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Ces entrepreneurs qui forgent une nouvelle scène horlogère

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mai 2023


Ces entrepreneurs qui forgent une nouvelle scène horlogère

Guillaume Laidet chez Nivada Grenchen et Vulcain, Etienne Malec chez Baltic ou encore Andrea Furlan chez Furlan Marri: tous font partie d’une nouvelle génération d’entrepreneurs de l’horlogerie, portée par l’essor du vintage, qui ont en commun de rendre accessibles des modèles inspirés du patrimoine. Très proches de leurs communautés respectives, ils sont à l’avant-garde de plusieurs tendances – dont une transparence inédite dans leurs démarches. Rencontre.

D

ans notre dernier numéro, nous dressions les portraits de maîtres-horlogers de nouvelle génération qui, comme nous l’écrivions, sont promis à «faire des vagues» dans l’industrie horlogère – et qui pour beaucoup alimentent déjà en sous-main plusieurs grands noms du circuit horloger.

Mais à côté de ces artisans qui travaillent à l’établi, il existe aussi une nouvelle vague d’entrepreneurs de l’horlogerie, partageant plusieurs traits communs: la volonté de rendre l’horlogerie plus accessible, l’utilisation du e-commerce et des réseaux sociaux pour nouer un lien direct avec leur communauté, une vraie passion pour l’horlogerie vintage, et la capacité innée à sortir le bon produit au bon moment – avec pour corollaire des modèles qui peuvent s’arracher en ligne en quelques minutes seulement.

Parmi les acteurs les plus en vue de cette nouvelle génération figurent Guillaume Laidet (Nivada Grenchen, Vulcain, Argon), Etienne Malec (Baltic), ainsi qu’Andrea Furlan (Furlan Marri), qui exposaient ensemble à Genève lors des salons du printemps.

Démocratiser l’offre néo-vintage

Là où les horlogers artisanaux écoulent quelques modèles par année à plusieurs dizaines voire centaines de milliers de francs, eux préfèrent proposer plusieurs milliers de modèles à quelques centaines de francs. En cela d’ailleurs, ces deux typologies distinctes – les artisans et les entrepreneurs – d’une même génération forgent véritablement une nouvelle scène horlogère, à tous niveaux de prix.

Ces nouveaux entrepreneurs ont aussi la particularité de donner une place de choix à leur communauté dans leur propre évolution: nul hasard, ainsi, s’ils commencent souvent par proposer des mouvements asiatiques, fiables mais standards, mettant plutôt l’accent sur un design spécifique, avant de passer éventuellement par la suite à du Swiss made. Les labels sont moins importants que la transparence de la démarche. Et le vrai mot-clé est celui d’accessibilité dans tous les sens du terme: être inclusif là où le luxe horloger devient toujours plus exclusif.

Guillaume Laidet (Nivada Grenchen, Vulcain, Argon)
Guillaume Laidet (Nivada Grenchen, Vulcain, Argon)

Certains d’entre eux ont d’ailleurs fait leurs armes dans le haut de gamme et la grande tradition avant de se lancer dans l’entrepreneuriat. Ils connaissent ainsi intimement les codes du luxe, notamment dans leur communication très soignée, qu’ils appliquent ensuite à un segment beaucoup plus accessible.

C’est le cas, par exemple, de Guillaume Laidet, qui a travaillé chez Jaeger-LeCoultre avant de fonder la marque d’inspiration vintage William L. 1985, qu’il a depuis lors revendue. C’est à travers le site de financement participatif Kickstarter qu’il a débuté, comme Etienne Malec, qui a également utilisé ce moyen pour lancer sa marque Baltic. Les deux entrepreneurs en herbe ont fait connaissance à ce moment, au sein d’un réseau de nouvelle génération qui entend bien changer la donne dans l’industrie horlogère.

S'inscrivant dans la tendance des montres en acier à bracelet intégré, Nivada Grenchen vient de rééditer un modèle de 37 mm de 1977. La F77 a été proposée à un peu plus de CHF 1'000, en pré-commande durant 77 heures seulement.
S’inscrivant dans la tendance des montres en acier à bracelet intégré, Nivada Grenchen vient de rééditer un modèle de 37 mm de 1977. La F77 a été proposée à un peu plus de CHF 1’000, en pré-commande durant 77 heures seulement.

«L’esprit des pré-commandes nous convient bien, souligne Guillaume Laidet. Celles-ci permettent de donner la meilleure valeur et de faire participer notre communauté, tout en évitant les excès d’inventaires.» Un système idéal pour «prendre la température avant un lancement», confirme Andrea Furlan, qui a lancé sa marque Furlan Marri plus récemment, après une expérience auprès du maître-horloger Dominique Renaud, et utilise également ce moyen pour vendre ses modèles à mouvement «mechaquartz» inspirés des années 1940, lui ayant valu le Prix de la  Révélation Horlogère dès sa première participation au  Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2021.

Toucher les collectionneurs aussi

Le sérail horloger commence ainsi, bon gré mal gré, à accepter ces nouveaux venus qui imposent des pratiques bien différentes de la tradition. Et les collectionneurs aussi, précise Andrea Furlan: «Dès nos débuts, à côté de jeunes intéressés par le vintage, nous avons compté des clients possédant déjà une très belle collection horlogère. Ce ne sont pas des modèles que l’on a honte de porter à un dîner de collectionneurs.»

Etienne Malec (Baltic)
Etienne Malec (Baltic)

Ceux-ci sont «avides de nouveautés, toujours à la recherche de la nouvelle pépite horlogère, poursuit Guillaume Laidet. Face aux blocages dans la distribution des nouveautés les plus prisées, souvent non disponibles et hors de prix, nous offrons une alternative intéressante.»

A 580 euros et dotée d'un mouvement Miyota, la montre de plongée Aquascaphe figure parmi les modèles bestsellers de Baltic.
A 580 euros et dotée d’un mouvement Miyota, la montre de plongée Aquascaphe figure parmi les modèles bestsellers de Baltic.

Créer de la désirabilité à des prix très abordables (environ 500 francs pour les premiers modèles de Furlan Marri) fait aussi partie de la recette pour ceux qui utilisent très habilement la notion de commande limitée, en acceptant par exemple des ordres sur 24 heures uniquement.

Esprit de partage

Ils ont aussi en commun de ne pas rechigner à collaborer entre eux, revenant en cela à l’esprit qui régnait dans l’industrie avant la mondialisation du luxe. «Nous sommes certes concurrents, mais parfois nous nous entraidons, car nous nous rendons compte qu’il y a de la place pour tout le monde, avec le nouvel afflux de clients que vit l’horlogerie», souligne Etienne Malec. C’est d’ailleurs lui qui a récemment introduit le maître-horloger Theo Auffret à Guillaume Laidet qui, en véritable sérial-entrepreneur horloger 3.0, vient de lancer avec lui la marque expérimentale Argon, également présente sur leur espace commun d’exposition à Genève.

Andrea Furlan (Furlan Marri)
Andrea Furlan (Furlan Marri)

Tous ont conscience de participer à former une «scène horlogère qui n’existait pas vraiment il y a une décennie», celle d’une horlogerie en dessous de 1’000 francs en distribution directe et qui parle à de véritables amateurs d’horlogerie, loin du segment «fashion», et tenu par des membres d’une nouvelle génération maîtrisant les codes du luxe.

Doté du mouvement G100 de La Joux-Perret, l'élégant modèle Salmon Sector à CHF 1'250 de Furlan Marri est très prisé.
Doté du mouvement G100 de La Joux-Perret, l’élégant modèle Salmon Sector à CHF 1’250 de Furlan Marri est très prisé.

Leur stratégie rencontre par ailleurs celle de grands assembleurs, basés historiquement en Asie, qui pivotent leur modèle pour proposer des solutions sur mesure à ces nouveaux venus, en mode «réaction rapide», avec une grande flexibilité de production sur des séries limitées. L’un des champions de la discipline est Remi Chabrat, fondateur de Montrichard, à qui nous avions rendu visite à Hong Kong et dont nous avions visité les ateliers de Shenzhen il y a quelques années. Après avoir mis en place son propre «incubateur» destiné aux nouveaux acteurs de la scène horlogère, il s’est allié à Guillaume Laidet pour relancer la marque Nivada Grenchen.

Transparence de la production et de la distribution

Si la vente directe en ligne est privilégiée par ces acteurs, lui voit aussi de belles opportunités s’ouvrir dans la distribution classique: «Les groupes horlogers ont retiré une immense part de revenu aux détaillants multimarques traditionnels, qui sont par la force des choses en train de s’ouvrir à de nouveaux acteurs. Nous en profitons. D’une certaine manière, nous devons une fière chandelle à nos confrères qui les désertent!»

Mais les modes de fonctionnement des détaillants traditionnels peuvent «clasher» avec les pratiques de ces nouveaux venus. «Les détaillants avec qui nous travaillons ne veulent rien nous communiquer sur les clients qui achètent nos montres», relève Andrea Furlan, qui, comme ses pairs, se base largement sur la science de la «data» pour créer de la désirabilité autour de sa marque. De son côté, Guillaume Laidet souligne avoir pu développer certains modèles directement grâce aux feedbacks de ses abonnés sur Instagram.

«Ce qui est important, tant dans la production que dans la distribution, c’est la transparence», insiste Andrea Furlan. Des pratiques nouvelles, en amont comme en aval…

«Je préfère dire que mes fournisseurs sont en Chine, plutôt que de devoir détourner les yeux quand on me pose la question de l’origine de mes composants, s’exclame Etienne Malec. Sur ce point, il y a toujours eu un tabou dans l’horlogerie suisse, depuis très longtemps. D’une certaine manière, nous obligeons à la transparence. Nous avons réalisé l’une des premières campagnes Kickstarter basées sur un mouvement chinois et cela ne nous a pas empêchés de nous développer. Ce qui est important, au-delà du label, c’est plutôt de savoir distinguer ce qui fait un produit Swiss made à 500 francs ou un produit Swiss made à 500’000 francs.»

Renouveler des marques vintage

Parfois, ces deux mondes se rencontrent… pour le meilleur: récemment, Guillaume Laidet est devenu consultant pour la marque historique Vulcain, qui cherchait à se relancer. Un travail de redéfinition a été mis en œuvre très rapidement, allant du positionnement prix à la distribution directe, en passant par la réédition de certains modèles iconiques. «La marque n’avait jamais vendu une seule montre en ligne, or sur les deux derniers mois de l’an passé elle a fait un chiffre d’affaire de plus d’un million de francs en ligne après l’introduction du e-commerce», révèle Guillaume Laidet.

D’une certaine manière, la pandémie a été vécue comme un accélérateur des affaires de ces entrepreneurs, touchant en priorité une clientèle locale, sans trafic physique ni dépendance au tourisme d’achat. «Nous cassons la barrière de la distance en étant capables de livrer partout dans le monde, souligne Etienne Malec. Nous vendons des modèles Baltic dans plus de 70 pays mais 80% de nos ventes se font aux Etats-Unis. Le e-commerce est de loin notre premier canal de vente, devant le réseau physique. C’est un changement de paradigme: auparavant dans l’industrie, le digital venait en complément du physique, aujourd’hui, c’est le réseau physique qui vient en complément du digital.»

Depuis novembre 2021, Guillaume Laidet conseille également la manufacture horlogère historique Vulcain.
Depuis novembre 2021, Guillaume Laidet conseille également la manufacture horlogère historique Vulcain.

Autre élément jouant en leur faveur: ils proposent un produit s’inspirant des grandes références du milieu, alors que les modèles les plus prisés des collectionneurs sont souvent gardés au coffre pour raison de sécurité. Là aussi, une forme de complémentarité opère entre les modèles que l’on porte et les modèles dans lesquels on investit (même si certains modèles de Furlan Marri ont vu leur valeur décupler en ligne suite à l’arrêt des prises de commandes sur leur première série!). Et si la vague vintage, qui les porte en ce moment, devait s’arrêter? N’est-ce pas là le plus grand risque qu’ils courent en tant que marques encore en construction?

«Comme nous sommes très proches de notre communauté, nous pourrons certainement nous adapter aux changements qui viendront inexorablement, répond Andrea Furlan. Notre philosophie est très participative. Et elle passe beaucoup par les réseaux sociaux: quand je vois des gens que je suis en ligne, je reconnais souvent leur poignet avant leur visage!»

Et Guillaume Laidet de conclure: «C’est sûr qu’à travers Instagram, on sera à l’affût de toute nouvelle tendance, pour être le plus agile possible. Mon bureau, c’est mon téléphone, en contact direct avec notre communauté. Demandez à ma copine, je ne suis pas sûr que cela lui plaise tant que ça…»