Montres d’exception


Avec la Jean Bugatti, Jacob & Co. change de génération

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juin 2022


Avec la Jean Bugatti, Jacob & Co. change de génération

S’il reste extrêmement complexe à réaliser, le nouveau modèle Jean Bugatti tranche avec le style XXL caractéristique de la marque. Son lancement coïncide avec l’arrivée de la deuxième génération au sein de la marque fondée à New York en 1986. Rencontre avec Benjamin Arabov, qui incarne ce nouveau sillon, paradoxalement plus sage et plus classique, ouvert par l’horloger-joaillier.

«J

e suis fasciné par ce modèle.» Lors de notre rencontre dans les salons d’un palace genevois, Benjamin Arabov ne peut détacher les yeux de la «Jean Bugatti», le lancement majeur en 2022 de Jacob & Co., la marque qui porte le nom – ou plus exactement le prénom – de son père.

Ce nouveau modèle est d’ailleurs lui-même baptisé du nom d’un héritier: Jean Bugatti n’était autre que le fils d’Ettore Bugatti, le fondateur aux racines italiennes du constructeur français, initiateur de l’ultra-luxe automobile dont les modèles comptent toujours parmi les plus exclusifs du monde.

«Ce qui est intéressant avec Jean Bugatti, c’est qu’il a conçu des voitures dans une direction totalement différente de ce que le constructeur faisait jusqu’alors, souligne Benjamin Arabov. De même, ce garde-temps est totalement différent de ce qui a été fait auparavant chez Jacob & Co.» A un siècle d’écart, un dialogue semble s’être installé entre ces deux successeurs, qui tous deux cherchent à pérenniser un héritage en le transformant.

Né en 1909, l'année où son père Ettore créait son entreprise d'automobiles à Molsheim, en Alsace, Jean Bugatti a été très inspiré par la créativité des «Années folles». C'est ainsi que naissent, lorsqu'il rejoint la société familiale, des chefs-d'œuvre tels que la série Type 50 bicolore, la Type 41 Royale avec l'empattement le plus long jamais réalisé et la Type 57SC Atlantic, la voiture de collection la plus chère du monde.
Né en 1909, l’année où son père Ettore créait son entreprise d’automobiles à Molsheim, en Alsace, Jean Bugatti a été très inspiré par la créativité des «Années folles». C’est ainsi que naissent, lorsqu’il rejoint la société familiale, des chefs-d’œuvre tels que la série Type 50 bicolore, la Type 41 Royale avec l’empattement le plus long jamais réalisé et la Type 57SC Atlantic, la voiture de collection la plus chère du monde.

A un siècle d’écart, un dialogue semble s’être installé entre deux successeurs, qui tous deux cherchent à pérenniser un héritage en le transformant.

Benjamin et Jacob Arabov
Benjamin et Jacob Arabov

Répartition entre père et fils

L’arrivée du fils, qui officie au marketing et à l’opérationnel, permet désormais au père de se consacrer à son activité de prédilection: la création. «Nous nous répartissons les tâches, ce qui lui donne une grande liberté pour exprimer ses idées, sans devoir agir simultanément sur tous les fronts.» Si les racines de la marque étaient joaillières, l’agenda de Benjamin Arabov reflète bien l’accent toujours plus prononcé mis par Jacob & Co. sur l’horlogerie, qui représente aujourd’hui la majorité de son activité: il passe une semaine par mois à Genève, deux semaines à New York et le reste en voyage ailleurs dans le monde.

La marque doit s’adapter à une époque qui favorise plus que jamais une certaine horlogerie patrimoniale, loin des années 2000, décennie durant laquelle tous les codes de cet art classique étaient allègrement rompus. Et la nouvelle Jean Bugatti incarne tout autant un renouveau générationnel qu’elle symbolise une nouvelle ère pour l’horlogerie en général.

L'Atlantic avait un capot extrêmement long et un arrière de forme ovale s'étendant presque jusqu'au sol, d'où sortaient six minces tuyaux d'échappement. Une couture en relief s'étendait verticalement de la charnière du capot divisé à l'arrière. Des proportions inconnues dans le monde automobile de l'époque. La montre Jean Bugatti rend hommage à ces interprétations automobiles avant-gardistes et artistiques.
L’Atlantic avait un capot extrêmement long et un arrière de forme ovale s’étendant presque jusqu’au sol, d’où sortaient six minces tuyaux d’échappement. Une couture en relief s’étendait verticalement de la charnière du capot divisé à l’arrière. Des proportions inconnues dans le monde automobile de l’époque. La montre Jean Bugatti rend hommage à ces interprétations automobiles avant-gardistes et artistiques.

Pour autant, Jacob & Co. n’abandonne pas son côté le plus extravagant: «La collaboration avec Bugatti a abouti pour l’heure à deux modèles qui font figure de pôles opposés, relève Benjamin Arabov. D’un côté, il y a la Twin Turbo, aux codes extrêmes, dominante sur le poignet, l’une de nos collections les plus réussies; de l’autre, la Jean Bugatti, toujours une complication mais dans une lignée élégante et plus classique. Ces deux visages reflètent bien l’identité contemporaine de Jacob & Co.»

La marque doit s’adapter à une époque qui favorise plus que jamais une certaine horlogerie patrimoniale, loin des années 2000, décennie durant laquelle tous les codes de cet art classique étaient allègrement rompus.

La nouvelle montre Jean Bugatti représente un lancement majeur pour Jacob & Co. en 2022.
La nouvelle montre Jean Bugatti représente un lancement majeur pour Jacob & Co. en 2022.

Ne pas se fier au premier regard

Commençons par l’aspect extérieur de la nouvelle pièce. Avec son boîtier de 46 mm – ce qui est relativement modeste pour un modèle Jacob & Co.! – la Jean Bugatti représente de fait une nouvelle orientation du design de la marque, plus «rétro» dans une ère extrêmement propice au vintage.

Doté de nombreuses appliques en or, ce modèle reprend l’aspect général du tableau de bord d’une Bugatti de collection avec des ouvertures sur le bas du cadran qui font penser à la calandre et aux phares d’un roadster des années 1930. Il est disponible en deux versions: boîtier en or rose avec cadran blanc crème ou boîtier en or blanc avec cadran bleu (toutes deux limitées à 57 pièces).

La Jean Bugatti s’inscrit dans les codes les plus traditionnels de l’horlogerie, avec une boîte et une lunette rondes, des cornes discrètes, des poussoirs champignons vintage, des aiguilles bleuies et des chiffres cursifs en appliques. «Elle aurait presque l’air banale si elle n’était pas dotée d’une disposition unique», relève d’ailleurs la communication de la marque – une déclaration justement peu... banale chez Jacob & Co. Sa modération est peut-être précisément son plus grand coup d’éclat! Un modèle qui se distingue autant par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est...

«La collaboration avec Bugatti a abouti pour l’heure à deux modèles qui font figure de pôles opposés. Ces deux visages reflètent bien l’identité contemporaine de Jacob & Co.»

Le classicisme en apparence, au premier regard, est cependant loin d’être formel. A y regarder de plus près, plusieurs détails laissent perplexe. Que sont ces deux grandes ouvertures à 5 et 7 heures sous des disques de saphir fumé? Pourquoi les aiguilles sont-elles orientées dans une direction qui n’a aucun sens apparent? Et est-ce une grande date verticale à 6 heures? Pour répondre à ces interrogations, il faut soulever le capot du modèle, qui cache en guise de moteur un intrigant dispositif...

Avec la Jean Bugatti, Jacob & Co. change de génération

Un spectacle de vitesse(s)

Un duo de tourbillons volants d’une minute. Un chronographe haute fréquence, doublement rétrograde, avec aiguilles divisées et compteur numérique sautant de 30 minutes. Des aiguilles périphériques. Des poussoirs lisses coordonnés par un système de roue à colonnes relié à un barillet et un organe régulateur séparés... On dit souvent que parvenir à la simplicité est la plus complexe des tâches qui soit. Le calibre JCFM09, particulièrement innovant, répond parfaitement à cet adage.

En «surface», que voit-on lorsque le chronographe est enclenché? Là encore, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer au premier regard, les deux aiguilles bleuies au centre du cadran n’indiquent pas les heures et les minutes mais mesurent les secondes (pour la plus longue) et les dizaines de secondes (pour la plus courte). Ce sont bien les aiguilles du chronographe, élément central de la Jean Bugatti.

La Jean Bugatti représente une nouvelle orientation du design de la marque, plus «rétro» dans une ère extrêmement propice au vintage.

Lorsque le poussoir start/stop est activé, la première aiguille commence à se déplacer de 0 à 10. Lorsqu’elle atteint 10, elle revient en arrière jusqu’à 0 et recommence sa course tandis que l’autre aiguille a fait un bond en avant, de 00 à 10. Au fur et à mesure que le temps avance, la première aiguille rétrograde continue à monter, comme les tours/minute d’un compteur de tableau de bord, et à reculer, comme les vitesses. L’autre atteint bientôt 60, et à ce moment-là, elle fait également un saut en arrière jusqu’à 00.

À ce moment-là, dans le médaillon ovale à 6 heures, un disque avec des chiffres dorés a instantanément sauté de 00 à 01. Ce compteur 30 minutes est réalisé en saphir afin de ne pas obscurcir la vue sur la paire de tourbillons. Cette seconde séparée, dotée de doubles aiguilles rétrogrades et d’un disque numérique des minutes sautantes, est une caractéristique tout à fait unique.

En outre, lorsque le chronographe est arrêté et remis à zéro, les aiguilles des secondes ne peuvent pas sauter en arrière, quelle que soit la position à laquelle elles se sont arrêtées. Si elles n’ont pas atteint la fin de leur course, le ressort qui les propulse en arrière n’a pas accumulé suffisamment d’énergie. Afin d’exécuter la réinitialisation, elles poursuivent lentement leur course jusqu’à leur position finale, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’elles peuvent faire leur dernier saut rétrograde. C’est donc bien un parallélisme parfait avec l’automobile qu’atteint la Jean Bugatti interprétant de manière horlogère les tours/minutes et les vitesses.

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Calibre à deux visages

Il faut regarder le dos de la montre pour bien saisir la sophistication du mouvement, constitué d’un total de 470 composants, ce modèle étant présenté par la marque comme «pouvant bien être son projet horloger le plus exigeant jamais réalisé, même pour un créateur de super-complications telles que l’Astronomia, la Twin Turbo Fast & Furious ou la Bugatti Chiron».

En effet, pour gérer ce système de chronographe aux calculs multiples, le calibre JCFM09 est équipé d’un double jeu d’organes régulateurs. Un petit balancier est situé à l’arrière du mouvement. Il est dédié au fonctionnement du chronographe, tout comme un barillet séparé. Ensemble, ils permettent une réserve de marche de deux heures de mesure de haute précision. Coordonné par une roue à colonnes de construction extrêmement fine, ce chronographe a été conçu pour offrir le fonctionnement le plus fluide possible et le meilleur retour haptique. La force nécessaire pour enclencher les poussoirs est minime.

Sa modération apparente est peut-être précisément son plus grand coup d’éclat: un modèle qui se distingue autant par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est...

Puisque, on l’a vu, le centre du cadran est occupé par les aiguilles du chronographe, les aiguilles «standards» des heures et des minutes sont matérialisées dans des pointes rouges situées sur le bord extérieur du cadran. Elles sont positionnées à des hauteurs distinctes, car, fonctionnant sur la même échelle, elles doivent se croiser lorsque l’aiguille des minutes rattrape celle des heures, soit 24 fois par jour.

Ces aiguilles rouges sont directement reliées aux organes de chronométrage du mouvement, régulés par une paire de tourbillons d’une minute, tournant à 21’600 vph et fonctionnant côte à côte. Le nombre élevé de composants du mouvement est une conséquence directe de sa structure duale: sur la même platine, deux systèmes différents et interconnectés coexistent. L’un est la par- tie chronométrage, avec un barillet, un train d’engrenages et deux tourbillons dédiés, qui pilotent tous l’affichage périphérique. L’autre est la partie chronographe. Elle possède son propre barillet, empilé sur l’autre pour partager l’accès au remontage manuel actionné par la couronne.

Ce barillet est relié à un organe régulateur dédié, avec un ressort court, permettant au balancier lisse d’osciller à 36’000 battements par heure, soit 5 Hz. Il se situe entre les tourbillons volants. Lorsque le système d’embrayages est enclenché par les poussoirs et coordonné par la roue à colonnes, le balancier atteint immédiatement son amplitude et sa fréquence optimales pour entraîner les aiguilles du chronographe avec une précision maximale.

Cela ne s’arrête pas là. Une paire de ressorts extrêmement longs et fins partent des côtés du pont du balancier, qui est ajouré et tridimensionnel. Ils accumulent l’énergie nécessaire à chaque aiguille rétrograde pour sauter en arrière au moment opportun. Une roue en forme d’étoile entraîne le saut instantané du disque du compteur 30 minutes.

Jean Bugatti et la Type 41 Royale
Jean Bugatti et la Type 41 Royale

Identités multiples

Le calibre JCFM09 est une forêt de ressorts, de leviers, d’embrayages et d’impressionnants ponts polis miroir. Les composants ajourés sont hautement polis et biseautés. Ils se détachent sur la toile de fond d’une platine à grain circulaire, entièrement noircie. La Jean Bugatti est un garde-temps à contempler, côté pile comme côté face.

C’est cet équilibre entre haute voltige mécanique et design rétro innovant qui saura «séduire une nouvelle clientèle», estime Benjamin Arabov. Celle qui peut «déjà apprécier les grands classiques de Patek Philippe ou Vacheron Constantin et qui portera un regard nouveau sur ce que nous faisons».

Déjà, la marque reçoit de multiples sollicitations pour des boîtiers de plus petits diamètres. En conséquence, «tous les développements que nous avons prévus pour les deux années à venir se situent dans la gamme 42-44 mm. Nous sommes sur une ligne beaucoup plus conservatrice à ce titre», poursuit le représentant de la nouvelle génération.

Une évolution qui vise à contenter, justement et peut-être paradoxalement aussi, des nouveaux clients toujours plus jeunes: «Il y a quelques années encore, nous n’avions pas vraiment de clients de moins de 40 ans. Aujourd’hui, de nouveaux clients dans leur vingtaine ou leur trentaine sont friands de créativité horlogère et ont les moyens de leurs ambitions.»

C’est auprès de ces nouvelles générations, ainsi qu’auprès des puristes, qu’opèrera le charme de la Jean Bugatti, nouvelle facette d’une marque née dans le sillage de la scène hip-hop bling new- yorkaise, et qui diversifie son rayon d’action. «Nous sommes loin de nous contenter d’un seul public», relève Benjamin Arabov.

Avec la Jean Bugatti, Jacob & Co. change de génération

Le calibre JCFM09 est une forêt de ressorts, de leviers, d’embrayages et d’impressionnants ponts polis miroir.

Pour son développement, si elle opère quelques boutiques en propre, la marque continue de faire majoritairement confiance à un réseau de détaillants: «Ils ont le savoir-faire auprès de la clientèle locale. Par exemple, nous cherchons à entrer sur de nouveaux marchés au Vietnam, en Afrique du Sud ou encore au Portugal. Personnellement, je ne suis même encore jamais allé dans ces pays. Qui de mieux que ceux qui y ont leurs racines pour y développer notre présence?»

Par ailleurs, alors que désormais la vente et la revente ne font presque plus qu’un, Jacob & Co. vise à améliorer sa cote sur le marché secondaire. Mais pas en diminuant sa production (actuellement de l’ordre de 1’200 montres par an): «Pour y parvenir, nous devons mieux aligner l’offre et la demande, explique Benjamin Arabov. Si nous voulions avoir un marché secondaire fort, nous pourrions réduire tout de suite l’offre. Mais nous préférons parier sur une augmentation future de la demande, afin d’obtenir une valeur plus élevée sur le marché secondaire, dans les deux à cinq ans.»

La Jean Bugatti entre aussi dans cette équation. En toile de fond, Jacob & Co., dont les créations étaient jusqu’ici appréciées essentiellement sur les marchés les moins conservateurs, comme le Moyen-Orient ou la Chine (et bien sûr à New York!), pourrait ainsi toucher de nouveaux publics sur les marchés les plus traditionnels. Mais aussi dans la tech: la marque vient de se lancer dans le metaverse...