éditorial que vous pourrez lire en cliquant ici, à propos de Richemont, ne date pas de cette semaine mais de janvier 2019. Pourtant, il pourrait tout aussi bien s’appliquer à la situation de ces dernières semaines.
Dans cet éditorial, nous nous inquiétions d’une forme de dérive dans les processus décisionnaires, pesant in fine sur la production: une approche technocratique s’efforçant de caler au mieux les lancements à la nouvelle génération, alors que l’esprit des fameux «milléniaux» est au contraire fait d’horizontalité dans les rapports et de quête d’authenticité. Le fond doit rejoindre la forme pour réussir à coller à son époque: «Le génie horloger ne saurait être dicté sous pression actionnariale», écrivions-nous alors.
«Le principal impact de la crise pandémique est l’accélération soudaine des tendances sous-jacentes qui auraient pris plus de temps à se manifester dans une situation normale.»
Le principal impact de la crise pandémique est l’accélération soudaine des tendances sous-jacentes qui auraient pris plus de temps à se manifester dans une situation «normale». Dans le monde de l’horlogerie, au cours de ces trois derniers mois, nous avons ainsi assisté à une accélération soudaine du destin de plusieurs acteurs importants.
De Baselworld à Richemont, la crise révèle les failles pré-existantes
Le plus frappant a été la disparition de Baselworld, processus qui s’est soudainement accéléré après des années de troubles dans les relations entre la direction et les marques. Au niveau des marques, nous avons également constaté de nombreuses stratégies numériques soudainement accélérées et mises en oeuvre bien plus rapidement qu’initialement prévues, notamment en matière de e-commerce.
Le dernier effet d’accélération concerne des problèmes de gestion chez Richemont. Le point de surchauffe a été provoqué par des décisions liées à la gestion des effets de la pandémie. Mais les signaux étaient déjà forts avant la crise, comme le soulignait notre éditorial de 2019. De fait, c’est aux médias qu’il incombe de mettre en évidence ce type de signaux, bien avant que le point de basculement ne soit atteint (c’est pourquoi des médias indépendants et en bonne santé sont essentiels dans toute industrie, qui doit s’en nourrir pour prévenir de telles situations!).
«Le point de surchauffe a été provoqué par des décisions liées à la gestion des effets de la pandémie. Mais les signaux étaient déjà forts avant la crise, comme le soulignait notre éditorial de 2019.»
Notre confrère Grégory Pons a feuilletonné les différents épisodes de l’affaire Richemont, qui a vu la publication simultanée de bonus rognés pour le personnel et de bonus fortement augmentés pour le comité de direction mettre à mal tout l’édifice. Le tout sur fond de grogne à tous les étages et mouvements sociaux en France et en Italie, entraînant le départ de Sophie Guieysse, la directrice des ressources humaines très contestée du groupe (mais qui ne saurait certainement être le seul fusible d’une telle rogne).
Même si les bonus du comité de direction portaient sur des résultats en large part précédant l’irruption de la pandémie, le timing de ces annonces était particulièrement malvenu, d’autant plus que le groupe a fait appel à l’aide de la Confédération via le chômage partiel pour passer la crise (ce qui en soi est tout à fait légitime): ce sont donc à la fois les employés et les contribuables qui ont dû passer à la caisse. Johann Rupert, qui a lui-même diminué son salaire de moitié depuis avril, doit à présent reprendre en main une situation devenue difficilement maîtrisable, qui risque de provoquer encore des remous. Un accord semble avoir déjà été trouvé pour ce qui est des salaires. Nous renvoyons au site Businessmontres pour plus de détails.
Une question de culture d’entreprise?
Le nœud du problème, révélé au milieu de la crise pandémique, est celui d’une culture d’entreprise qui se retrouve toujours plus en porte-à-faux avec de nouvelles réalités sociétales et entrepreneuriales. Cette affaire montre que l’on ne peut plus tout à fait agir post-coronavirus de la même manière qu’auparavant. Il n’y aura pas de retour en arrière.
Ayant la possibilité de comparer les différentes approches des marques horlogères en terme de communication, il est frappant de constater la verticalité du discours au sein des filiales de Richemont, ce qui rend souvent difficile d’obtenir de la «substance» qui aille vraiment au delà des éléments de langage convenus et se détache du communiqué de presse.
La marge de manœuvre est faible. Or, le «sel» de l’horlogerie est ce qu’on y met d’humain, aujourd’hui plus que jamais. Cela mène à des situations paradoxales, tombant souvent à côté du but recherché, où il s’agit par exemple de présenter des produits hautement «disruptifs» à travers une conversation très maîtrisée. Ou de mettre l’accent sur un travail artisanal via des récitations formatées dans les meilleures écoles de commerce.
«Cette faible marge de manœuvre mène à des situations paradoxales, tombant souvent à côté du but recherché, où il s’agit par exemple de présenter des produits hautement «disruptifs» à travers une conversation très maîtrisée.»
Une nouvelle ère
Nous sommes entrés à l’ère de l’horizontalité, à travers le nouveau règne des réseaux sociaux qui descendent en flèche le «politiquement correct», surtout lorsqu’il est en décalage avec les actes. Si l’authenticité ne se ressent pas, le coup de bâton est immédiat. Face à cela, deux attitudes en particulier permettent d’échapper plus ou moins à cette délicate ornière, voire même de susciter le désir.
Soit laisser parler le produit, sans trop d’emphase, comme le font un certain nombre de grandes marques indépendantes (Tudor en est un bon exemple récent, montant en puissance). Ou mettre en avant l’authenticité des créateurs, comme l’a abondamment pratiquée la nouvelle scène horlogère qui a bouleversé le discours horloger depuis le début du millénaire (la collaboration «humaine» entre Max Büsser et Edouard Meylan sur un duo de pièces en est certainement l’exemple le plus récent).
«Nous sommes entrés à l’ère de l’horizontalité, à travers le nouveau règne des réseaux sociaux qui descendent en flèche le «politiquement correct», surtout lorsqu’il est en décalage avec les actes.»
Il est de plus en plus difficile de faire tenir les éléments de langage au sein d’un groupe, car les intérêts des différentes marques coïncident toujours plus difficilement avec une tentative de centralisation. Les marques les plus performantes aujourd’hui disposent d’une marge de manœuvre non seulement en termes de décisions entrepreneuriales mais aussi dans leur discours, ce qui est clé dans notre ère où la réputation compte plus que tout.
L’autonomie, clé du redressement?
Après une phase de consolidation de l’horlogerie suisse ces trente dernières années, avec la constitution de «supergroupes» comme Richemont, on peut se demander si l’ère n’est pas plus favorable à l’agilité des indépendants, de quelque taille qu’ils soient. Georges Kern n’a «tenu» que quelques mois dans la machine centralisatrice du groupe avant de partir relancer Breitling et il ne semble pas regretter son choix.
Mais la question pour les groupes n’est en réalité pas tant l’indépendance que l’autonomie des entités qui les constituent. On peut être un vrai capitaine d’industrie et faire partie d’un groupe. C’est une question d’autonomie, celle d’un savant mélange entre respect de l’intérêt du groupe et de celui de chaque marque. L’essor de Bulgari, via les choix forts opérés par Jean-Christophe Babin, associés à son discours qui dépasse sa propre marque (voir l’initiative des Geneva Watch Days), montre la possibilité d’une autonomie créative porteuse de résultats commerciaux dans le plus grand groupe de luxe du monde. Les cas de Cartier ou de Van Cleef & Arpels au sein même de Richemont l’illustrent aussi.
«On peut être un vrai capitaine d’industrie et faire partie d’un groupe. C’est une question d’autonomie, celle d’un savant mélange entre respect de l’intérêt du groupe et de celui de chaque marque.»
Face à la complexité croissante des enjeux mondiaux, cette autonomie décisionnelle est plus pertinente que jamais. Grâce à ses liquidités, un groupe peut certes tenir à bout de bras des marques en difficulté. Mais le ressort existentiel des gagnants de la mondialisation sur la durée repose toujours, même à l’ère des métriques et de la robotique, sur le facteur humain... surtout en horlogerie. Malgré le climat délétère qui semble s’être installé, les marques horlogères du groupe Richemont sont pleines de ces «ressources». Leur redonner une forme d’autonomie, c’est ajouter l’épithète «humaines»: elles le méritent bien!