ette année 2020, la plus mauvaise de ces 80 dernières exercices pour l’industrie suisse, a vu plusieurs entités disparaître, dans une discrétion relative. L’une des premières a été la marque RJ Watches (Romain Jerome), qui s’est mise en faillite en février à la suite du retrait de son actionnaire.
Connue notamment pour son usage de matériaux originaux (des fragments du Titanic pour le modèle du même nom), son esthétique steampunk ainsi que ses liens avec la pop culture (de Batman à Hello Kitty), la marque a figuré parmi les nouveaux acteurs qui ont élargi le spectre de l’horlogerie de luxe au début du 21ème siècle, éclairant tous les codes connus jusqu’alors.
Après Yvan Arpa et Manuel Emch, qui avaient tous deux donné de fortes impulsions créatives à la marque, Marco Tedeschi avait été nommé à la direction en janvier 2018, après plusieurs années chez Hublot, autre marque «disruptive». L’ambition était de maintenir la marque sur un marché déjà en berne depuis quelques années, avec notamment l’ouverture d’une unité de production à Eysins dans le canton de Vaud... à quelques pas, d’ailleurs, de Hublot. A 32 ans, Marco Tedeschi devenait aussi le plus jeune patron d’une marque horlogère de luxe.
Marco Tedeschi avait été nommé à la direction de RJ Watches en janvier 2018, après plusieurs années chez Hublot, autre marque horlogère «disruptive».
Las, l’actionnaire n’aura pas insisté, en cet «annus horribilis» 2020, signifiant la fin de l’aventure RJ Watches en février, ce qui a laissé les 33 employés sur le carreau (un mois après qu’un autre nom bien connu du circuit horloger, de Grisogono, ait connu le même sort).
C’est donc non sans surprise que nous avons vu ressurgir Marco Tedeschi quelques mois seulement après la chute de RJ Watches, à la tête d’un nouveau studio de design, Kross Studio, fondé avec une majorité d’anciens de la marque horlogère. Ensemble ils présentent un projet à la fois distinct mais rappelant les racines pop de leur ancienne marque: une Batmobile version horloge de table.
L’ambition va cependant au-delà de l’horlogerie. Et c’est un entrepreneur rasséréné que nous avons rencontré, après plusieurs mois passés à la construction d’une nouvelle marque. Marco Tedeschi nous explique les dessous de ce rebond inattendu.
Europa Star: Quelles ont été les conditions de la fin de l’aventure RJ Watches?
Marco Tedeschi: Nous nous sommes retrouvés un lundi soir face à l’administrateur et avons été licenciés séance tenante, recevant aussi l’ordre de licencier l’ensemble du personnel pour la fin de la semaine. Je n’ai pas échangé un seul mot avec l’actionnaire depuis mon licenciement. Nous nous sommes donc retrouvés au pied du mur. Nous étions tristes après deux ans d’efforts pour remonter la société. Il y avait un aspect émotionnel et humain très fort, car nous formions une équipe très soudée avec Julien Bouchard (pour le développement commercial) et Sergio Silva (pour le développement technique).
«Kross Studio emploie aujourd’hui dix personnes et neuf d’entre elles viennent de RJ Watches. Mais l’idée n’est pas de faire un «RJ bis», sinon nous aurions essayé de racheter le nom.»
Comment avez-vous réagi?
Nous avons commencé par apprendre nos droits mais en tant que membres du comité de direction nous n’avions pas droit grand-chose, en particulier pas le chômage. Ce que j’avais à cœur, c’était de continuer à travailler avec Julien et Sergio, car nous partageons beaucoup d’idées et nos compétences se complètent. Au fond, c’est devenu une évidence de créer Kross Studio, car c’était ce que nous avions toujours rêvé de faire. Nous avons donc décidé de nous associer tous trois ainsi que mon épouse, qui est experte en marketing digital, et un autre partenaire, expert du développement commercial, anciennement chez Audemars Piguet et qui nous rejoindra officiellement en janvier 2021.
- Cofondé par d’anciens de RJ Watches, Kross Studio présente son premier produit en collaboration avec Warner Bros. Consumer Products en transformant la Batmobile de Tim Burton en horloge dotée d’un mouvement mécanique à réserve de marche de 30 jours.
- ©Eliot & Watson
En quelque sorte, la fin de RJ Watches a aussi signé le début de Kross Studio...
Nous n’avons pas pu reprendre tout le monde malheureusement, mais Kross Studio emploie aujourd’hui dix personnes et neuf d’entre elles viennent de RJ Watches. Mais nous cherchons aussi à nous détacher de l’image de cette image: l’idée n’est pas de faire un «RJ bis», sinon nous aurions essayé de racheter le nom. Nous sommes 100% autofinancés, 100% autonomes. Je travaille avec des associés que je respecte, sans actionnaire au-dessus: nous avons retenu les leçons de l’expérience RJ Watches et faisons ce qui nous plaît, avec nos propres valeurs.
«Souvent on voit des designers extérieurs à l’horlogerie se pencher sur des montres. Notre démarche propose exactement l’inverse: appliquer les savoir-faire horlogers à d’autres domaines.»
- Plusieurs mois de R&D ont été nécessaires pour créer cet objet d’art de 512 composants (115 pour la carrosserie et 397 pour le mouvement).
Au-delà de RJ Watches, qu’est-ce qui vous réunit?
La volonté de faire des produits qui sortent de l’horlogerie traditionnelle – et même de l’horlogerie tout court puisque nous nous penchons sur le design et la conception d’objets qui incluent la montre, l’horloge de table, mais aussi le monde de l’art, le mobilier et l’accessoire, toujours en collaboration avec des références de chaque domaine. Nous sommes de fervents défenseurs d’un Swiss made synonyme de qualité également en design, c’est-à-dire un savoir-faire dans l’horlogerie haut de gamme, notamment sur les finitions et détails, que l’on peut appliquer à d’autres domaines. «Kross Studio», c’est la croix suisse mais aussi le concept de collaboration, le cross content.
Encore récemment, je discutais avec un artiste contemporain de renommée internationale, qui n’avait pas conscience du soin et du design apporté aux montres. C’est de la performance alliée à de l’esthétique. Souvent on voit des designers extérieurs à l’horlogerie se pencher sur des montres. Notre démarche propose exactement l’inverse: appliquer les savoir-faire horlogers à d’autres domaines.
«Nous cherchons des partenaires avec qui nous partageons un esprit commun pour la production de séries limitées d’objets d’art destinés à une clientèle très exigeante.»
Comment s’est enclenchée cette première collaboration avec Warner Bros?
Quand je suis arrivé chez RJ Watches, j’ai hérité du contact avec Warner Bros. Des collaborations existaient déjà mais nous avons essayé de pousser cette relation plus loin. Avec le lancement des montres Joker et Double-Face, l’idée était de passer à un partenariat à 360°, intégrant le design, la création, la distribution et le marketing. Après la faillite de RJ Watches, je les ai contactés et leur ai proposé de poursuivre une collaboration. Lorsque nous avons eu nos premières discussions, notre structure n’était pas encore créée mais ils ont été assez fous pour y croire.
A qui s’adresse l’horloge de table de luxe Batmobile?
Avec la Batmobile, nous visons deux types de publics: des connaisseurs et collectionneurs horlogers d’un côté, des fans de pop culture de l’autre. Je ne vous cache pas que les premiers, qui connaissent les codes de l’horlogerie, comprennent plus rapidement que le prix de cet objet mécanique complexe puisse s’établir à 30’000 francs. Pour ce deuxième public, cela peut paraître exorbitant. Mais cela me fait plaisir de montrer tout le travail artisanal qu’il y a derrière cette création, jusqu’aux finitions sur les ponts. Si un client venait à démonter complètement la Batmobile, il trouverait de très beaux composants à l’intérieur…
«Chaque génération a son Batman, qui traverse et reflète les époques. Là on est encore plus dans le noir – davantage dans les tréfonds de l’âme que dans les muscles.»
Ce mélange de pop culture et luxe ne commence-t-il pas à être un peu éculé?
Non, j’échange quotidiennement avec les responsables de Warner Bros et ils sont satisfaits de pouvoir faire évoluer leurs personnages dans le monde du luxe. Chaque génération a son Batman, qui traverse et reflète les époques. Le prochain film avec Robert Pattinson dans le rôle de Batman est prévu pour 2022: il se situe un peu dans dans la même veine du récent «Joker», mais là on est encore plus dans le noir – davantage dans les tréfonds de l’âme que dans les muscles. Si le caractère de Batman a déjà traversé 80 années, il est prêt pour franchir les 80 prochaines.
Quel a été l’impact de la pandémie sur ce lancement?
La pandémie a repoussé le film lui-même et tout événement physique commun pour la Batmobile. Nous avons donc démarré par de la vente en ligne et comptons des points de vente physique depuis ce mois de décembre. A l’image de notre production, notre distribution ne se concentre pas que sur des détaillants horlogers, mais incorporera aussi des galeries, des architectes d’intérieur, des cercles de collectionneurs et d’autres points de chute, y compris un restaurant-club avec qui nous sommes en train de nouer un partenariat.
«A l’image de notre production, notre distribution ne se concentre pas que sur des détaillants horlogers.»
Avez-vous d’autres projets dans les tuyaux?
Toujours en collaboration avec Warner Bros, nous prévoyons plusieurs nouveaux produits pour 2021 et 2022, selon une une approche globale qui ne porte pas que sur Batman ou leur filiale DC Comics. Et nous sommes en phase de prospection permanente de nouvelles collaborations. Plusieurs sont déjà en cours. Nous cherchons des partenaires avec qui nous partageons un esprit commun pour la production de séries limitées d’objets d’art destinés à une clientèle très exigeante. En ce qui concerne l’horlogerie, une montre-bracelet sera lancée au premier trimestre 2021, une série de dix pièces qui ne s’inscrira pas dans une collection permanente.
À PROPOS
Kross Studio est un studio de design 100 % suisse qui a pour vocation de créer des objets d’art exclusifs, destinés à des collectionneurs. Installée à Gland, au bord du lac Léman, sa manufacture est notamment équipée de centres d’usinage CNC robotisés de dernière génération. «Kross» fait non seulement référence à la croix suisse mais également au symbole de la croix utilisé pour signifier une collaboration. Après celle avec le géant du divertissement américain Warner Bros Consumer Products, de nouvelles collaborations seront annoncées dans les prochains mois.
Warner Bros. Consumer Products est une division de Warner Bros. (désormais regroupé sous l’entité Warner Media Entertainement) qui dispose d’un portefeuille de marques de divertissement et de franchises telles que DC, Wizarding World de JK Rowling, Looney Tunes ou Scooby Doo.
DC est l’un des plus grands éditeurs mondiaux de bandes dessinées et de romans graphiques. En tant que division créative de Warner Media, DC est chargée d’intégrer stratégiquement ses histoires et personnages à travers le cinéma, la télévision, les produits de consommation, le divertissement à domicile, les jeux interactifs et le service d’abonnement numérique DC Universe.