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Le gardien du temple Cartier

PORTRAIT

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juin 2022


Le gardien du temple Cartier

Il est en charge de préserver le «langage créatif» bien distinct d’une marque qui, malgré le nombre élevé de nouvelles références lancées chaque année, cherche la cohérence stylistique à tout prix. Au sein de Cartier depuis près de 40 ans, Pierre Rainero, responsable «Style, Image et Patrimoine», donne le tempo quant à l’intégrité de la marque. Rencontre.

T

out, chez Cartier, semble avoir une saveur particulière. Prenez sa communication: alors que la plupart des marques se contentent d’envoyer des communiqués plutôt standardisés, ses dossiers de presse semblent conçus comme des «expériences visuelles» en elles-mêmes: danse des typographies, illusions d’optique, jeux de mots, radicalité monochrome... La géométrie Cartier, ce «maître des formes», s’incarne jusque dans les moindres détails de son image.

Ce souci de cohérence et de précision, un homme en est peut-être le gardien plus que tout autre: Pierre Rainero, 38 ans au service de la marque. Au fil des décennies, il a pu aiguiser son regard pour s’assurer d’imprimer le style Cartier dans les multiples créations d’une marque en pleine expansion internationale.

La géométrie Cartier, ce «maître des formes», s’incarne jusque dans les moindres détails de son image.

Son département est d’ailleurs peu habituel dans son intitulé: Style, Image et Patrimoine – organisé «de manière indépendante des départements commerciaux ou marketing», souligne-t-il. Dit plus prosaïquement, il est le légataire de la «culture Cartier», la courroie de transmission générationnelle dans un monde du luxe rapide et changeant. Innover, oui, mais sans trahir. La marque ne manque d’ailleurs pas d’audace, mais même l’expérimentation est sous contrôle, concentrée par exemple dans une collection spéciale («Cartier Libre»). Une cohérence plus que jamais valorisée par une clientèle toujours mieux informée. Rencontre.

Pierre Rainero, Directeur du style, de l'image et du patrimoine de Cartier
Pierre Rainero, Directeur du style, de l’image et du patrimoine de Cartier

Europa Star: Vous êtes entré chez Cartier en 1984. En quoi la Maison actuelle et celle de vos débuts est-elle similaire et, inversement, différente?

Pierre Rainero: Je ne peux vous livrer qu’une réponse assez paradoxale. D’un côté, c’est la même marque dans son approche, sa pertinence, sa fidélité à ses valeurs. D’un autre côté, l’entreprise que j’ai rejointe dans les années 1980 était complètement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, en termes de taille bien sûr mais aussi de contexte: nous étions alors encore en pleine Guerre froide et des territoires entiers n’étaient pas accessibles. La mondialisation de ces trente dernières années a transformé Cartier. Mais pas ses valeurs. Et c’est peut-être ce qui explique son succès. Car la cohérence est la base de l’authenticité.

La joaillerie Cartier dans les colonnes d'Europa Star dans les années 1950.
La joaillerie Cartier dans les colonnes d’Europa Star dans les années 1950.
©Europa Star 1952

De fait, les marques qui connaissent le plus de succès sur la durée affichent une grande cohérence. Vous êtes le gardien de l’image et du style de Cartier. Quels sont vos principes pour garantir cette cohérence, au vu de la production abondante de la marque?

A cette question, je peux vous répondre plus facilement. Il est relativement évident de discerner la filiation stylistique chez Cartier, quelle que soit la catégorie d’objets. Et la manière d’avancer, c’est de toujours prendre de la hauteur: le patrimoine sert notamment à bien identifier les motivations derrière la création de certains objets au cours de l’histoire de Cartier. Nous ne pouvons pas les envisager avec notre prisme contemporain, il faut en comprendre le «pourquoi» et le «comment». Cette traduction créative permanente, c’est ce qui donne toute la pertinence aux objets que nous créons aujourd’hui. C’est le lien qui unit nos créations passées, présentes et futures.

«La mondialisation de ces trente dernières années a transformé Cartier. Mais pas ses valeurs. Et c’est peut-être ce qui explique son succès, basé sur la cohérence.»

Le gardien du temple Cartier

Quelle place pour l’innovation dans ce contexte de vigilance à une certaine cohérence patrimoniale?

Elle est immense car cette approche n’est en rien antinomique avec l’exploration de nouveaux territoires et de nouvelles technologies. L’an dernier, par exemple, nous avons introduit des cellules solaires sur nos Tank Must. Cette année, la structure de base d’une nouvelle version de la Coussin de Cartier est réalisée par impression 3D.

La magie de la Masse Mystérieuse provient de son calibre mobile et condensé en un demi-cercle, transformé en masse oscillante squelette. Résultat de près de huit années de développement au sein de la Manufacture Cartier où il a été imaginé, développé et assemblé, ce mouvement a fait l'objet d'un dépôt de brevet. La technique la plus poussée mise au service du design et de l'esthétique.
La magie de la Masse Mystérieuse provient de son calibre mobile et condensé en un demi-cercle, transformé en masse oscillante squelette. Résultat de près de huit années de développement au sein de la Manufacture Cartier où il a été imaginé, développé et assemblé, ce mouvement a fait l’objet d’un dépôt de brevet. La technique la plus poussée mise au service du design et de l’esthétique.

Cette recherche de cohérence veut-elle aussi dire savoir renoncer à certaines voies créatives? Je pense notamment à votre retour aux icônes de la marque ces dernières années après de nombreux développements en Haute Horlogerie.

Vous savez, rien n’est jamais perdu. Nous continuons d’accumuler des savoir-faire en Haute Horlogerie. Cela nous a justement permis de lancer cette année l’impressionnant modèle Masse mystérieuse, avec son mouvement qui fait office de masse oscillante. Nous menons un investissement considérable dans notre manufacture, qui est déjà à l’origine de 39 calibres différents, toujours avec un style très Cartier. Bien sûr, une grande part des nouveautés de cette année porte sur les montres de forme, afin d’accentuer encore notre contribution distincte en horlogerie.

En 2022, la Pasha de Cartier Grille revient sur le devant de la scène. Une pièce forte dont la grille ajoute encore à la singularité de la montre – et du style Cartier.
En 2022, la Pasha de Cartier Grille revient sur le devant de la scène. Une pièce forte dont la grille ajoute encore à la singularité de la montre – et du style Cartier.

Comment organisez-vous votre patrimoine?

L’essence de notre patrimoine, c’est notre fond d’archives. Dès le début du 20ème siècle, Louis Cartier a commencé à classer et réunir les archives de la marque, dont beaucoup de correspondance. Cela sert toujours énormément à la création mais aussi à la manière de communiquer de Cartier, de façon à respecter le langage de la Maison. On ne peut d’ailleurs vraiment distinguer la fibre technique de la fibre commerciale dans l’histoire de la marque, c’est un tout cohérent. Notre chance, c’est que nous maîtrisons complètement notre communication grâce à un studio photo intégré de longue date, produisant l’imagerie Cartier. Ce studio est d’ailleurs lui-même devenu un élément de notre patrimoine, un témoin photographique!

«Le patrimoine sert à identifier les motivations derrière la création d’objets au cours de l’histoire de Cartier. Il faut en comprendre le «pourquoi» et le «comment». C’est une traduction créative permanente.»

Le gardien du temple Cartier

Vos archives sont-elles entièrement numérisées?

Oui, le fonds d’archives est numérisé depuis plus de 20 ans. Les archives de la marque sont réparties sur trois sites, à Paris, New York et Londres. Un département dédié a été créé dès 1973 afin d’assurer le traitement et l’accessibilité de cette documentation à l’interne. Nous référençons aussi systématiquement tout ce que le «monde extérieur» dit de Cartier. Dont cet entretien, d’ailleurs (sourire).

Ces fonds sont-ils accessibles à un plus large public?

Sur demande, un chercheur ou journaliste peut accéder à certains des éléments.

La version moderne de la montre Santos-Dumont présentée en 1981 dans les colonnes d'Europa Star.
La version moderne de la montre Santos-Dumont présentée en 1981 dans les colonnes d’Europa Star.
©Europa Star 1981

Qu’en est-il des pièces physiques?

Nous disposons d’une collection de pièces que nous mettons à disposition d’établissements culturels et artistiques. L’exposition récente «Cartier et les arts de l’Islam» du Musée des Arts décoratifs à Paris en est une belle illustration. Et nous n’intervenons pas dans le choix des pièces exposées. Cela ne doit pas devenir un outil marketing. Ce qu’il faut toujours cultiver, c’est un point de vue original. A eux, donc, d’interpréter Cartier à leur manière...

Tenue du 21 octobre 2021 au 20 février 2022 au Musée des Arts Décoratifs à Paris, l'exposition «Cartier et les arts de l'Islam» mettait en exergue à travers plus de 500 pièces les influences des arts de l'Islam sur la production de bijoux et d'objets précieux de Cartier du début du 20ème siècle à nos jours.
Tenue du 21 octobre 2021 au 20 février 2022 au Musée des Arts Décoratifs à Paris, l’exposition «Cartier et les arts de l’Islam» mettait en exergue à travers plus de 500 pièces les influences des arts de l’Islam sur la production de bijoux et d’objets précieux de Cartier du début du 20ème siècle à nos jours.