es nouveautés présentées lors du salon Watches and Wonders 2023 incarnent la vision singulière du «temps Cartier», qui s’exprime de manière «cyclique et non linéaire». Depuis son arrivée en 2016 à la tête de la marque, Cyrille Vigneron a engagé un processus de transformation et de réinvention de ses icônes, qui porte ses fruits: selon certaines estimations, l’horlogerie Cartier se serait même hissée à la deuxième place des marques horlogères mondiales, derrière l’inamovible Rolex.
Parmi ces modèles présentés au salon figure bien sûr la Tank, dont une «nouvelle» série faisant référence au tout premier modèle du genre lancé en 1917 et baptisée tout simplement… la Tank Normale! De multiples nouvelles interprétations des nombreuses lignes phares de la marque – la Pasha, la Baignoire, la Panthère ou la Santos de Cartier – rejoignent ce joyeux bal où presque toutes les formes imaginables du règne horloger sont présentes. Mais aussi l’audacieuse Clash [Un]limited, au design sans pareil…
Lors d’un entretien donné à un cénacle de plusieurs journalistes durant le salon, Cyrille Vigneron a partagé sa vision pour la marque, le chemin parcouru et ce qu’il reste à accomplir. Dès lors, toutes les questions posées ne sont pas forcément celles d’Europa Star mais par commodité de langage sont unifiées dans une même structure reflétant la teneur de la conversation. Ou comment le journalisme horloger aussi peut faire cause commune!
- Cyrille Vigneron, Président et CEO de Cartier
Europa Star: Avec 87 nouvelles références présentées lors du salon Watches and Wonders, votre collection de nouveautés paraît très large. Quel en est le fil conducteur?
Cyrille Vigneron: A vrai dire, par rapport à 2016, année de mon retour chez Cartier, nous présentons beaucoup moins de nouvelles références! A l’époque, la perception était que l’horlogerie était un marché de nouveautés, à alimenter en conséquence: cela reste vrai dans une certaine mesure, mais si vous regardez les maisons horlogères qui ont connu la plus forte croissance ces dernières années, ce ne sont pas celles qui présentent la plus grande variété de modèles différents. Ce qui compte, c’est d’avoir une image forte et cohérente en tant que marque. Même si les nouveautés peuvent être assez différentes l’une de l’autre, elles sont toutes «Cartier». Et notre distinction, nous la trouvons dans l’horlogerie de forme, dans la technique au service du design. L’innovation technique que nous présentons l’illustre bien, que ce soit la version squelette de la Santos-Dumont que nous présentons cette année, la nouvelle version à affichage sur 24h de la Cartier Privé Tank Normale ou encore le mouvement faisant office de masse oscillante sur la montre Cartier Masse Mystérieuse introduite l’an dernier. La collection Cartier Libre autorise également toute créativité. Cette innovation est au service de l’esthétique et doit passer l’épreuve du temps. L’intemporalité ne veut pas dire bien vieillir mais ne pas vieillir! Est-ce que ce modèle date d’il y a 20 ou 50 ans? On ne saurait dire…
Comment «doser» cette innovation sur des modèles qui peuvent se suffire à eux-mêmes – et ne pas en faire trop?
Le plus important est de ne pas faire de l’innovation un dogme, une idéologie. La force du patrimoine esthétique peut en effet être suffisante. Ensuite, il s’agit de porter un regard neuf, celui de l’artiste, sur des éléments qui ne le sont pas. Si l’on sort du cadre strictement horloger, c’est que parvenait à faire l’exposition Cartier et les Arts de l’Islam l’an dernier. Et cela concerne aussi la communication, à l’image de notre récente campagne réalisée par Guy Ritchie pour la Tank Française, avec Catherine Deneuve qui reprend certains de ses rôles les plus fameux. Nos boutiques également sont innovantes, avec des concepts différents d’un endroit à l’autre, un ancrage qui change et s’adapte à chaque ville, chaque immeuble. Il ne s’agit pas de concevoir les boutiques les plus neuves, ni les plus uniformisées, mais les plus justes. L’innovation est partout, mais ne doit pas devenir une obsession.
- Depuis sa création en 1912, la montre Baignoire connaît de multiples variations. En or rose, jaune ou toute pavée, elle affiche cette année de nouvelles proportions.
En matière de positionnement prix, les Must présentées l’an passé affichaient des tarifs très démocratiques. Cette année, votre positionnement prix paraît plus élevé…
Lorsque nous avons décidé de revisiter nos lignes iconiques, nous avons souhaité offrir des propositions intéressantes à tout niveau de prix. Vous pouvez ainsi trouver un modèle comme la Tank Française en acier, or ou encore serti… Ce n’est pas une question d’un créneau de prix contre les autres: tous les créneaux de prix doivent être justes. Ils ont été ajustés à l’inflation cette année. Nous faisons d’ailleurs le même constat sur le marché secondaire: certains modèles enregistrent des croissances de cote très forte, quelle que soit leur gamme de prix originelle.
Une concurrence mondiale féroce s’est engagée dans l’augmentation de la part des groupes et marques en joaillerie, une activité historiquement majoritairement «non brandée». Comment vous positionnez-vous?
Pour nous, le point important sur lequel nous avons insisté depuis près d’une décennie était de trouver la cohérence Cartier. Quelqu’un me disait récemment que le design Cartier était, d’une certaine manière, «inéluctable», ce qui est un magnifique compliment. Mais arriver à l’intemporalité met un peu de temps, vous savez, l’éternité c’est assez long, surtout à la fin! (sourire) Il était important de trouver un style Cartier qui peut aussi être en tension entre l’unique et l’universel, l’exubérence et l’épure, la forme et le classique. Nous remettons au goût du jour des créations parfois très anciennes. Et bien sûr, nous somme copiés, on entend parfois dire par les commentateurs: «C’est une Santos en moins bien». Nous devons sortir de l’imitation de l’existant. Quelque part, ce n’est pas grave si vous ne vous souvenez pas de l’année de sortie précise de tel ou tel modèle. C’est peut-être même mieux!
- Fidèle à l’élégance du modèle original de 1904, la montre Santos-Dumont fait l’objet d’un mouvement squelette dont tous les détails d’architecture rendent hommage à l’aviateur.
Quels sont les défis les plus importants que vous ayez relevés depuis votre arrivée chez Cartier? Et quels défis majeurs restent à relever?
Le point central était d’amener un changement assez fort, pour faire mieux connaître la singularité de Cartier à un public assez large de collectionneurs et connaisseurs. Nous n’avons pas l’obsession d’être un horloger purement «horloger». On associe souvent par défaut la mécanique à une image assez masculine. Mais l’élégance plaît aussi aux hommes. Nous nous retrouvons très bien dans notre esthétique Cartier, que ce soit dans le détail des bracelets de la Panthère Graphique ou l’énergie de la Crash Tigrée. Nous travaillons donc fortement cette identité, ce sens du détail, cette élégance. Parmi les défis importants à relever, il faut mentionner la volonté de traçabilité dans un secteur assez discret jusque-là en la matière. Nous repoussons certaines frontières avec la Watch & Jewellery Initiative 2030 mais les résistances restent fortes. De même, nous faisons attention à la notion de rareté: aujourd’hui, un produit trop rare mais fortement communiqué peut générer de la frustration auprès des clients.
Justement, quels moyens mettez-vous en œuvre face aux pressions logistiques et aux délais actuels sur la chaîne d’approvisionnement?
Nous avons mis en place une flexibilité industrielle permettant de ramener des processus de production externes à l’interne. Plus un processus est automatisé, plus vite nous pouvons réagir. Nous avons ainsi intégré de nouvelles machines d’usinage rapide. Ce travail nous a permis de passer de délais de production allant de neuf à douze mois auparavant à trois mois aujourd’hui. L’avenir est à des chaînes d’approvisionnement courtes et à la flexibilité industrielle. Nous n’hésitons pas à partager des technologies avec les fournisseurs pour être plus efficaces. Nous identifions aussi beaucoup de synergies entre nos activités d’horlogerie et de joaillerie. Par exemple, notre site d’étampage à Glovelier fait aussi de la joaillerie. Grâce à tout cela – et sans parler de l’intelligence artificielle sur laquelle nous travaillons également – nous parvenons à augmenter nos capacités de production.
Autre point-clé aujourd’hui: la gestion du CPO, alors que certains analystes estiment que le marché secondaire dépassera le marché du neuf à terme. Quelle est votre stratégie sur ce point?
Il faut passer par des tiers de confiance, dans notre cas à travers des collaborations avec Watchfinder & Co. ou Bucherer. Un «market maker» neutre est plus logique et crédible que des marques qui prennent en charge elles-mêmes cette activité, à part pour les pièces les plus anciennes qui ne sont pas au catalogue. Les tiers de confiance disposent également d’une offre plus large.
- Clash [Un]Limited
Finalement, quelles perspectives identifiez-vous pour 2023?
Elles sont très bonnes, notamment avec l’ouverture de la Chine. L’Asie du Sud-Est aussi performe bien. Maintenant, l’horlogerie reste dépendante de ce qui va se passer en Europe et aux Etats-Unis, où beaucoup craignent une crise du crédit. Les turbulences bancaires peuvent impacter l’horlogerie.