e parcours d’Adnane Kerd, le fondateur de Guebly, est international. Il nous le détaille lorsque nous le rencontrons à l’Hôtel d’Angleterre, à Genève. Après avoir grandi entre la Tunisie et la France, il part à Ningbo en Chine pour travailler dans l’import-export, avant de passer par Londres et Casablanca.
«Mais il y a eu une constante tout au long de mon parcours professionnel: j’ai toujours collectionné les montres – à vrai dire depuis que, tout petit, mon père m’a emmené à une brocante où j’ai acheté un modèle Swiss made avec Tintin en peinture miniature… A l’âge de neuf ans, je maniais déjà la loupe. Et en tant que collectionneur qui se respecte, on imagine toujours la pièce de ses rêves. Si on sait dessiner, on la dessine. Et j’ai fini par la dessiner, en 2016!»
Ses études de micro-constructeur, spécialisé dans la conception et industrialisation en microtechnique, lui donnent naturellement un avantage à l’heure de la conceptualiser. Mais un écueil se pose: comment entrer dans le monde de l’horlogerie, en passant du dessin, forcément idéalisé, à la production? «L’horlogerie me passionnait mais c’était tellement compliqué d’aller vers ce milieu. Quand on est passionné, on rêve… J’étais très intimidé.»
«En tant que collectionneur qui se respecte, on imagine toujours la pièce de ses rêves. Si on sait dessiner, on la dessine. Et j’ai fini par la dessiner!»

Changement de vie
Il commencé par faire «de petits sketchs», pour voir où cela peut mener, puis passe à la construction sur le logiciel SolidWorks, qu’il maîtrise de par sa formation. Il découvre aussi le potentiel de l’impression 3D, alors en plein développement, qui lui permet de sortir un premier prototype qu’il montre à d’autres amis passionnés. Ceux-ci le mettent au défi: s’ils la réalisent, ils l’achèteront. «Ce design, je l’ai imaginé avec des considérations esthétiques mais aussi fonctionnelles. C’est, à quelques lignes près, le même dessin que la pièce que je vous présente aujourd’hui. Le summum du respect, c’est d’acheter le produit de quelqu’un, on donne son argent donc son temps. Cela m’a encouragé dans ma démarche.»
-
- Adnane Kerd avec Hamdan Bin Humaid Al Hudaidi, fondateur de la boutique Perpétuel à Dubaï.
Mais il ne peut plus continuer à avancer sur son seul temps libre: en 2017, il prend la décision de vendre sa société et de reprendre l’école pour suivre des cours d’horlogerie à Besançon. Il précise qu’il le fait par «pure passion», car «devenir horloger, cela ne veut rien dire sans dix ou quinze ans d’expérience» et qu’il ne prétend donc pas à ce titre.
«Parallèlement, je vais rencontrer de nombreux professionnels et mes exigences s’affinent au fil des années», poursuit Adnane Kerd. D’un concept de «belle montre», il se rapproche de la Haute Horlogerie. «Car je continue aussi à collectionner et apprécie d’autant mieux ce concept, le soin des finitions, le respect de l’artisan indépendant avant la marque.»

Une «dream team»
Mais tout cela prend du temps, il teste plusieurs fournisseurs, les années passent. «Au bout d’un moment, on m’a pris pour un fou: ce type qui parle tous les jours de son projet, mais dont on ne voit rien de concret aboutir… C’était une pression un peu indirecte, mais je savais que je pouvais y arriver. Il me fallait juste rencontrer les bonnes personnes, car je tenais avant tout à m’entourer des meilleurs, que ce soit sur la montre elle-même, le bracelet ou encore l’écrin.»
Petit à petit, il constitue sa «dream team» horlogère. «Il fallait qu’elle soit à la hauteur de mes exigences et surtout de celle de mes amis collectionneurs auprès desquels je m’étais engagé. Cela veut dire être au niveau de ce que je peux collectionner, voire au-dessus. Chacune des étapes devait être confiée à des artisans ultra-qualifiés et j’ai vite appris que les plus doués travaillent toujours pour eux-mêmes. C’est un peu comme un jeu de poker, on cherche les bonnes cartes et à la fin on doit avoir la quinte flush royale!»
La première personne à qui il fait confiance est Nathalie Jean-Louis, ancienne de Greubel Forsey devenue spécialiste de l’anglage et de la décoration. Suivent Jérôme Crevoisier, directeur chez Voutilainen, en charge de l’habillage; Christophe Beuchat, ancien patron de Comblemine, associé à Sylvain Pinaud pour l’usinage des ponts et platine; et Atelier Jean Rousseau pour les bracelets. «Il y a les compétences, bien sûr, mais une caractéristique commune est aussi vite ressortie: ce sont toutes des personnes de grande valeur humaine, très sympathiques et avec lesquelles il est agréable de travailler. C’est tout aussi important, car mon projet affiche des valeurs familiales!»
-
- Guebly: le nom original vient de celui d’un vent du désert.
Au fait, d’où vient le nom «Guebly»? Il s’agit du terme désignant un vent chaud du désert, qui souffle très subtilement mais peut vite entraîner une insolation si l’on n’y prend garde. «En été, de 11h à 18h, en Tunisie, nous restons à l’intérieur pour nous en protéger et profiter de la vie de famille… et pendant ce temps les touristes qui ne se méfient pas souffrent d’insolation et de coups de soleil.» Un vent pour «connaisseurs» ou «sachants» en quelque sorte… «Et c’est ce qui nous a toujours permis de nous retrouver en famille, de nous rassembler, ajoute Adnane Kerd. De manière similaire, le projet horloger devenait ma deuxième famille, composée d’artisans.»
«J’ai vite appris que les plus doués des artisans travaillent toujours pour eux-mêmes. Petit à petit, le projet horloger devenait ma deuxième famille.»
Et finalement…
Au fur et à mesure, le projet évolue dans les finitions et certains détails, comme le logo, qui passera par quatre itérations avant de déboucher sur la version définitive réalisée par le typographe Johann Terrettaz. Quant au design final de la pièce, il a été amélioré par Eric Giroud, sur la base des dessins élaborés au fil des années par Adnane Kerd. «Huit années de travail, précise celui-ci, et en seulement trois heures il a identifié très précisément ce qui devait être modifié pour que le dessin soit abouti. Il faut travailler avec des gens qui ont beaucoup d’expérience. Le temps ne se rattrape pas… D’ailleurs, même les très mauvaises rencontres m’ont servi de formation, car toutes les expériences paient.»
Cette montre, Adnane Kerd dit «ne pas l’accepter» tout de suite. «On a toujours ses doutes après une si longue gestation. Est-ce qu’on a réellement le bon produit sous les yeux? Mais elle à mon image. Et aujourd’hui, je finis par la trouver très belle (rire).»
Le modèle Prologue pourrait être qualifié de sport-chic avec son boîtier en titane, son cadran bleu profond et sa seconde rétrograde. La construction du mouvement automatique, équipé d’un micro-rotor, a été entreprise par Olivier Mory et finalisée par l’atelier de Sylvain Pinaud. L’assemblage se fait à Genève. Il s’agit de la bouche de son créateur, d’une «pièce pour tous les jours, agréable à porter et à regarder, quel que soit le contexte». Et de préciser qu’il a, là encore, pris «énormément de temps» à trouver le pantone du bleu du cadran, intemporel, qui fasse rêver: «Mon fournisseur me disait: tu veux le bleu Patek, le bleu Vacheron ou le bleu Journe? Mais je voulais faire mon bleu! Je peux être qualifié de jusqu’au-boutiste…»
Il insiste aussi sur l’importance de son travail de préparation: «Si tu ne connais pas à fond les nuances, tu risques de choisir le moins bon composant au plus haut prix. Connaître la distinction entre des index diamantés ou polis vrac, c’est essentiel. Nous avons appliqué une sous-couche blanche sous le SLN pour améliorer la luminescence, ce qui implique de faire la décalque avant. Et pour la matière, je voulais faire une montre facile à porter, d’une certaine façon qu’on puisse l’oublier tout en sachant qu’elle est bien là. Le titane était un choix naturel, y compris pour le mouvement, afin de garder la cohérence maximale de couleurs et finitions.»
La cohérence, on l’aura compris, est la moindre des exigences de ce puriste. Le modèle, produit à 20 pièces au prix de 32’800 CHF, est déjà sold out. La marque travaille avec un réseau de détaillants spécialisés dans les marques indépendantes, comme Perpétuel à Dubaï ou The Limited Edition à Londres. «Après tous ces efforts, il fallait travailler avec des gens qui comprennent vraiment ce que nous faisons.»
«Mon fournisseur me disait: tu veux le bleu Patek, le bleu Vacheron ou le bleu Journe? Mais je voulais faire mon bleu! Je peux être qualifié de jusqu’au-boutiste…»