait actuellement ses preuves au sein d’une marque du groupe.

Et cette marque fait partie du portfolio horloger du géant du luxe: TAG Heuer, dans laquelle il a commencé, lui qui a fait de la recherche en intelligence artificielle chez Facebook, par insuffler son bagage professionnel dans la «tech» (la marque de La Chaux-de-Fonds est l’un des rares horlogers suisses ayant pleinement intégré la montre connectée), avant d’en revisiter en profondeur et dans le détail les grandes références historiques – Carrera, Aquaracer, Monaco – à une époque qui valorise comme jamais le vintage, en particulier les modèles sportifs.

Frédéric Arnault, CEO de TAG Heuer
Frédéric Arnault, CEO de TAG Heuer
©Gian Marco Castelberg

Un travail d’équilibre, entre inspirations rétro, mise à jour du catalogue, ruptures numériques et innovation audacieuse (les diamants de laboratoire de la Carrera Plasma), qui semble au fond chercher la synthèse parfaite entre les différentes orientations prises par une marque qui s’est beaucoup «cherché» au 21ème siècle, avec plusieurs revirements stratégiques – entre volumes et valeur, l’éternel dilemme des marques actives dans ce que l’on nomme, faute de mieux, le «luxe abordable».

Annonce Heuer dans l'édition asiatique d'Europa Star en 1951
Annonce Heuer dans l’édition asiatique d’Europa Star en 1951
©Europa Star 1951

Le partenariat stratégique noué avec Porsche reflète bien l’ambition de TAG Heuer: renforcer sa désirabilité, en tant que vecteur de symboles forts de patrimoine et d’innovation. Le rayon d’action de la marque est large mais «l’horlogerie traditionnelle sera toujours le cœur de métier de TAG Heuer», souligne Frédéric Arnault, comme pour rassurer sur ses intentions. Entretien.

Volumes ou valeur: l’éternel dilemme des marques actives dans ce que l’on nomme, faute de mieux, le «luxe abordable».

Europa Star: Sur quels points en particulier TAG Heuer a-t-elle évolué depuis votre arrivée au sein de la marque en 2017?

Frédéric Arnault: Quand j’ai rejoint TAG Heuer, je me suis d’abord concentré sur l’activité de la montre connectée, alors naissante. Je suis entré en horlogerie par un angle «technologique». Nous avons beaucoup fait évoluer la vision en la matière. Il y avait une priorité qui était mise sur la production, car c’était – et c’est toujours – un enjeu majeur dans l’industrie horlogère traditionnelle. Mais ce n’est pas forcément le cas dans le monde de la montre connectée. Les leaders du marché comme Apple, qui sont les entreprises les plus verticalisées au monde, ne produisent pas eux-mêmes. Dans la tech, il est tout à fait possible de contrôler la qualité sans maîtriser la production. Par contre, il faut aller chercher le savoir-faire technologique là où il se trouve. Ce qui compte avant tout, c’est le réseau de fournisseurs.

La priorité pour nous ne devait pas être tant dans la production que dans l’expérience. Il a donc fallu trouver les moyens d’investir à la fois dans l’expérience physique et logicielle. Une équipe a été montée à Paris pour travailler sur ces points, en étroite collaboration avec la Suisse, avec une vision produits ambitieuse. Cela a été le premier grand changement implémenté à mon arrivée au sein de TAG Heuer. Aujourd’hui, la montre connectée représente 15% de nos ventes et c’est un bon ratio – l’horlogerie traditionnelle marche très bien, donc ce créneau a vraiment connu une belle croissance pour augmenter sa part de marché interne. J’ai ensuite été directement impliqué dans le processus de transformation enclenché sous la supervision de Stéphane Bianchi, avant de reprendre la direction de la marque en 2020.

«Je suis entré en horlogerie par un angle technologique. Nous avons beaucoup fait évoluer la vision de la marque en la matière.»

Une édition limitée à 2'000 exemplaires de la Connected réalisée en partenariat avec Nintendo et animée du personnage Super Mario a été très rapidement écoulée l'an passé. La catégorie de la montre connectée représente quelque 15% des ventes de TAG Heuer.
Une édition limitée à 2’000 exemplaires de la Connected réalisée en partenariat avec Nintendo et animée du personnage Super Mario a été très rapidement écoulée l’an passé. La catégorie de la montre connectée représente quelque 15% des ventes de TAG Heuer.

Quels sont les principaux axes de cette nouvelle stratégie de marque?

Le premier axe stratégique est un repositionnement progressif et une montée en gamme sur l’horlogerie traditionnelle, qui sera toujours le cœur de métier de TAG Heuer: la demande est bien présente et nous avons un héritage et un savoir-faire fantastiques. Nous avons clarifié les collections Carrera et Aquaracer. Les étapes suivantes consistent en l’intégration de technologies innovantes dans ces lignes, que nous présentons cette année: Super Diver, Solargraph, Plasma. La montée en gamme concerne le produit mais aussi la distribution, par une rationalisation de notre réseau de points de vente: en trois ans, nous sommes passés de plus de 4’000 portes à moins de 3’000 portes. Par contre, nous nous renforçons beaucoup dans les points de vente que nous avons conservés. La clé de voûte de toute cette stratégie, son objectif principal, notre obsession permanente, c’est la désirabilité de la marque. Elle doit pouvoir séduire de nouvelles générations et renforcer sa pertinence dans la décennie à venir.

Outre son partenariat-clé avec Porsche, TAG Heuer a également renforcé ses liens avec l'écurie de F1 Red Bull Racing dans le cadre de son recentrage marketing sur le sport automobile. Une vue de la nouvelle édition Formula 1 Red Bull Racing.
Outre son partenariat-clé avec Porsche, TAG Heuer a également renforcé ses liens avec l’écurie de F1 Red Bull Racing dans le cadre de son recentrage marketing sur le sport automobile. Une vue de la nouvelle édition Formula 1 Red Bull Racing.

C’est sans doute lié: les partenariats de la marque ont été complètement remis à plat depuis votre arrivée...

C’était nécessaire. Quand je suis arrivé, le premier poste d’investissement marketing de TAG Heuer était dans le football. Nous avons mené une enquête auprès de clients de la marque. Le sport figurait bien parmi les valeurs associées à TAG Heuer mais le football n’arrivait même pas dans le top 10 des sports mentionnés par les sondés. En première place figuraient le sport mécanique et la Formule 1. Par conséquent nous avons réorienté nos investissements, comme l’illustrent les partenariats avec Porsche et Red Bull Racing. Il y a besoin d’authenticité dans le storytelling aujourd’hui...

Autavia, Camaro, Monte-Carlo: Heuer est réputée pour son lien avec le monde automobile dans les années 1960.
Autavia, Camaro, Monte-Carlo: Heuer est réputée pour son lien avec le monde automobile dans les années 1960.
©Europa Star 1968

Frédéric Arnault, CEO of TAG Heuer

L’histoire de TAG Heuer au 21ème siècle a connu des stratégies différentes, elle a oscillé entre la montre abordable de volume et la tentation de la Haute Horlogerie. Où vous situez-vous dans ce qui peut apparaître comme un «grand écart»?

Nous sommes une marque qui peut se permettre d’être active sur plusieurs segments de prix, avec une désirabilité forte. Par exemple, sur un créneau plus abordable, la ligne Formula 1 (dès CHF 1’400, ndlr) présente un héritage et un potentiel de désirabilité, de «hype», extrêmement élevé. Les éditions Red Bull Racing fonctionnent très bien et les jeux sur les couleurs sont multiples, qui rappellent les tons du modèle historique. En parallèle, nous sommes présents en Haute Horlogerie avec un tourbillon et nous travaillons sur des projets de développement – qui vont prendre encore un peu de temps – dans ce segment. Et bien sûr nous travaillons sur les modèles emblématiques: la Monaco figure au rang des plus grandes icônes de l’horlogerie. C’est un travail général sur la marque au sens le plus large.

«Quand je suis arrivé, le premier poste d’investissement marketing de TAG Heuer était dans le football. Ce n’était pas cohérent avec l’image de la marque. Nous devions revenir aux sports mécaniques.»

Les composants de la nouvelle Monaco Gulf aux couleurs du partenaire historique de la marque - un modèle désormais équipé du mouvement maison Heuer 02.
Les composants de la nouvelle Monaco Gulf aux couleurs du partenaire historique de la marque - un modèle désormais équipé du mouvement maison Heuer 02.

On le voit, la culture horlogère est toujours plus développée dans le monde. En conséquence, est-ce que vous vous adressez à une clientèle davantage constituée de «connaisseurs» qu’auparavant?

Vu le profil de notre marque, nous nous devons de parler à un public le plus large possible. Mais les connaisseurs sont très importants pour TAG Heuer. On a pu avoir tendance à les oublier par le passé, or nous avons la volonté de leur parler, via un dialogue portant sur la technique, l’innovation, l’histoire, le patrimoine... Les connaisseurs ont un impact très fort dans le monde horloger. Gagner le respect des prescripteurs est indispensable, en particulier à partir d’un certain niveau de prix.

La nouvelle TAG Heuer Carrera Plasma est ornée de diamants de laboratoire, qui offrent de nombreuses possibilités en termes de formes et de design.
La nouvelle TAG Heuer Carrera Plasma est ornée de diamants de laboratoire, qui offrent de nombreuses possibilités en termes de formes et de design.

La Plasma fusionne un design Carrera et une nouvelle technologie: les diamants de laboratoire. Comment vous est venue l’idée d’associer ces deux éléments?

TAG, c’est «techniques d’avant-garde», ne l’oublions pas! Cela nous donne une mission très forte et nous nous devons de constamment innover. Les diamants de laboratoire sont très certainement une technologie d’avenir, même si je ne pense pas qu’ils prendront la place des diamants naturels. Il y a une croissance forte à venir dans ce secteur, qui sera à la fois complémentaire et différent de l’offre en diamants naturels. De par nos valeurs nous sommes légitimes pour l’expérimenter. Cela nous a pris du temps de trouver la bonne approche. Mais nous laissons le temps de la création: nos équipes R&D ne travaillent pas nécessairement selon des délais imposés.

Il fallait aussi, pour introduire cette technologie, offrir un design radicalement différent, en rien comparable à celui des montres joaillières. Mais il y a aussi une demande pour des montres «full serti». Je suis convaincu qu’il y a de la place pour les deux créneaux en parallèle. Vu l’universalité de notre marque, nous parlons à différents publics à travers différentes collections, mais nous essayons toujours de toucher le cœur des gens grâce à ce mélange d’innovation et de passion.

«La clé de voûte de toute cette stratégie, son objectif principal, notre obsession permanente, c’est la désirabilité de la marque. Elle doit pouvoir séduire de nouvelles générations et renforcer sa pertinence dans la décennie à venir.»

Quelles sont vos ambitions pour TAG Heuer cette année? Suite à la pandémie, beaucoup de marques se concentrent sur les clientèles locales.

C’était une direction qui était déjà enclenchée avant la pandémie et qui s’est vue drastiquement accélérée en raison de la situation mondiale. Encore aujourd’hui, le taux de la clientèle touristique est loin des niveaux historiques. Cela a été très vertueux, car nous avons été forcés à développer le service au client local. Mais je suis aussi convaincu que le tourisme repartira et que les clients chinois reviendront, avec une nouvelle soif de consommation de produits de luxe. Nous ne renonçons pas à la clientèle touristique à long terme.

En février 2021, TAG Heuer et Porsche ont formé un partenariat ambitieux. Ils présentent une nouvelle création commune basée sur la Carrera Sport Chronograph. Les tons jaunes s'inspirent de la couleur réservée par le constructeur à ses véhicules les plus sportifs.
En février 2021, TAG Heuer et Porsche ont formé un partenariat ambitieux. Ils présentent une nouvelle création commune basée sur la Carrera Sport Chronograph. Les tons jaunes s’inspirent de la couleur réservée par le constructeur à ses véhicules les plus sportifs.

Votre partenaire Porsche offre un bel exemple de valorisation du patrimoine – une composante toujours plus liée à la cote contemporaine des marques. Quelles initiatives menez-vous pour renforcer la connaissance du patrimoine de TAG Heuer?

Aujourd’hui, nous avons un musée magnifique à La Chaux-de-Fonds et nous conservons beaucoup de pièces historiques. Nous rachetons régulièrement des pièces si elles manquent à notre collection et qu’elles présentent un intérêt historique, mais nous ne faisons pas de la revente car nous ne voulons pas gonfler artificiellement les prix. Nous avons aussi créé une expérience de notre patrimoine en ligne. Et point très important: nous essayons toujours de contextualiser nos lancements. Par exemple, l’Autavia «Orange Boy» incarne une couleur historique de Heuer. Les passionnés la connaissaient bien et nous nous la réapproprions. Cela continue à être pertinent aujourd’hui. Nous avons encore beaucoup d’histoires à faire revivre dans notre monde moderne.

«La ligne d'assemblage de chronographes la plus moderne du monde»: reportage d'Europa Star chez Heuer-Leonidas en 1968.
«La ligne d’assemblage de chronographes la plus moderne du monde»: reportage d’Europa Star chez Heuer-Leonidas en 1968.
©Europa Star 1968