a notion de patrimoine est chevillée au corps de Patek Philippe. Le célèbre slogan de la marque, «You never actually own a Patek Philippe. You merely look after it for the next generation», n’est pas qu’une simple formule publicitaire devenue culte. Elle reflète une réalité multiple qui s’incarne certes dans la qualité «intemporelle» des garde-temps produits par la manufacture familiale genevoise mais qui trouve ses racines tout aussi bien dans son splendide Musée en Ville de Genève que dans son Service Client capable de réparer toutes les montres produites par Patek Philippe depuis sa création en 1839 ou encore dans la gestion ultra-rigoureuse de ses archives historiques.
Pour en parler, Europa Star a eu le rare privilège de s’entretenir avec Philippe Stern. Désormais retiré du pilotage opérationnel de la maison, qu’il a confiée depuis 2009 à son fils Thierry Stern, il a bien voulu sortir de sa réserve pour évoquer précisément la notion de patrimoine et son importance fondamentale.
Europa Star: Commençons par le plus visible, le plus public. La plus spectaculaire démonstration de l’importance du patrimoine pour Patek Philippe n’est-elle pas son Musée? Un des plus beaux musées d’horlogerie qui soit. Comment s’est-il constitué et pour quelles raisons?
Philippe Stern: J’ai rejoint la maison familiale en 1962 et je me suis vite rendu compte que nous n’avions pas de véritable collection interne. A peine quelques montres de poche dans de petites vitrines qui regroupaient une quarantaine de garde-temps un peu épars retrouvés dans nos stocks. Or, au cours de mes voyages aux Etats-Unis où l’on m’avait envoyé, je me suis rendu compte qu’il existait une base de collectionneurs qui s’intéressaient à notre passé et au passé de l’horlogerie en général. J’ai donc commencé à m’y pencher de plus près et je me suis mis à constituer pas à pas une collection de montres Patek Philippe de toutes époques, rachetées au gré des différentes opportunités qui se présentaient. Il s’agissait alors essentiellement de rassembler une collection à but patrimonial. A l’époque, dans les années 1960, on pouvait trouver des montres-bracelet, qui n’intéressaient guère les collectionneurs, à des prix incroyables. Je me souviens avoir acheté une très rare répétition minutes Référence 2419 pour 30’000 CHF. Une somme, mais aujourd’hui, une telle montre se négocie autour du million.
«Dans les années 1960, je me suis mis à constituer pas à pas une collection de montres Patek Philippe de toutes époques, rachetées au gré des différentes opportunités qui se présentaient. Je me souviens avoir acheté une très rare répétition minutes Référence 2419 pour 30’000 CHF. Une somme, mais aujourd’hui, une telle montre se négocie autour du million.»
- Philippe Stern, du temps de sa présidence, dans le local où sont précieusement conservés tous les Livres d’Etablissement de la Manufacture depuis 1839. Chaque montre produite y est individuellement inscrite et documentée selon une classification qui est restée identique depuis les débuts.
ES: Votre ambition a vite dépassé la seule collecte de montres Patek Philippe pour embrasser toute l’histoire de l’horlogerie...
Philippe Stern: Au départ, l’ambition était de retracer l’évolution de l’horlogerie de Patek Philippe depuis sa création en 1839. Mais dès les années 1975-76, je me suis aussi intéressé aux montres anciennes depuis les débuts de l’horlogerie. L’idée était d’être en mesure de retracer pas à pas l’intégralité de l’évolution technique et esthétique de l’horlogerie depuis son invention au XVIème siècle, avec notamment la première montre jamais construite, et ce jusqu’en 1839. A partir de cette date, ce sont uniquement les montres Patek Philippe qui prennent le relais et illustrent chronologiquement la suite de cette continuité historique.
ES: Constituer une telle collection cohérente témoigne visiblement d’une ambition aussi pédagogique...
Philippe Stern: Dès le départ j’avais la volonté de pouvoir un jour exposer cette collection au public. Il n’existait pas vraiment jusqu’alors de musée qui retrace ainsi l’histoire de l’horlogerie. Toutes nos nombreuses acquisitions, notamment dans les ventes aux enchères, se sont faites dans cet objectif. Je recherchais des pièces en bon état, documentées, incarnant les étapes les plus importantes et les évolutions les plus marquantes de cette industrie et de cet art décoratif. En tout, ce sont environ 2’500 pièces qui ont été réunies.
«Nous conservons de 6 à 8 millions de composants, dont certains ont plus de 150 ans et qui couvrent environ 95% de nos besoins.»
ES: En ce moment, au Musée, vous renforcez encore l’aspect pédagogique de vos présentations.
Philippe Stern: Oui, nous revoyons l’intégralité des vitrines afin de mieux situer les pièces dans leur contexte historique. Le visiteur pourra désormais accomplir son parcours avec un iPad en mains. Chaque vitrine est numérotée et, via son iPad ou des bornes interactives, le visiteur pourra trouver une explication détaillée sur chaque montre exposée. L’idée est de mettre en relation l’objet horloger avec l’évolution culturelle, le contexte historique, la civilisation européenne, les développements apparus en Allemagne, en Angleterre, puis en Suisse. L’horlogerie n’est pas un produit «hors sol», elle témoigne aussi fortement de son époque, sous tous ses aspects. Cette amélioration de notre présentation a demandé un effort considérable. J’ai d’ailleurs personnellement tout relu. Les vitrines ont été adaptées, le nombre de pièces exposées a été réduit. Il y en avait trop, le nombre idéal a été fixé à un millier, réparties dans 150 vitrines.
- Le jeune Philippe Stern aux côtés d’Henri Stern, alors président, dans les années 1960. Derrière les deux hommes, on peut entrevoir les petites vitrines qui constituaient alors toute la collection privée de Patek Philippe.
ES: Il s’agit d’un travail en vue de la transmission. Quelle importance a-t-elle pour l’horlogerie?
Philippe Stern: Elle est essentielle. Mais pour que transmission s’opère, il faut qu’il y ait au préalable conservation. Cette notion de conservation est véritablement ancrée au coeur de notre entreprise familiale. Au cours de tous les déménagements de notre histoire, nous avons toujours pris soin de tout conserver, et ce même durant la période du quartz qui a vu tant d’horlogers se débarrasser de ce qui était alors considéré comme devenu inutile. Courriers, échanges, écrits fondateurs, photos, dessins, publicités, maquettes, tout a été conservé. Nous pouvons aussi retrouver dans nos livres d’établissement soigneusement tenus depuis notre fondation tous les détails liés à chacune de nos montres produites au cours de notre histoire: type de montre, numéro de mouvement, calibre, numéro de boîtier, style, type de cadran, date de fabrication, date de vente, type de bracelet, autres informations le cas échéant.
«Notre service d’extraits d’archives accessible au public à travers un site dédié a connu une augmentation de trafic phénoménale. Ces cinq dernières années tout particulièrement, ces demandes de renseignement ont décuplé.»
ES: Depuis quelques années, la vogue de la montre dite vintage bat son plein. Avez-vous ressenti un regain d’intérêt envers les pièces anciennes?
Philippe Stern: Il en va de même avec notre Service Client qui peut prendre en charge la réparation voire la restauration de n’importe quelle montre produite depuis 1836. Nous conservons de 6 à 8 millions de composants, dont certains ont plus de 150 ans et qui couvrent environ 95% de nos besoins. Chaque fois que la production d’un modèle s’arrête, nous produisons des composants supplémentaires qui couvrent nos besoins pour une cinquantaine d’années. C’est un patrimoine vivant, un véritable trésor qu’il est très coûteux de conserver mais qui est indispensable pour que la transmission ne soit pas un vain mot mais une réalité concrète. Chaque année, nous effectuons près de 90’000 interventions, services complets et restaurations. Et ce chiffre, qui dépasse de loin celui de notre production annuelle, est en constante augmentation.
ES: Mais le patrimoine n’est pas seulement matériel, il est aussi immatériel. Il y a les savoir-faire, les secrets du métier...
Philippe Stern: Effectivement, un patrimoine, pour rester vivant, pour être conservé, doit être entretenu. Cela passe évidemment par la transmission des techniques et des savoir-faire d’une génération d’horlogers à l’autre, et ce même quand on pense qu’une technologie particulière est dépassée ou ne sert plus à rien. Qui sait si elle ne reviendra pas un jour? L’exemple de nos pendulettes Dôme, qui sont le reflet de notre maîtrise des métiers d’art les plus rares, l’illustre bien. Vers 1965, nous en avions une centaine déjà en stock, elles ne se vendaient plus mais pourtant nous avons continué à en produire. Il s’agissait avant tout de conserver les savoir-faire nécessaires à leur réalisation. A l’époque, plus personne ou presque ne faisait de l’émail. Nous avons continué à donner du travail à nos émailleurs pour que leurs «secrets» ne se perdent pas dans les brumes de l’Histoire. Et aujourd’hui, nous sommes bien aise d’avoir pris une telle décision.
«Nos pendulettes Dôme sont revenues sur le devant de la scène. Qui l’aurait cru il y a plus de 50 ans!»
- En 1996, Patek Philippe regroupe tous ses centres de production à Plan-les-Ouates. A l’époque, on estime que le nouveau bâtiment ultra-moderne fera l’affaire pour des décennies. Mais en 2015, la décision est prise de construire un nouveau bâtiment supplémentaire, devisé à 500 millions de francs, entièrement en fonds propres. «C’est la dernière décision que j’ai prise», commente Philippe Stern qui a passé le relais à de son fils Thierry Stern, désormais président. Un sacré pari sur l’avenir.
ES: Les ventes aux enchères ont joué semble-t-il un rôle essentiel dans le regain d’intérêt envers le patrimoine horloger dans son ensemble. Or avec Patek Philippe vous avez joué un rôle central dans ce domaine, ce qui a aussi grandement contribué à la très haute cote de vos montres.
Philippe Stern: Coïncidant avec nos 150 ans, en 1989, Osvaldo Patrizzi, le fondateur d’Antiquorum, a organisé The Art of Patek Philippe, qui est sans doute la première vente thématique en horlogerie. En véritable visionnaire et en pleine «renaissance» de l’horlogerie mécanique, il a joué un important rôle de précurseur. A la même date, après neuf ans de travail, nous avons présenté notre montre commémorative Calibre 89 avec ses 33 complications dont un carillon avec Grande et Petite Sonneries et répétition minutes. Si je cite tout particulièrement cet exemple, c’est qu’il est emblématique du travail mené autour du patrimoine horloger. Notre première répétition minutes date de 1845 puis nous en avons produit régulièrement, en poche, puis sur montre-bracelet dès 1906, la plupart à partir d’ébauches de la Vallée de Joux. Et ce jusqu’à la fin des années 1950. Il s’agissait essentiellement de pièces rares, réalisées de manière classique avec les outils traditionnels par des maîtres-horlogers qui travaillaient sans filet, ajustaient et réglaient leurs pièces individuellement. Ce qui explique l’absence de véritables plans.
«La conception puis la réalisation du Calibre 89 marque un changement d’approche fondamental car l’idée était de pouvoir reproduire à l’identique ces mécanismes compliqués.»
ES: C’est l’entrée dans la danse des ingénieurs...
Philippe Stern: Tout à fait. Nous avons mis en place un véritable bureau technique et d’ingénierie qui devait réaliser des plans, déterminer les cotes, etc., de façon à rendre les opérations reproductibles. Mais tout à côté, nous avions encore des ébauches de la Vallée de Joux, confiées à nos horlogers-restaurateurs, des dessins, des descriptions de pièces anciennes: une mine d’informations de premier ordre sur le fonctionnement de tel ou tel mécanisme, sur les solutions imaginées par nos ancêtres. Sans ce patrimoine, sur lequel les ingénieurs se sont méticuleusement penchés, peut-être que nous ne serions jamais parvenus à réaliser ce chef d’oeuvre de complication qu’est le Calibre 89. Cette démarche, à la fois de l’ordre de la transmission et de la transformation des méthodes et des solutions, du passage de l’ingéniosité purement manuelle à la gestion technique et reproductible, a tracé la voie vers la naissance d’une nouvelle génération de montres à sonnerie. Une véritable renaissance, un nouveau futur rendu possible aussi par le recours aux enseignements du passé. En documentant toutes les opérations, en se donnant les moyens d’être toujours capable de reproduire une pièce dans le futur, on assure au patrimoine sa subsistance dans le long terme.