n peine à imaginer que Sainte-Croix, petite bourgade de moyenne montagne un peu assoupie à l’ombre du Jura, a rassemblé autant de grands noms des arts mécaniques. Et par «art», n’entendez pas de modestes ateliers. Il s’agit plutôt d’usines où des centaines d’employés produisaient des objets mécaniques convoités dans le monde entier: caméras Bolex, machines à écrire Hermes ou encore tourne-disques Thorens. Sans oublier la grande spécialité industrielle de la région, datant des années 1810: les boîtes à musique, dont l’entreprise Reuge sera le porte-étendard au cours du XXème siècle.
Mais l’avènement de l’informatique et de l’électronique bouleverseront l’écosystème industriel local. La ville assiste, impuissante, à une chute drastique de sa population, avec de surcroît, la perte d’un patrimoine unique et irremplaçable. En effet, en 1996, un groupe d’industriels japonais acquiert la fameuse collection de Guido et Jacqueline Reuge pour constituer à Kyoto le Guido Reuge Museum. Les habitants de Sainte-Croix assistent alors au départ de près de 800 pièces, véritable trésor de l’histoire de la mécanique musicale.
2018 devait cependant, apporter d’excellentes nouvelles pour la petite commune. Le 24 août de cette année-là, Le Temps publie un article intitulé «Pour que la mélodie des automates ne s’arrête pas». Le journal y rappelle les difficultés de la commune de Sainte-Croix à rassembler les fonds requis pour l’achat de l’inestimable collection du Musée Baud, constituée de 240 chefs d’œuvre des arts mécaniques (automates, boîtes à musique, oiseaux chanteurs). Ces joyaux d’inventivité, témoins uniques du savoir-faire des artisans de la région, étaient depuis 1955 exposés au public à L’Auberson, juste à côté de Sainte-Croix.
Fort heureusement, peut-être grâce l’écho rencontré par ce même article, 170 généreux donateurs ont permis de rassembler les deux millions de francs suisses nécessaires au rachat de la collection. Dans la foulée de ce sauvetage in extremis est né le projet de regrouper dans un même édifice les trois musées locaux: le musée Baud, le Centre international de la mécanique d’art (CIMA) et le Musée des arts et sciences.
Ce récent succès de préservation du patrimoine va de pair avec une vitalité créative renouvelée. La commune de Sainte-Croix peut retrouver le sourire: elle attire à nouveau des talents venus du monde entier, en quête d’un écosystème unique dans les arts mécaniques. Aux premiers «pionniers» venus s’installer ou se réinstaller dans les années 1980 s’ajoutent aujourd’hui de nouveaux artisans-entrepreneurs. Dans un périmètre de quelques rues à peine, cohabitent le marqueteur sur cadrans Bastien Chevalier, l’horloger indépendant Vianney Halter, les marques De Bethune et Reuge ou encore Sylvain Pinaud et François Junod, tous deux récompensés au dernier Grand Prix d’Horlogerie de Genève.
Un portrait de François Junod
Il aurait pu vivre de son talent pour la sculpture ou devenir, selon ses propres mots, «fabricant de caméras pour le cinéma». La magie des films de Georges Méliès (1861-1938) le fascine tout autant que les mécanismes de précision complexes. Bienveillant et au succès modeste, les qualificatifs ne manquent pas à l’appel. François Junod est fabricant d’automates, un art redécouvert à la faveur de deux projets exceptionnels co-signés avec la maison joaillère Van Cleef & Arpels. Niché dans les montagnes de son Jura suisse natal, son atelier recèle de merveilleux trésors, et pulse d’une incessante activité rajeunie. S’y rendre est un privilège rare que l’on savoure longtemps après l’avoir quitté, une gourmandise délicieuse.
«La vie d’un artiste, enfermé dans un cabinet, occupé de recherches, n’est ni instructive ni amusante; elle consiste dans son travail», écrivait Ferdinand Berthoud en 1802 dans son Histoire de la mesure du temps. Cette assertion s’applique aujourd’hui encore à la plupart des artisans qui ont fait le choix d’avoir leur passion pour métier. Ils ne comptent pas les heures passées dans un atelier qui se transforme, au fil des années, en une extension de leur espace privé.
- La séduisante Automate Fée Ondine de Van Cleef & Arpels, parée d’une robe lumineuse sertie de pierres précieuses, semble plongée dans ses pensées. Cette pièce unique est le fruit de sept années de travail et d’une étroite collaboration avec l’automatier François Junod.
L’accueil chaleureux que l’artiste François Junod et son équipe réservent au visiteur lui fait presque oublier le privilège du temps accordé. En passant le porche de l’atelier, vous êtes plongé dans une forme d’intimité. Déroutantes à première vue, les installations ne ressemblent à aucune autre et ne rentrent dans aucune case – ou s’insèrent plutôt dans de très nombreuses: des machines-outils des années 1950 en parfait état cohabitent avec un espace de moulage pour sculpture, la mécanique de précision avec des décors de théâtre. François Junod lui-même peine à définir sa profession: «automatier», risque-t-il, avant de s’empresser d’ajouter que c’est «un mot qui n’existe pas» et de préciser qu’il s’inscrit «dans la lignée des grands fabricants d’automates français exerçant de la fin du XVIIIème siècle jusque dans les années 1960».
Inspirations cinématographiques
Toutefois, les premières heures du cinéma l’intriguent: ces images animées, un authentique art en mouvement, dissimulent des secrets aussi merveilleux qu’un tour de magie d’Harry Houdini (1874-1926). «Les petits films de Meliès me fascinent, explique François Junod. Il a été le premier à faire disparaître des acteurs de cinéma dans un nuage de fumée. Il fabriquait lui-même ses caméras, car les frères Lumière voyaient en lui un concurrent. Mais il produisait aussi ses décors, en plus de filmer et d’éditer. Il était polyvalent.»
Très vite, François Junod démonte et étudie le fonctionnement de quelques caméras Bolex. Il a trouvé d’ailleurs un emplacement assez insolite pour une dizaine d’entre elle : accrochées en enfilade à un fil pendu au plafond, un peu comme du linge étendu aux fenêtres dans un village méditerranéen. En cherchant bien, le curieux pourra peut-être y trouver quelques rares exemplaires comme une caméra argentique Paillard-Bolex H16, fabriquée seulement entre 1935 et 1976. François Junod concilie ainsi son métier avec un goût immodéré pour de petits objets mécaniques venus d’un autre temps. L’un semble nourrir l’autre.
- Sur l’automate Floraison du Nénuphar de Van Cleef & Arpels, le papillon agite ses ailes d’émail plique-à-jour traversées par la lumière. Il s’élève au-dessus d’un dôme d’or jaune serti de saphirs jaunes en deux nuances, de grenats spessartites et de diamants qui brillent comme le soleil au centre d’une délicate corolle. Un nénuphar et une tige apparaissent, attirant le regard vers un bouton de fleur en or rose, laqué de la même façon. Pour compléter la création, une fée en or blanc sertie de trois nuances de saphirs bleus orne la base de l’objet, où un anneau rotatif affiche les heures.
Notre société «über-digitalisée» nous incite pourtant à rejeter ces technologies pour beaucoup désuètes et inadaptées. François Junod puise aussi sa créativité dans la culture nippone, sa deuxième grande source d’inspiration. Ou plutôt, il s’appuie sur un exemple qui conforte le bien-fondé de ses convictions professionnelles: «Si la robotique s’est tant développée au Japon, c’est parce qu’il existe la tradition des Karakuri ningyō, dit-il. Tous les Japonais connaissent les automates anciens en bois.» Ces «poupées animées» exclusivement produites durant la période Edo (1603-1863), font aujourd’hui l’objet d’un culte dans le pays. Les rares artisans autorisés à les restaurer et à les reproduire sont considérés comme des «trésors nationaux». En d’autres termes, l’Etat japonais assume leur indépendance financière en leur octroyant une rente à vie. Un privilège inimaginable en Europe.
Un métier incompris
Comme son grand-père Samuel et son père Robert, François Junod suit à Sainte-Croix la même école pratique: le Centre professionnel du Nord vaudois, en filière mécanique. Alors qu’il s’imagine passer ses journées à démonter pléthore d’objets mécaniques, il déchante vite car il comprend que cette formation prépare avant tout la future main-d’œuvre destinée aux innombrables entreprises qui ont consolidé la réputation de la région, comme les machines à écrire Paillard, où son arrière-grand-père John a travaillé quarante ans de 1879 à 1919, ou l’entreprise de boîtes à musique Reuge, cliente de la fabrique de son père, Jost S.A. cartonnage.
Quelques stages décevants vont le convaincre de tenter sa chance ailleurs. Il intègre alors l’Ecole des Beaux-Arts de Lausanne. Sa famille lui augure un avenir de misère: l’image du «poète maudit» a encore la vie dure. Et pourtant, il nous confie que «les Beaux-Arts de Lausanne ont été une révélation». Ce montagnard goutte en effet aux charmes de la pratique artistique, sans toutefois renier son terroir et sa culture de la mécanique. On ne s’étonnera donc pas qu’il fasse référence, lors de notre entretien, à l’artiste fribourgeois Jean Tinguely (1925-1991) et plus particulièrement à sa sculpture mobile Eureka, produite en 1964 à l’occasion de l’Exposition nationale suisse.
- L’automate Éveil du Cyclamen s’anime sur un socle composé de deux pièces d’aventurine verte et d’une coupe de jade violet.
Après un court séjour dans un atelier parisien de sculpture, il revient s’installer à Sainte-Croix et fait la connaissance de Michel Bertrand, fabricant d’automate français, «réfugié» en Suisse. Cet artisanat ne rencontre alors guère d’attrait. Seule une riche clientèle japonaise, amatrice de «Pierrots», s’intéresse aux automates écrivains musicaux imaginés par Gustave Vichy (1839-1904).
François Junod se remémore ses débuts d’automatier: «Lorsque j’ai commencé avec Michel Bertrand en 1980, c’était un métier incompris. J’ai appris avec lui et en visitant les musées. La fin du XVIIIème siècle représente le sommet des automates, avec, par exemple, les oiseaux siffleurs de Pierre Jacquet-Droz (1721-1790), l’écrivain d’Henri Maillardet (1745-1830) ou encore le magicien de Pierre-Louis Stevenard (1801-1883).»
Au début des années 1990, François Junod décide de vivre de son art. Il acquiert un atelier et se lance dans la construction d’automates. Mû par une conviction inébranlable, il entame alors une longue traversée du désert qui durera plusieurs années, au cours desquelles il continue son apprentissage en restaurant des automates de collectionneurs privés ou de musées. Il a souvent recours à un réseau de professionnels et d’amis de la région: sculpteurs, horlogers, mais aussi couturières pour habiller ses créations.
Par un heureux hasard de circonstances, il connaît parfaitement son nouvel atelier pour y avoir passé une partie de son enfance. Il s’agit des anciens locaux de l’entreprise de cartonnage de son père. Celui-ci accepte d’ailleurs de dessiner, à la plume et aux crayons de couleur, tous les dessins techniques des projets de François Junod. Père et fils partageront ainsi une même passion pendant 20 ans. Sa ville, son réseau professionnel local, son atelier familial, en bref son terroir, lui font refuser plusieurs offres d’expatriation. La Californie tout d’abord et l’inévitable Japon ensuite. Dans ce dernier cas, on va jusqu’à lui proposer de démonter pierre à pierre son atelier actuel et de le remonter sur place avec ses machines-outils…
La danse romantique des oiseaux
Notre visite devait nous réserver une autre belle surprise.
Déjà emballée, la «Fontaine aux Oiseaux», élaborée avec et pour la maison Van Cleef & Arpels, est prête à être expédiée – à «sortir du nid» de l’atelier. L’imposant automate séduit dès le premier mouvement. Gracieusement, les deux oiseaux se rapprochent l’un de l’autre dans une danse nuptiale romantique, parfaitement simulée par leurs délicates pattes. Et puis, gorges déployées, leurs chants séduisent les grands comme les petits, tous émerveillés devant tant d’ingéniosité mécanique et tant de charme.
«Il y a quelque chose de très artistique lorsque l’on fabrique des cames, un peu comme un musicien. C’est de la sculpture mécanique», explique François Junod. Curieusement, il nous confie que les plus beaux automates anciens sont souvent équipés d’une mécanique à l’esthétique décevante, parfois même de simples fils de fer. Ses automates doivent, quant à eux, présenter des finitions irréprochables. Les méthodes pour y parvenir sont identiques à celles de la belle horlogerie: polissage, nickelage, ou encore dorage. On usine et on lime pour obtenir, selon ses propres mots, «de belles tiges et de belles fourchettes». Aussi, les automates signés François Junod réservent souvent une petite ouverture vitrée pour pouvoir apprécier une partie de ces détails intrinsèques. Cela sera certainement le cas de l’automate Leonardo Da Vinci, toujours en cours de réalisation.
Est-ce la raison pour laquelle Van Cleef & Arpels s’est adressée à lui dès 2010? «J’avais déjà fait des automates joailliers pour Mauboussin et Chaumet, répond-il. Mais pour qu’un automate fonctionne, il faut qu’il soit léger. Or la joaillerie est tout l’inverse.» Le fruit d’une première collaboration avec la maison parisienne – l’automate «Fée Ondine» – suscite l’unanimité auprès d’un vaste public. Les liens se consolident alors autour du projet fou de la «Fontaine aux oiseaux», qui durera cinq longues années avant d’être présentée en 2022. Le résultat dépasse toutes les attentes: l’automate rencontre un écho médiatique unanime et se voit consacré au Grand Prix d’Horlogerie de Genève.
- Les deux merveilleux oiseaux mécaniques de l’automate Fontaine aux Oiseaux conversent sereinement, dans un langage musical inconnu et fascinant. Lorsqu’on l’actionne, l’automate s’anime, révélant une scène tendre. L’eau du bassin se met à onduler, comme sous l’effet d’une légère brise. Un nénuphar s’épanouit lentement tandis qu’une libellule s’élève dans les airs, battant des ailes et tourbillonnant. Les oiseaux au bord du bassin se réveillent et leur chant retentit. Ils lèvent la tête et bougent leurs ailes pour commencer leur parade nuptiale. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochent, leurs pattes articulées se lèvent l’une après l’autre dans un mouvement d’un réalisme saisissant. Lorsque la scène est terminée, la libellule retourne dans sa cachette, les oiseaux reprennent leur position initiale et le nénuphar se referme gracieusement.
François Junod nous révèle alors un de ses secrets: «Les équipes de Van Cleef m’aident à développer des automates très différents grâce à la précision obtenue par de nouvelles techniques comme l’impression 3D ou la soudure laser. Je peux dire qu’avec Nicolas Bos (l’actuel CEO et directeur artistique de Van Cleef & Arpels, ndlr), je suis content.» Le gain de temps est en effet substantiel. Les heures d’ordinaire passées à limer sont maintenant libérées et peuvent être consacrées à la création. Car l’automate joaillier soulève une nouvelle problématique: un automate habillé, comme un Pierrot par exemple, permet de cacher les pièces mécaniques, mais cela n’est pas le cas de la «Fontaine aux Oiseaux». Il faut dès lors inventer de nouveaux artifices pour que la tête de l’oiseau puisse tourner, que son bec puisse s’ouvrir, tout en gardant une esthétique extérieure et intérieur parfaite. Il ne suffit plus d’ouvrir une «fenêtre» sur le mécanisme mais il s’agit de penser l’automate dans son ensemble.
Cette œuvre magistrale et chronophage a exigé 15’000 heures de travail. «C’est un peu déprimant, mais on ne peut pas arrêter le temps», confie François Junod.
Considérations finales
La maison Van Cleef & Arpels a manifesté le désir de participer à l’agrandissement de l’atelier de François Junod. On devine l’envie bien légitime d’augmenter les capacités de production à Sainte-Croix et on imagine les nombreux projets en cours. Les nouvelles technologies de découpage fin y aideront très certainement. Même si personne n’oserait accélérer le temps de fermentation d’un exceptionnel Romanée-Conti!
Le rajeunissement de l’équipe donne à l’atelier une ambiance singulière: parfois décontractée, musicale même, le temps se fige par moment dans une concentration absolue. «Je me sens beaucoup mieux qu’il y a cinq ans, grâce aux jeunes. C’est eux qui me poussent maintenant», constate François Junod.
Les machines à usiner de l’atelier ont quant à elles été «chinées» dans de vieilles usines de la région. Restaurées, elle devrait être fonctionnelles sur des décennies, selon François Junod. Un bel exemple d’économie circulaire dont il est fier.
Le succès actuel ne fait pas oublier le parcours de François Junod. Modeste, cet artisan accompli, doublé d’un artiste remarquable, reste proche des siens, fidèle à son terroir et à une certaine conception du compagnonnage. Une belle bouffée d’air frais et un créateur à qui l’on souhaite, comme le ferait un Jurassien, «tout de bon»!