omme on pouvait s’y attendre avec l’arrivée de Georges Kern – non seulement comme directeur mais aussi comme co-actionnaire – Breitling a beaucoup changé en deux ans. Quelle a été la première étape du plan de développement à cinq ans signé avec l’investisseur CVC Capital Partners, qui a acquis la marque pour 870 millions de dollars en 2017? Reprendre la «maîtrise des événements», explique l’entrepreneur. Cela est d’abord passé par la constitution d’une nouvelle équipe de direction «à tous les niveaux » et l’intégration du réseau de distribution, ce qui sera accompli totalement «d’ici la fin de l’année».
Au-delà de ces changements dans les coulisses, le client final – surtout en Chine, marché jusqu’alors hors du radar de Breitling – aura déjà facilement remarqué les transformations en cours. Montres de plongée, de soirée, diamètres plus modestes: le produit a changé, pour être «plus lisible, moins diffus, dans des collections moins polluées esthétiquement». Formation d’escadrons d’ambassadeurs et boutiques au design de loft industriel: le «décorum» également. Breitling se fait moins «loud» sur l’esthétique pour se rendre plus universelle. «Tout a été mis en ordre.»
- Georges Kern, CEO et co-actionnaire de Breitling
- BIO EXPRESS
1965: Naissance à Düsseldorf
1983: Etudes à Strasbourg et Saint-Gall
1989: Expérience chez Kraft Foods
1992: Rejoint TAG Heuer
2000: Rejoint le groupe Richemont
2002: Devient CEO de IWC
2017: Brièvement responsable de l’horlogerie et du numérique chez Richemont
2017: Devient CEO et co-actionnaire de Breitling
Georges Kern s’appuie désormais sur les conseils d’un expert mondial du chronographe, Fred Mandelbaum (lire son portrait plus bas). Figurant parmi les plus importants collectionneurs de Breitling, très suivi sur Instagram, cet ingénieur est la voix qui «valide» la cohérence historique des rééditions et plus largement des lancements inspirés du portfolio séculaire de la marque. Le «troisième homme», donc, aux côtés de Kern et du designer- en-chef Sylvain Berneron (un ancien de BMW).
- Le siège de Breitling à Granges
Certains ont regretté les ailes coupées du logo de Breitling. «La marque a toujours été plus que l’aviation, répond Kern. Mais elle s’était enfermée dans ce créneau ces 20 à 30 dernières années. Avec la ligne Premier par exemple, nous revenons à des segments qui étaient les nôtres dans les années 1940 et 1950. Tout en n’abandonnant pas l’aviation: regardez l’Avenger, l’Aviator 8, les modèles dames Navitimer.»
- Avenger Swiss Air-Force Team édition limitée
Le dirigeant veut relancer la marque selon deux concepts forts: le luxe «inclusif», plus décontracté et informel; et un style «moderne-rétro», ancré dans le passé sans être passéiste. «Nous ne voulons pas avoir l’étiquette «vintage»: si nous produisons des rééditions, c’est justement pour expliquer la profondeur de la marque. Aujourd’hui, nous avons trouvé notre style.»
Rencontre autour de trois thèmes forts.
CHINE
Les chantiers que vous avez entrepris montrent-ils leurs effets sur les résultats financiers?
Nous sommes en avance par rapport au plan présenté aux investisseurs. C’était un plan à cinq ans et je m’attends à ce que nous atteignions nos objectifs. Évidemment, nous ne savons pas encore comment le coronavirus va affecter notre activité et pour combien de temps, mais Breitling continue de se développer, à la fois de façon organique et sous l’effet des intégrations.
En toile de fond, un objectif prioritaire était le marché chinois.
En effet, car nous étions inexistants sur ce marché par le passé. Et d’une manière, nous y avons aussi eu un peu de chance. Depuis longtemps, d’autres marques investissaient pour pousser des montres de sport en Chine. Cela n’avait jamais fonctionné. Ce n’est que maintenant que le phénomène a enfin pris auprès de la jeune génération, au style plus décontracté, plus «streetwear», qui ne veut plus porter les montres classiques des parents. Le timing est bon pour Bretiling: le marché a été préparé par d’autres marques!
«Nous ne voulons pas avoir l’étiquette vintage: si nous produisons des rééditions, c’est justement pour expliquer la profondeur de la marque. Aujourd’hui, nous avons trouvé notre style.»
- Illustrations Breitling tirées d’éditions des années 1950 d’Europa Star
C’est aussi une clientèle qui compte de plus en plus hors de Chine. Le ressentez-vous?
Les Chinois se nourrissent de plus en plus des tendances hors de leur pays. Cela grâce au numérique qui favorise un marché global beaucoup plus transparent. C’est l’autre ressort de notre dynamique auprès des consommateurs chinois: bien sûr ils voyagent, mais même s’ils ne se déplacent pas, ils sont influencés par ce qui se passe sur d’autres marchés, en particulier aux Etats- Unis, en Europe et au Japon, où nous sommes déjà très forts.
C’est un marché qui est néanmoins très exposé à des risques politiques – la situation bloquée à Hong Kong – et sanitaires – la pandémie. On observe à la fois sa fragilité et la forte dépendance de l’horlogerie suisse en 2020.
Ce n’est heureusement pas notre cas, au contraire. Nous sommes déjà parmi les marques principales sur la plupart des marchés matures, et même dans le top 3 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Maintenant, nous devons renforcer notre présence en Asie, et pas uniquement en Chine.
STRATÉGIE
Nombre de marques veulent maîtriser leur image – et augmenter leurs marges – à travers des boutiques en propre. Quelle est votre stratégie sur le point de vente?
Le consommateur veut l’expérience physique, qui ne disparaîtra pas. Et en particulier en Chine, ils souhaitent bénéficier d’une expérience 360° via des boutiques «flagship». Nous avons une centaine de boutiques dans le monde et planifions d’en ouvrir encore beaucoup, notamment en Asie. Mais nous cherchons à trouver des accords: 80% de nos boutiques sont gérées par des détaillants. Aujourd’hui, le processus de décision peut prendre des mois, mais l’acte d’achat est très rapide. C’est pourquoi il faut être ultra-accessible, via la boutique en propre, le détaillant, le duty free, le e-commerce… Nous voulons aller sur le créneau du luxe «décontracté», qui est très peu occupé aujourd’hui. Dernièrement, j’étais avec des milliers de motards au festival Wheels & Waves à Biarritz. Beaucoup plus divertissant et engageant que regarder une finale à Wimbledon! Les valeurs ont changé: donner plus de «sens» à sa vie, préserver l’environnement… Tous ces changements sociaux impactent aussi les marques. Si vous ne les respectez pas, vous rencontrez des problèmes énormes.
Quelle est la part du e-commerce pour Breitling?
Notre règle est que les ventes en ligne doivent représenter au moins le même chiffre d’affaires que la plus grande boutique sur chaque marché concerné. Au total, le e-commerce représente peut-être 5% à 10% du total, si vous incluez également des partenaires comme Mr. Porter par exemple. Mais au-delà, le numérique est le meilleur vecteur d’influence pour mener à l’achat.
Aux Etats-Unis, vous avez noué un partenariat avec Crown & Caliber pour un programme de trade-in. Un pas de votre côté pour structurer le marché secondaire?
Tout se normalise dans l’industrie horlogère, qui suit en cela ce qui se fait dans la plupart des autres activités économiques. Je ne vois pas pourquoi on achèterait une Porsche certifiée qui a 50’000 kilomètres et pas une montre certifiée. De même, pourquoi pourrait-on acheter une Ferrari à crédit et pas une montre? Sur nos sites aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, nous proposons à présent de l’aide au financement.
On voit aujourd’hui une polarisation qui se creuse en horlogerie entre les gagnants et les perdants, avec moins d’une dizaine de marques «milliardaires» qui mènent le bal, autour de quelques modèles plus recherchés que jamais…
Cela ne m’étonne absolument pas. C’est simplement le reflet de la mondialisation. Il y a de la place pour une dizaine, voir une quinzaine de marques horlogères globales au grand maximum. Vous l’observez également dans l’automobile: combien de marques sont réellement globales et significatives? En mode ou en technologie, c’est pareil. Les gens se définissent d’ailleurs comme cela: «I’m a Chanel girl», «I’m an Aston Martin guy». C’est certes un peu triste pour l’humanité, car la mondialisation réduit la diversité! Mais il nous faut absolument faire partie de ces marques qui atteignent un statut «divin»…
Et donc le milliard de ventes annuelles (les estimations varient entre 550 et 600 millions pour la marque aujourd’hui, ndlr)…)
C’est totalement réaliste. Je ne suis pas du tout effrayé par ce chiffre.
«Un salon généraliste de six jours, dans la structure actuelle, ne sert plus à rien. C’est terminé.»
Le monde des salons horlogers est lui aussi en plein bouleversement. Qu’est-ce qui pourrait vous conduire à réintégrer Baselworld?
Rien. Un salon généraliste de six jours, dans la structure actuelle, ne sert plus à rien. C’est terminé. Une foire annuelle, c’est aussi terminé. Aujourd’hui, vous devez aller directement de la présentation à la boutique. Le time-to-market est complètement réduit. Quand on poste une nouveauté sur Instagram, les premières questions sont «où» et «quand» on peut l’acheter. Pour notre concept de Summits, nous nous sommes inspirés des «keynotes » de Apple. Une seule présentation et tout est transmis au niveau de la presse et du consommateur. Quant aux détaillants, on est de toute façon en contact quotidien.
On peut rétorquer que malgré – ou peut-être du fait – de la virtualisation des échanges quotidiens, les liens n’ont jamais été aussi distants entre les marques et leurs détaillants…
Trois ruptures ont très fortement affecté les détaillants: les ouvertures de boutiques en propre; la réduction des réseaux de distribution avec simultanément une domination croissante d’un petit nombre de marques chez les détaillants; et le e-commerce. Aujourd’hui, Il y a un gros problème de différenciation. Quand je vais à Hong Kong, je vois la même chose tous les cent mètres: ce sont des détaillants différents mais ils ont tous les mêmes marques selon la même disposition en vitrine! Et les problèmes de liquidité mènent directement au marché parallèle. Notre avantage est que nous sommes forts auprès des clients locaux. Nous ne dépendons pas des touristes. Cela nous aide face à la crise du coronavirus. Et les détaillants apprécient ce côté local.
COLLECTIONS
Vous avez mis en place beaucoup de rééditions et de ré-interprétations depuis votre arrivée. Comment vous y prenez-vous pour «ressusciter» des pièces?
C’est comme la danse, deux pas en avant, un en arrière! Je fais participer un grand nombre d’intervenants au processus créatif. Le premier d’entre eux est Fred Mandelbaum, une vraie «encyclopédie» sur la montre-chronographe et l’histoire de Breitling. Dès que j’ai une question, je l’appelle. Il travaille notamment sur les rééditions. Celle de la Navitimer Ref. 806 de 1959, par exemple, qu’il nous a renvoyée au moins cinq fois avec des corrections... Un autre élément essentiel du développement produit est un «sounding board» réunissant 25 personnes de différents horizons (collectionneurs, journalistes, blogueurs, détaillants) que je réunis deux fois par an pour un séminaire de deux jours. Cela a par exemple abouti à ce qui sera LA grande nouveauté pour Breitling cette année.
«Je peux aller en largeur, en profondeur mais ce que je ne veux surtout pas faire, c’est aller en hauteur niveau prix!»
Pouvez-vous nous donner plus de détails sur ce modèle?
(Il le fait amener) Le voici, en avant-première. Ce modèle a une importante signification historique et est très facilement reconnaissable, même de loin. Nous le lancerons en avril. La troisième itération avec l’équipe était la bonne. Ce que j’ai surtout découvert chez Breitling, c’est qu’il y a une grande variété d’options, parce que tant de domaines ont été couverts, de la montre-instrument électronique à la Haute Horlogerie. Je peux aller en largeur, en profondeur mais ce que je ne veux surtout pas faire, c’est aller en hauteur niveau prix!
Quelle collection fait le plus de ventes aujourd’hui?
En valeur, la Navitimer reste numéro un en incluant les rééditions et les modèles automatiques. Tout fonctionne avec cette collection. La Superocean Heritage est notre deuxième ligne. Ensuite vient l’Avenger. La nouvelle ligne Premier est la quatrième en valeur – pas forcément grâce à la Chine, plutôt grâce aux marchés plus matures.
«Lorsque vous êtes un entrepreneur ou une marque indépendante, vous êtes toujours à l’offensive. C’est très différent.»
Comment assurez-vous votre approvisionnement en mouvements? Il plane beaucoup d’incertitudes sur ETA; parallèlement vous avez démarré une collaboration avec Tudor…
C’est un secret de polichinelle: nous lançons notre propre mouvement automatique sur la base du B01 dans les mois qui viennent. Et le partenariat avec Tudor continue de fonctionner très bien. Nous collaborons aussi avec ETA et Sellita, donc nous sommes bien équilibrés.
Votre nouvelle stratégie vous a-telle fait perdre certaines «typologies» de clients?
Fatalement. Mais il y en a d’autres qui sont venus. En fait, j’ai acheté beaucoup de modèles Breitling moi-même. Aujourd’hui, je les achèterais tous... C’est la première fois en 25 ans de carrière dans l’horlogerie que j’achète des montres vintage.
Aujourd’hui, les grosses marques indépendantes semblent plus dynamiques que les groupes…
Elles vont plus vite! Nous sommes extrêmement flexibles avec une organisation légère. Dans un grand groupe, vous jouez bien souvent davantage en défense qu’en attaque, car dans de nombreux cas, les responsables sont des administrateurs plutôt que des managers – il y a bien sûr des contre-exemples. Lorsque vous êtes un entrepreneur ou une marque indépendante, vous êtes toujours à l’offensive. C’est très différent.
FRED MANDELBAUM, la caution historique de Breitling
Ingénieur en informatique, Fred Mandelbaum a trouvé ses moments de détente loin de l’électronique. Depuis les années 1980, il a rassemblé une impressionnante collection de chronographes mécaniques – dont de nombreux modèles Breitling – dont on peut avoir un aperçu sur son compte Instagram @watchfred, qui compte plus de 50’000 abonnés.
«J’utilisais des chronographes pour optimiser les étapes de production sur les chaînes de montage, souligne-t-il. C’était donc un outil de travail quotidien pour moi. Petit à petit, on commence à se faire plaisir avec une belle montre et elle devient plus qu’un outil: une source de joie et finalement de… dépendance!»
En 2017, Fred Mandelbaum est contacté par Georges Kern, qui vient de reprendre les rênes de Breitling. Il l’accueille chez lui, à Vienne en Autriche. «Quand il est venu me voir, il était comme un enfant avec des étoiles dans les yeux devant ma collection, se rappelle-til. J’ai commencé à l’aider dans le processus de renouveau de la marque, en tant que consultant.»
Ensemble, ils conçoivent au moins une réédition «fidèle» par an – comme la Navitimer Ref. 806 1959 l’an dernier. Mais l’expert intervient également sur la cohérence historique des nouveautés inspirées du vaste catalogue de la marque fondée en 1884 par Léon Breitling. Pour lui, c’est clair, la marque est au chronographe ce qu’Apple serait au smartphone aujourd’hui: un réservoir de modèles pionniers.
«Vous pourriez avoir 2’000 montres sans pour autant avoir une collection qui fasse sens, souligne-t-il. Mon critère fondamental est de m’assurer que chacune ait été pertinente dans l’histoire de son segment. Je vise à rassembler tous les modèles qui répondent à ce critère des années 1930 jusqu’à 1979, avant l’émergence de la marque «moderne » Breitling.»