omme on le sait bien, la période si particulière de la pandémie et des confinements a accéléré beaucoup de décisions – professionnelles comme privées – chez un grand nombre de personnes. Pour Guillaume Sireyx, cela a été le choix de l’indépendance et de l’entrepreneuriat. «J’approchais des 40 ans et je me suis dit: c’est maintenant ou jamais.»

Responsable de bureau technique et de la direction qualité chez Zenith, il cultive de longue date le rêve de créer sa propre structure. Il échange souvent à ce sujet avec sa collègue Marie-Aude Acker, responsable quant à elle de la planification et de la logistique dans la société du Locle. Tous deux se mettent à réfléchir à des domaines du secteur horloger qui restent sous-développés, où ils pourraient apporter de la valeur ajoutée. Un jour, Marie-Aude tombe, dans les archives de la marque, sur d’anciens composants pour pendules neuchâteloises. Et pourquoi pas?

Marie-Aude Acker et Guillaume Sireyx, les co-fondateurs de Keris

Douze ans auparavant, Guillaume avait déjà mené un projet dans la décoration d’intérieur. La pendule neuchâteloise, tombée en désuétude de longue date, fait le trait d’union entre mobilier, sculpture cinétique et mécanique horlogère. Un horizon créatif s’ouvre pour les deux associés en herbe, à la tête de leur nouvelle marque baptisée «Keris».

Reconstituer un réseau de fournisseurs

Ils commencent par étudier la physionomie du marché de la pendule. L’immense majorité des produits proposés fonctionnent à quartz et dans le segment du «mass market». Les fabricants de pendules mécaniques haut de gamme sont plutôt rares, tant la montre-bracelet domine le champ horloger contemporain. Parmi les sociétés dominantes sur le marché de l’horloge murale, on trouve Erwin Sattler en Allemagne ou Utinam en France. Sur des objets de plus petite dimension, on peut mentionner Qlocktwo ou encore L’Epée.

Mais concernant la pendule neuchâteloise traditionnelle, un segment encore plus spécifique, seul l’acteur historique Roger Wermeille de la société Le Castel (lire notre article) résiste encore et toujours. C’est décidé: après tout, on vient d’assister à la renaissance contemporaine du coucou (lire ici), c’est maintenant au tour de la pendule neuchâteloise d’être réinventée, en tant qu’«objet du temps»!

Le modèle alp’ de Keris

Mais ce n’est que le début d’un chemin ardu: il n’existe aucune chaîne logistique pour ce type d’objet – Le Castel, par exemple, ne travaille qu’avec ses propres stocks. Il s’agit d’improviser. Après avoir dessiné un mouvement de base, les deux associés partent en quête de composants de grand gabarit. «Pour le cœur du mouvement, nous avons opté pour un ressort enrouleur, qui est très commun dans d’autres industries, explique Guillaume Sireyx. Il offre l’avantage d’un couple constant, par rapport au ressort spiral.»

La marque trouve son salut grâce à des fabricants d’outillages sur mesure. Les matériaux utilisés sont sourcés localement: acier inoxydable, aluminium, verre sablé main, bois – y compris au moyen de l’impression 3D. L’intégralité des composants du mouvements proviennent du canton de Neuchâtel. Les éléments de l’habillage viennent également de Berne et de France voisine. Les deux associés se constituent un réseau d’une trentaine de fournisseurs pour concevoir les quelque 160 composants de leur premier modèle.

Lignes contemporaines

La pendule est un objet lent et contemplatif par excellence, auquel Keris entend donner une touche contemporaine. Imaginées avec l’aide d’un designer externe, les lignes sont épurées et trois ouvertures laissent entrevoir les composants du mouvement, dont l’échappement Graham. «Nous avons renoncé à deux éléments qui nous semblaient peu adaptés à la demande actuelle: le système de poids et le remontage traditionnel, remplacé par un simple bouton avec un geste simple», relève Guillaume Sireyx.

Au printemps 2021, un premier mouvement prototype est fonctionnel, puis sa version de «série» à l’hiver de la même année. La marque prend ses premières commandes l’année suivante: elle est autofinancée par les deux fondateurs et leur cercle de «family & friends». Leur premier modèle, «alp’», à la réserve de marche de 15 jours, est proposé à 11’900 CHF. «L’objectif est que nos horloges s’intègrent au mieux dans des intérieurs contemporains, explique Marie-Aude Acker. Nos tarifs se basent sur un concept de fabrication Swiss made, avec des composants de qualité. Nous proposons également un grand choix de personnalisations et nous destinons au segment haut de gamme.»

Pour sa distribution, Keris compte notamment sur des boutiques d’architecture d’intérieur et des concept stores, ainsi que sur des prescripteurs. Et les détaillants horlogers? «Pourquoi pas, mais c’est une affaire de place: nos horloges prennent du volume par rapport à une montre-bracelet», répond Guillaume Sireyx. La marque ouvrira également à terme son espace e-commerce.

Depuis l’an dernier, la société a aussi commencé à travailler en marque blanche, notamment pour d’autres compagnies horlogères sur des projets personnalisés ou sur des concepts d’architecture d’intérieur. Certaines s’intéressent également au réseau de fournisseurs constitué par la nouvelle marque.

Lauréats du Prix BCN Innovation pour leur concept de revitalisation d’un segment délaissé, les deux associés ne manquent pas d’idées, entre la création d’un mouvement mécanique standard pour pendules contemporaines ou l’ajout de complications. Avec eux, Neuchâtel pourrait bien retrouver sa place légitime sur la carte historique de la pendule.