hristoph Grainger-Herr a débarqué chez IWC en passant par une porte inhabituelle: celle du musée de la marque! Jeune designer ayant fait des études «100% artistiques», insiste-t-il, au Royaume-Uni puis en Suisse, à Bâle, il fut tout d’abord commissionné par la manufacture de Schaffhouse pour concevoir le musée retraçant les 150 ans de la marque.
Il n’a depuis jamais passé la porte dans l’autre sens, au sein d’une marque dont il est devenu CEO en mars 2017. Lourde tâche que de succéder au bouillonnant Georges Kern qui, après avoir après avoir décuplé le chiffre d’affaires d’IWC en 15 ans puis pris la tête de l’horlogerie selon Richemont, s’est subitement envolé pour d’autres cieux concurrents.
- Christoph Grainger-Herr, CEO d’IWC
- Photo©Fabien Scotti/Europa Star
Europa Star: Pas facile de succéder à un Georges Kern très médiatisé et qui a quitté la marque après en avoir fait un succès considérable...
Je vous dirais que c’est une chose que de prendre en mains une entreprise qui ne se porte pas bien et de tenter de la redresser et une autre que de reprendre le pilotage d’une marque à succès… Ce n’est pas pour autant une sinécure, au contraire. Mon challenge est de poursuivre sur la route du succès, de l’améliorer encore. Je dois le faire avec précaution, en tenant compte de la route déjà suivie, en travaillant sur le long terme, en m’adaptant aux conditions changeantes, en imaginant le futur.
- Tribute to Pallweber Collection
A part vous-même, dans la galaxie Richemont des CEO, seul Nicolas Bos provient du monde artistique. On peut l’imaginer pour une marque «artistique» comme Van Cleef & Arpels. Mais IWC est considérée comme une marque «d’ingénieurs». Votre background est-il un avantage à vos yeux? N’est-ce pas un changement de culture?
En tant que designer, vous êtes au centre d’un processus créatif, vous devez tenir compte de tous les éléments et de tous les aspects de la réalité: artistique, technique, commerciale. Vous devez avoir une vision à 360o, une ouverture d’esprit totale et parvenir à exprimer en substance une réalité complexe, que ce soit dans un objet – une montre – ou dans un musée. Ceci dit, après m’être occupé du design du musée de la marque, qui oblige à un regard à la fois rétrospectif et tourné vers le futur, je suis aussi passé par le marketing, la distribution, les ventes…
«Dans ce contexte où rôde aussi Big Brother, la montre mécanique rassure. C’est un feel-good factor. Et qu’est-ce que l’industrie du luxe sinon un feel-good factor!»
Que pouvez-vous nous dire des évolutions que vous entendez apporter à l’offre de la marque? Ne craignez-vous pas la concurrence montante, notamment – et c’est ironique – de la part de Breitling?
IWC est très bien positionné. Nous n’avons pas varié depuis des années et occupons fortement l’espace compris entre 5’000-6’000 francs et 10’000-12’000 francs. La marque est forte, bien ancrée. Elle est là depuis 150 ans, pionnière dans l’industrialisation de l’horlogerie suisse, elle dispose de produits et de lignes iconiques très bien réparties et échelonnées. IWC est une marque vraiment globale, dans tous les sens du terme: nous sommes présents partout. Mais une marque qui a encore devant elle un gros potentiel de développement. La concurrence qui vient sur nos terres ne nous fait pas peur. Il y a toujours eu de la compétition. Ce n’est pas nouveau.
- The IWC Jubilee 150th Anniversary Collection
- 1. Big Pilot’s Watch Annual Calendar Edition « 150 Years »; 2. Portofino Hand-Wound Moon Phase Edition « 150 Years »; 3. Da Vinci Automatic Edition « 150 Years »; 4. Tribute To Pallweber « Edition 150 Years »; 5. Portugieser Constant-Force Tourbillon Edition « 150 Years »
La collection Jubilee a été particulièrement remarquée au cours du dernier SIHH. Beaucoup y ont vu la marque d’une inflexion «vintage» voire «néo-vintage » de vos collections...
Cette collection a été initiée bien avant ma nomination. Le mouvement à affichage digital, inspiré d’une de nos montres de poche, a nécessité cinq ans de développement pour son adaptation à une montre de poignet. Il a fallu tout refaire. Le saut du disque au 10e de seconde devait être d’une précision redoutable, nécessitant un disque très léger. La montre a deux barillets, un pour le mouvement proprement dit et un dédié au mécanisme de saut instantané. Ce mouvement nous a fascinés, et il semble avoir fasciné beaucoup de gens. Il arrive au bon moment.
D’aucuns déplorent ce retour généralisé de l’horlogerie aux codes du passé…
Aujourd’hui, dans un contexte de digitalisation rapide du monde, on se rend compte que les gens recherchent et chérissent la simplicité du monde «analogique». Les temps ont changé. A l’époque de l’essor du modernisme et de la productivité, on pensait que les nouveaux objets proposés allaient dans le sens de l’amélioration générale des conditions de vie. Le futur était une frontière vers laquelle tendre pour le meilleur.
Mais depuis les années 1980, une déconnexion s’est produite entre productivité et vie meilleure pour tous. Regardez ce qui se passe dans le monde des apps: c’est la meilleure app qui tue toutes les autres et emporte tout, sans que cela n’apporte un réel bénéfice à tous. Le futur n’est plus synonyme de «meilleur».
«Nous sommes présents partout dans le monde et avons 50 boutiques en nom propre et environ 600 à 800 détaillants wholesale. Nous n’avons aucune intention d’en diminuer le nombre, au contraire.»
On est obligé de l’accepter, mais on n’en n’a pas forcément envie. Regardez la voiture autonome: elle va arriver, mais qui en a vraiment envie? Dans ce contexte où rôde aussi Big Brother, la montre mécanique rassure. C’est un feel-good factor. Et qu’est-ce que l’industrie du luxe sinon un feel-good factor!
Mais revenons à l’offre IWC. Comment la définiriez-vous et quelles sont vos collections-phare?
Nos trois collections-phare sont les «trois P»: la Portugaise, la Portofino et la ligne des Pilot. Elles synthétisent l’esprit IWC: un système conçu avec le sérieux des ingénieurs et décoré avec soin et subtilité. Sans parler d’un rapport qualité/prix incontestable. Ce qui nous anime, c’est d’offrir des fonctions complexes mais fonctionnelles et de les simplifier pour les rendre disponibles. De ce point de vue, l’innovation est au centre de notre démarche. Prenez par exemple le champ des calendriers: notre intention est d’être clairement leaders dans ce domaine.
Qu’en est-il de votre distribution? Quelle est la part de e-commerce? Vous avez récemment annoncé des avancées supplémentaires dans ce domaine.
Notre objectif est prioritairement d’offrir à notre client toute la palette des choix possibles. Il doit pouvoir se rendre facilement dans un lieu physique, s’il le désire, opter pour un mix entre le monde physique et le monde virtuel, ou encore ne vouloir passer que par le canal du e-commerce. C’est absolument nécessaire d’offrir ce choix, ce service global. Mais il ne faut pas se voiler la face: vendre un produit de luxe uniquement par e-commerce est et reste très difficile. La montre est devenue un produit essentiellement émotionnel. Qui en a un pur besoin utilitaire?
- L’OBJET: «Si je suis aujourd’hui CEO d’IWC, je le dois sans doute aussi, et grandement, à un de mes tout premiers projets, la réalisation d’une boutique d’accessoires pour gentlemen, la London Longmire Cufflinks de Sloane Street à Londres. C’est là que j’ai acquis cette paire de boutons de manchettes. Si je n’avais pas réalisé cette boutique, je n’aurais sans doute jamais travaillé pour le Musée d’IWC! Donc je ne serais probablement pas ici, en face de vous…»
- Photo©Fabien Scotti/Europa Star
Concrètement, combien de points de vente physiques et quelle stratégie online?
Nous sommes présents partout dans le monde et avons 50 boutiques en nom propre et environ 600 à 800 détaillants wholesale. Nous n’avons aucune intention d’en diminuer le nombre, au contraire. Chaque canal doit être en pleine force. En ce qui concerne le e-commerce, nous avons démarré aux Etats-Unis, un marché mature en ce sens. En Europe, nous privilégions encore les ventes transitant par le téléphone et passant donc par un rapport direct avec le client. C’est un canal qui fonctionne très bien. Sur ces marchés, nous répondons ainsi mieux aux attentes de nos clients. Mais l’ensemble est encore en construction. Vous ne trouverez pas encore partout l’affichage des prix: ils le sont là où le e-commerce est déjà pleinement implémenté. Mais cela viendra certainement sur tous les marchés – sans renoncer pour autant, je le redis, au brick-and-mortar.
Vous n’êtes pas très présent sur un marché qui prend de l’importance, les ventes aux enchères…
C’est vrai et nous en sommes conscients. Nous avons récemment fondé notre Heritage Centre et nous formons des horlogers spécifiquement pour entretenir et restaurer nos pièces historiques. Ce centre est d’ailleurs installé à côté de notre musée. L’amélioration de ce service patrimonial est un premier pas. Nous entendons bien faire de gros efforts dans cette direction.
Une question-bateau, mais incontournable: avez-vous des projets de montre «augmentée» ou, en d’autres termes, de montre «connectée»?
Très franchement, nous n’avons aujourd’hui pas de projet dans le pipeline, prêt à surgir sur le marché. Mais nous avons des intérêts que nous explorons pour certaines fonctions. Je pense aux technologies d’identification et d’accès, ou à celles du paiement. Nous avons un projet en route avec Mercedes pour l’intégration d’une clé électronique… Nous ne lancerons un module uniquement le jour où ce sera vraiment éprouvé et fonctionnel. On ne se refait pas!