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L’horlogerie existentielle d’Hervé Schlüchter

PORTRAIT

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septembre 2022


L'horlogerie existentielle d'Hervé Schlüchter

Dans une époque très favorable aux artisans indépendants, voici l’apparition de nouveaux ateliers inspirés par le grand classicisme horloger: ceux d’Hervé Schlüchter à Bienne, autour d’un concept reliant plusieurs générations...

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atif du Jura et diplômé de l’Ecole d’horlogerie de Porrentruy, Hervé Schlüchter a passé une grande partie de sa carrière au sein de la marque indépendante Bovet, où il œuvre entre 2000 et 2016 jusqu’à devenir directeur de la manufacture de Haute Horlogerie Dimier. Il décide alors de poursuivre son rêve et de tenter l’aventure de l’indépendance: en 2017, il lance son propre laboratoire créatif, baptisé Hyade-s, spécialisé dans la réalisation d’«objets horlogers rares et uniques qui sortent de l’ordinaire». Parmi ses projets figure la marque expérimentale Alchemists.

Mais la rencontre décisive est celle avec Philippe Dufour. Le maître-horloger de la Vallée de Joux accepte de le prendre sous son aile et de lui transmettre quelques secrets de son art mécanique aujourd’hui vénéré à travers le monde. Cela confirme également son goût de l’artisanat indépendant: plutôt que de travailler pour d’autres, le voilà qui lance à présent à l’âge de 44 ans son propre atelier, situé dans une magnifique maison de maître biennoise, l’une des plus anciennes de la cité le long de la Suze. L’écrin, bucolique, est tout trouvé: il y aménage ses bancs d’horloger, des tours à guillocher repris du maître-guillocheur jurassien Georges Brodbeck, recrute deux horlogers et les Ateliers Hervé Schlüchter sont présentés à la presse au printemps 2022, à l’équinoxe de printemps - comme on le verra, ce n’est pas le fruit du hasard...

L'horlogerie existentielle d'Hervé Schlüchter

Le concept Tree of Life

Son projet majeur est la création d’une série de garde-temps baptisés «Tree of Life». «Pas tant des montres que des instruments mécaniques et philosophiques», nous explique l’horloger lors de notre visite. Le postulat: créer des séries d’instruments mécaniques pour différentes générations, exprimant des rapports au temps distincts. Mais des objets connectés entre eux, justement à travers le passage du temps et le lien générationnel.

La première réalisation est baptisée «L’Essentiel», un modèle de 39 mm avec disque de 24h. Dans l’arbre généalogique, elle est destinée aux plus jeunes, aux enfants, ceux qui ont à peine entamé leur existence: «A cet âge, on ne pense qu’à aujourd’hui, le soleil se lève et se couche: mécaniquement nous avons voulu représenter la journée la plus complète. C’est la promesse de l’aube, du titre d’un de mes livres fétiches de Romain Gary…» Les évocations générationnelles se retrouvent aussi par subtiles touches, comme la possibilité d’inscrire une devise familiale au dos du disque des 24h ou l’adaptation des couleurs du garde-temps.

La première réalisation est baptisée «L’Essentiel», un modèle de 39 mm avec disque de 24h. Dans l’arbre généalogique, elle est destinée aux plus jeunes, aux enfants, ceux qui ont à peine entamé leur existence.

L'horlogerie existentielle d'Hervé Schlüchter

Souscription et collectionneurs-investisseurs

«Je ne me considère pas vraiment comme une marque en tant que telle, souligne Hervé Schlüchter. Plutôt comme une trattoria italienne qui n’aurait que huit tables et où les plats sont fonction de l’humeur du jour. Je m’affranchis aussi des notions contraignantes de collections.»

Quelque 25 pièces en acier, d’un prix de 78’000 francs, seront produites - les premières seront livrées d’ici la fin de l’année: «Tout est allé très vite, Philippe Dufour a parlé de mon projet à un collectionneur qui a tout de suite pris commande. A son tour, il en a parlé à un ami et le bouche-à-oreille a fait le reste. J’aurais pu prendre des dizaines de commandes mais Philippe m’a conseillé de commencer par en accepter dix pour pouvoir travailler sereinement.»

Une version en or de «L’Essentiel» suivra, également à raison de 25 pièces. La grande majorité des composants sont fabriqués et terminés à l’interne.

«Tout est allé très vite, Philippe Dufour a parlé de mon projet à un collectionneur qui a tout de suite pris commande.»

Les ateliers d'Hervé Schlüchter, dans une maison de maître du Renfer-Park à Bienne
Les ateliers d’Hervé Schlüchter, dans une maison de maître du Renfer-Park à Bienne

Le modèle est équipé du calibre HS-01, avec plusieurs référence à l’horlogerie classique, dont une ancre à moustache que l’on trouvait dans les montres de poche et qui a été adaptée à la montre-bracelet, ainsi qu’un hommage au balancier de type Guillaume.

La marque ne compte pas d’investisseurs – ou plutôt «les collectionneurs sont mes investisseurs», dixit Hervé Schlüchter, dont certains clients ont déjà payé l’intégralité du prix de leur montre afin d’encourager les travaux de l’horloger. Ses ateliers travailleront au rythme des saisons et des rendez-vous astronomiques – c’est pourquoi la marque a été officialisée le jour de l’équinoxe de printemps. «L’astronomie est la mère de l’horlogerie, elle nous donne également des repères dans cette aventure humaine», souligne celui qui s’inspire également des travaux d’Antide Janvier.

Tout ce qui doit durer est lent à croître!

Le créateur aime dire à son fils que les dinosaures voyaient la même lune que nous et que nous sommes juste de passage. «Creare durare», créer pour durer: telle est la devise des ateliers. Lors de notre viste, Hervé Schlüchter nous livre quelques-unes de ses inspirations, comme le pin de Bristlecone Mathusalem de Californie, âgé de plus de... 4800 ans. Tout ce qui doit durer est lent à croître!

A travers son projet, l’horloger veut aller à l’essentiel, à travers le message qui sera gravé sur la montre que l’on lèguera à ses enfants. «Cette plongée dans l’abyme du temps, de la vie, de l’essentiel, c’est ce qui attire les collectionneurs vers nos créations. Nous aidons à faire les liens dans l’arbre généalogique.» Ou le Tree of Life…

L'horlogerie existentielle d'Hervé Schlüchter

Si le cœur battant de la montre est classique, l’ambition de l’horloger, qui aime utiliser la suite de Fibonacci et le nombre d’or, est aussi d’innover en proposant de nouveaux type affichages. C’est dans un grimoire qu’il esquisse ses cadrans: d’abord l’intention, le message, la philosophie; puis l’affichage, qui précède la mécanique, «à la manière de George Daniels», autre référence du designer et constructeur horloger. Function follows form.

Son but est de se rattacher à la grande tradition des horlogers qui maîtrisent l’ensemble de cet art, loin des disciplines compartimentées de notre temps: «Il suffit de regarder les montres-écoles d’antan pour se rendre compte de la maîtrise technique d’alors: sonneries, doubles régulateurs… Ils fabriquaient tout! A l’époque, on appelait cela être horloger.» Pour lui, l’industrie aurait tout à gagner à revenir à ces exigences et cursus complets. Les écoles essaient d’ailleurs d’inverser la barre, alors que la branche elle-même se concentre toujours plus sur l’horlogerie mécanique de tradition et que les collectionneurs plébiscitent les grands artisans. Pour Hervé Schlüchter, l’horlogerie est un «art traditionnel qui permet à l’artiste de s’exprimer avec le plaisir d’être dans la matière».

Son but est de se rattacher à la grande tradition des horlogers qui maîtrisent l’ensemble de cet art, loin des disciplines compartimentées de notre temps.

Hervé Schlüchter, sous l'œil de Philippe Dufour
Hervé Schlüchter, sous l’œil de Philippe Dufour

Encore faut-il, pour reprendre les codes d’antan, être au bout de la bonne chaîne d’apprentissage entre maître et élève. Avec Philippe Dufour, il est à la meilleure école: «Il me fait penser à un chirurgien, à la recherche du geste juste. C’est déconcertant. Il n’y a pas de place pour l’approximation. C’est comme jouer au tennis avec Federer, ça paraît simple....»

Avec ce maître, à qui il continue aujourd’hui d’envoyer ses encres, Hervé Schlüchter explique se retrouver sur l’humilité.

Les collectionneurs, eux, sont des partenaires à plus d’un titre, puisque leurs commandes peuvent s’adresser à eux-mêmes, à leurs enfants, autant qu’à leurs parents. «Notre but est que les générations se retrouvent dans leur montre.» L’entretien se clôt sur deux autres citations. Celle de Clémenceau, «une vie est une œuvre d’art», qui encourage à l’indépendance de l’horloger. Et celle, existentielle elle aussi, d’Einstein: «Une vie heureuse, attachez-la à un but, non pas à des personnes ou des choses.»

L'horlogerie existentielle d'Hervé Schlüchter