ous souvenez-vous de l’horloge de la bijouterie Tiffany & Co. à New York, celle vers laquelle Audrey Hepburn lève le regard, croquant dans un croissant au début du film Breakfast at Tiffany’s? Peut-être êtes-vous passé, une glace à la main, devant l’horloge de la Main Street à Disneyworld? Ou lu, parmi la foule pressée, l’heure de départ de votre train sur les aiguilles démesurées de la gare centrale de Bangkok? Toutes ces horloges ont une origine commune: Electric Time Company (ETC), une petite entreprise familiale basée dans l’Etat du Massachusetts devenue au fil des ans le plus grand fabricant d’horloges sur mesure des Etats-Unis.
Il faut aller au fond de la Nouvelle-Angleterre, où les autoroutes à huit voies deviennent des chemins ruraux parsemés des feuilles de Red Maple et de Northern Red Oak, pour trouver la petite de ville de Medfield (12’000 habitants). La «fabrique du temps américain» prend la forme d’un entrepôt de 50’000 pieds carrés (4’645 m²) emplis d’aiguilles assez grandes pour transpercer un dragon et de cadrans pouvant servir d’auréoles à un dieu mythologique.
Ici s’affèrent une trentaine d’employés. Des ingénieurs, des artisans, des tourneurs-fraiseurs, des opérateurs de CNC, des ouvriers métallurgistes, des sculpteurs, des peintres, jusqu’aux équipes nombreuses de vente et de logistique. On ne trouve pas l’ombre d’un horloger en blouse blanche, comme la Suisse nous y a habitués, arc-bouté sur son minutieux ouvrage, l’œil crispé dans sa loupe. Les horlogers de Medfield portent des gants et des masques de soudeur pour travailler le métal. Electric Time Company fait honneur au gigantisme américain, sans sacrifier pour autant la minutie et la précision du travail horloger.
Derrière cette industrie qui produit et répare entre 500 et 1’000 horloges chaque année, il y a plus de 80 ans de savoir-faire découlant directement d’une révolution horlogère. Electric Time Company est en effet issue de la société Telechron fondée en 1912 à une vingtaine de miles de Medfield, dans la ville d’Ashland, par Henry E. Warren, l’inventeur du moteur synchrone à démarrage automatique. Brevetée en 1918, sa création a permis le développement des horloges électriques, synchronisant leur cadence au courant alternatif de soixante cycles par seconde (60 Hz). Oscillant au même rythme que le courant qui les alimente depuis le réseau électrique, les horloges synchrones se sont vendues à des millions d’exemplaires grâce à la participation de General Electric et de la marque horlogère Herschede, faisant de Warren, alors ingénieur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), le «père du temps électrique» durant la première moitié du 20ème siècle.
- Horloge Tiffany & Co.
Chaque foyer américain s’arrachait alors le «temps vrai» de Warren. Le mouvement Telechron était si omniprésent à travers le pays que Jim Linz écrivait dans son ouvrage Electrifying Time qu’«en 1947, les horloges Warren réglaient plus de 95% des lignes électriques aux États-Unis», permettant d’atteindre l’uniformité du courant alternatif et de standardiser la fréquence de 60 Hz. Cette révolution entra dans son déclin lorsque le moteur synchrone fut supplanté par la précision de l’horloge à quartz. General Electric vendit sa dernière usine Telechron en 1979 et l’entreprise ferma définitivement ses portes en 1992. De cette aventure, il reste une horloge dans les vitrines du Smithsonian Museum de Washington, l’équipe lycéenne de football américain d’Ashland nommée «The Clockers» et Electric Time Company.
Alors que Telechron produisait des horloges de maison, ETC s’est concentré, dès sa conception en 1928, sur les horloges d’extérieur: tours-horloges, horloges poteaux, horloges de rue ou horloges murales. «Nous faisons les chose en grand!, s’exclame Thomas Erb, l’actuel CEO dont la famille d’ingénieurs a racheté l’entreprise au milieu des anées 1960. L’horloge que nous avons fabriquée pour la gare de Bangkok était si grande que nous avons dû la sortir à l’aide d’une grue et terminer sa construction dehors, car notre entrepôt n’était pas assez grand.»
Comme le miniaturisme de l’horlogerie suisse, qui exige une délicatesse millimétrée, le gigantisme de l’horlogerie américaine a ses défis propres. «Quand les choses deviennent aussi grandes, la complexité se trouve dans la charge, poursuit le CEO. Avec une montre, vous n’avez pas à vous soucier du poids des mouvements. Mais quand vous avez des aiguilles de huit pieds, il devient très difficile de tout équilibrer. Il faut prendre en compte l’effet du vent, des intempéries, des matériaux, et démultiplier les branches (shaft) pour renforcer la structure.»
Auparavant, ce travail demandait aux ingénieurs de la compagnie de plancher sur des modèles complexes, passant par de nombreux essais et erreurs, avant d’arriver à résoudre tous les problèmes. Aujourd’hui, une nouvelle révolution est passée par là. «Les logiciels nous facilitent grandement la vie», souligne Thomas Erb. Grâce à l’informatique, les ingénieurs d’ETC modélisent en 3D les rouages, leur poids en fonction des matériaux et les effets externes sur leur imbrication et la marche des aiguilles. «Cela permet aussi de personnaliser les horloges dans les moindres détails selon la volonté du client et de s’assurer de leur bonne intégration dans une structure et un environnement.»
Une fois les plans en main, les pièces sont taillées par une machine de découpe au jet d’eau à commande numérique. Elles sont ensuite soudées, passent par des machines à rouler, une défonceuse CNC et une presse plieuse de 175 tonnes. Le métal est alors poli et la peinture – résistante aux UV, à l’abrasion et à la corrosion – appliquée dans des chambres à environnement contrôlé. Tout cela, c’est la partie technique. Mais la partie esthétique est tout aussi importante. «Les horloges sont constamment à la vue de tous, elles se doivent d’être belles», lance Thomas Erb. Ses équipes travaillent avec des designers, des artistes et des sculpteurs pour produire moulages et sculptures parfois animées, comme l’horloge The Grove au Farmer’s Market de Los Angeles. A son sommet, deux personnages mécanisés frappent des cloches.
Jusqu’en Antarctique
ETC affirme pouvoir reproduire presque tous les modèles et tous les styles, utilisant dans la majorité des cas des mouvements de type Impulse. Le projet le plus difficile? Une reproduction de la Torre dell’Orologio de Padoue en Italie, réalisée en deux ans pour un collectionneur privé. Cette horloge de 1427 est réputée pour sa complexité, affichant les phases lunaires, les jours, les mois et les signes du Zodiaque. Parfois la difficulté est environnementale, comme à Ottawa au Canada, où ETC a créé une horloge dans un centre automobile où les constructeurs américains testent la résistance au froid de leurs véhicules.
«Il y fait souvent -30°, jusqu’à -40°, alors nous utilisons des moteurs spéciaux et des roulements adaptés aux basses températures que nous testons dans une chambre environnementale», explique Thomas Erb. Cette technologie a permis à la société de revendiquer l’installation d’horloges sur tous les continents, même en Antarctique – soit environ 10’000 réalisations depuis 1928 – d’un stade à Soweto en Afrique du Sud jusqu’à un centre commercial de Sao Paulo,en passant par Taipei et le Royaume-Uni.
Cela représente tant d’horloges que «nous avions même oublié certaines de nos productions originelles, relève le CEO. Ce sont nos clients qui, en nous appelant pour des réglages, nous ont permis de retrouver de vieux plans dans nos archives.» Parmi ces créations mythiques, nombre d’entre elles se trouvent à New York: deux horloges au Rockefeller Center, une gigantesque accrochée au fronton du magasin Tourneau (désormais TimeMachine) de Manahattan, une autre à Madison Square, offrant aux production de la marque une reconnaissance jusqu’à Hollywood. Nombre d’entre elles peuvent d’ailleurs être aperçues dans des films, de Breakfast at Tiffany’s (1961) à des productions récentes comme The Zookeeper (2011) ou le film de Richard Gere Hachi: A Dog’s Tale (2009).
«Les studios de cinéma nous appellent souvent pour des reproductions d’horloges historiques», explique Thomas Erb. Le talent de l’entreprise pour la reproduction des célèbres horloges de rue du début du 20ème siècle lui vaut aussi de nombreuses commandes de mairies à travers les Etats-Unis. «Le style victorien a le vent en poupe. De nombreuses bourgades veulent une horloge de ce style pour donner un air historique à leur ville et offrir un point focal aux résidents.»
- Horloge de rue à Lexington en Virginie
Mais le succès est parfois semé d’embûches, surtout pour les automobilistes plus habitués à regarder l’heure sur leur téléphone que dans la rue. «Nous sommes régulièrement appelés aux quatre coins du pays pour rénover une horloge de rue défoncée par une voiture, explique l’entrepreneur. Une fois, à New York, un vendeur de hot dog qui se disputait avec un propriétaire d’immeuble a envoyé son chariot plein de saucisses et d’eau chaude contre l’une de nos horloges.»
Des accidents qui ne ralentissent pourtant pas une mode en pleine croissance. «Le marché des horloges monumentales n’explose pas qu’aux Etats-Unis, mais dans le monde entier, affirme Thomas Erb. Elles apportent un sentiment d’appartenance à une communauté. La tradition du meet me under the clock émerge à nouveau. On retrouve cette expression par exemple à la plage ou sur les terrains de golf.»
Malgré l’omniprésence de l’heure exacte, de nos montres à nos smartphones, l’horloge publique revient tel un ancrage social au pays de l’individualisme. «C’est un produit de beauté qui met en valeur toute une communauté et tisse du lien», lance Thomas Erb. Et il y a peu de chance selon lui que cette tendance s’estompe dans un avenir proche: «J’ai le plaisir de créer des objets concrets, agréables à l’œil, mais aussi fonctionnels et utiles aux autres. Quelque chose qui sera là bien longtemps après que je sois parti. Dans un sens, le plaisir de l’horloger est semblable au plaisir de l’architecte.»