epuis quelques années, le monde horloger a vu arriver un nombre croissant de nouveaux acteurs. Certains ont réussi à s’établir sur la durée. Mais ils restent rares, car la gestion du «long terme» est tout aussi délicate dans l’industrie de la mesure du temps qu’ailleurs. Les projets sur Kickstarter dénotent autant d’opportunistes surfant sur une vague éphémère que de démarches plus mesurées et pensées pour durer.
Tout concourt à classer la start-up Semper & Adhuc («depuis toujours et jusqu’ici» en latin) dans la seconde catégorie. Cette initiative s’inscrit en réalité dans un phénomène qui dépasse de loin l’horlogerie mais qui y trouve un ancrage naturel: le retour à la consommation locale, avec la valorisation d’une relation de proximité. Où l’on connaît généralement personnellement autant celui qui nous vend une botte de poireaux au marché que l’artisan qui nous confectionnera une montre, mécanique de préférence, bien loin de la standardisation mondialisée.
- Le modèle Immédiate Originale
Mouvements vintage, vision contemporaine Après une formation en horlogerie à Morteau et un passage en Suisse chez Patek Philippe, Colin de Tonnac a réuni plusieurs ingrédients pour réaliser son rêve de marque horlogère artisanale et indépendante (sans être inaccessible): celle-ci sera Made in France, d’inspiration vintage et surtout aura recours à des calibres mécaniques anciens, qu’elle emboîtera pour leur donner une nouvelle vie.
- Colin de Tonnac, fondateur de Semper & Adhuc
Un concept qui n’est pas totalement nouveau en horlogerie: la marque suisse Armand Nicolet le met en pratique depuis plusieurs années, tout comme Vortic aux Etats-Unis (cela lui a d’ailleurs attiré les foudres du Swatch Group, qui lui a intenté un procès pour l’utilisation de mouvements et composants vintage Hamilton).
Semper & Adhuc se préserve de tracas judiciaires en employant d’anciens calibres «orphelins» issus de modèles fondus pour les métaux précieux de leur boîtier et dont les mouvements se retrouvaient dans des tiroirs. Colin de Tonnac a pris l’habitude depuis ses années d’études horlogères d’écumer les marchés afin de trouver d’anciens mouvements mécaniques: «Au début, c’était pour me faire la main, mais c’est rapidement devenu bien davantage, une vraie passion pour ces calibres laissés de côté et pourtant encore en état de marche», nous explique-t-il.
La plupart des calibres utilisés sont d’anciens mouvements helvétiques Schild (des années 1930 aux années 1970), mais l’horloger essaie aussi de trouver des calibres de l’ex-France Ebauches, la manufacture de mouvements hexagonale disparue en 1994.
- Le modèle Inopinée Classique
Réseau de fournisseurs «recyclés»
«L’horlogerie française a perdu de sa superbe depuis la crise du quartz, dont la Suisse a su se relever bien plus efficacement. Mais il y a une meilleure dynamique depuis quelques années: beaucoup de pays à travers le monde se redécouvrent une proto-industrie horlogère qui était tombée dans l’oubli», constate Colin de Tonnac.
Produire à Bordeaux, loin de l’arc jurassien franco-suisse et son vaste parc de machines, n’était cependant pas un choix évident. L’entrepreneur a mis en place un réseau régional de fournisseurs, qu’il a convaincu de se détourner quelques heures par semaine de leur activité traditionnelle dans la sous-traitance micromécanique pour l’aérospatiale, la défense ou le secteur médical afin de fabriquer des composants horlogers pour Semper & Adhuc.
- Les fournisseurs des composants des montres Semper & Adhuc en France. La plupart ne travaillaient pas pour l’horlogerie par le passé.
Avec 150 pièces fabriquées depuis une année, la marque horlogère n’offre certes pas un carnet de commande à même d’occuper pleinement un sous-traitant. Mais son projet séduit, qui s’inscrit dans une renaissance de l’artisanat régional. La région Nouvelle-Aquitaine a d’ailleurs soutenu l’acquisition de matériel par la start-up bordelaise. Cette dernière a aussi pu compter sur une désormais incontournable campagne Kickstarter pour lever un peu plus de 100’000 euros en septembre 2018 et commencer à concrétiser son projet.
Mieux que du recyclage, du «surcyclage»
«Dans le contexte actuel et avec tous les débats récents qui l’ont entaché, le label Swiss made n’est peut-être plus aussi puissant qu’auparavant, souligne Colin de Tonnac. Cela permet à des offres alternatives de se mettre en place dans d’autre pays, avec un ancrage régional fort, en contre-coup à une mondialisation elle aussi critiquée.» De l’horlogerie de terroir en plein pays de Cocagne, donc!
Le concept très contemporain d’«upcycling» (le «surcyclage» en bon français), soit faire du neuf encore plus valorisé avec de l’ancien, touche par ailleurs une corde sensible, que le mode de vie frugal imposé par le confinement lié au coronavirus risque bien de renforcer encore. Semper & Adhuc s’inscrit donc dans l’émergence de plus en plus plébiscitée d’une économie circulaire.
- Le modèle Inopinée Originale
Le design des montres fait écho aux mouvements qui les habitent: en un mot, vintage, avec des spécificités de formes et des originalités de cadrans (comme le retrait de certains index). «Je ne suis pas designer de métier mais je m’entoure d’un réseau d’amis graphistes pour faire naître ces montres, explique Colin de Tonnac. Je m’inspire notamment de cartes anciennes et d’archives pour dessiner les modèles.»
- Un mouvement Schild AS 1012 vintage utilisé dans les modèles de Semper & Adhuc.
D’un prix de 1’500 euros, les modèles de Semper & Adhuc sont aujourd’hui disponibles uniquement en ligne. Le modèles d’affaires, comme pour beaucoup de start-up horlogères, était basé dès l’origine sur la vente directe. Ce qui est peut-être une chance alors que le e-commerce horloger est le seul canal qui montre encore quelques signes de vie en période de confinement.
«Les marges que j’offre ne seraient peut-être pas suffisantes pour les détaillants traditionnels, poursuit l’entrepreneur. J’envisage plutôt un système innovant, qui commence à être de plus en plus pratiqué en horlogerie, dans lequel les clients deviennent eux-mêmes vendeurs et ambassadeurs de la marque, en touchant une commission sur les nouveaux clients qu’ils amènent.»
Vendre à un ami une montre née grâce à un mouvement recyclé, inspirée par des archives et fabriquée par des artisans reconvertis: en matière d’économie circulaire, on ne peut guère faire mieux!