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Porrentruy, son École, sa Clinique

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juin 2024


Porrentruy, son École, sa Clinique

Contrairement à celle de Genève, de la Vallée de Joux, de La Chaux-de-Fonds, du Locle, de Bienne ou d’autres encore, l’histoire de l’horlogerie à Porrentruy est méconnue. C’est que l’horlogerie n’est parvenue que tardivement dans ce territoire alors relativement isolé des confins du Canton du Jura, tout proche de la France et non loin de Bâle. Ce n’est en effet qu’au milieu du 19ème siècle que s’y créèrent les premières «fabriques». Mais à part le tissu industriel horloger qui, du coup, s’y est fortement développé, non sans hauts et bas, et persiste jusqu’à nos jours, deux lieux retiennent ici notre attention: une École et une Clinique.

L

e 9 décembre 1842, «le préfet du district de Porrentruy avise le Gouvernement bernois [NDLR auquel appartenait encore ce territoire francophone qui fait désormais partie du Canton et République du Jura] qu’une Société d’actionnaires s’est constituée à Porrentruy dans le but d’y introduire l’industrie horlogère». On doit l’initiative au préfet de Porrentruy, Joseph Choffat, qui lance alors un appel pour la «constitution d’une Société d’actionnaires pour l’introduction de l’horlogerie en Ajoie [NDLR du nom de la région de Porrentruy]». Dès le départ, le projet de développement économique porté par Choffat s’accompagne du lancement d’une nécessaire formation professionnelle pour fournir en main d’œuvre l’industrie naissante. Choffat crée ainsi le premier atelier d’horlogerie destiné à former des apprentis dans les locaux de l’Hospice installé dans l’imposant château de Porrentruy, où sont accueillis par ailleurs nécessiteux, vieillards et enfants abandonnés.

Le Château de Porrentruy où fut installé en 1842 le premier atelier d'apprentissage de l'horlogerie.
Le Château de Porrentruy où fut installé en 1842 le premier atelier d’apprentissage de l’horlogerie.

Comme l’écrit l’historien Pierre-Yves Donzé, le préfet Choffat veut «offrir une formation professionnelle aux enfants pauvres et orphelins dans un objectif aussi moral que social. Il s’agit en effet d’inculquer à ces enfants des valeurs d’ordre, d’épargne et d’obéissance qui doivent leur permettre de s’émanciper du paupérisme. L’horlogerie est alors une activité qui doit permettre la réalisation de ces desseins.» Dirigé au départ par deux maîtres horlogers, l’apprentissage vise alors à promouvoir l’idéal du petit fabricant qui est parvenu à l’indépendance.

Mais même si cette initiative ne dura pas et que l’atelier dut fermer ses portes en 1850, 32 apprentis y avaient été formés. Et en 1866 on recensait déjà 57 ateliers horlogers à Porrentruy puis 120 en 1871. Bientôt, la nécessité de créer une véritable école horlogère allait s’imposer. Elle va être créée dès 1882 car alors «le manque de bons ouvriers se fait toujours plus sentir» mais que par ailleurs aussi «sans connaissances scientifiques il est impossible de suivre les nouveaux perfectionnements que subit sans cesse cette branche d’industrie», est-il déclaré lors de l’assemblée qui lança sa création.

L’expansion

Un Emile Juillard (1853–1941) est parfaitement représentatif de cette introduction de l’industrie horlogère dans le territoire de Porrentruy. En 1872, il va transformer l’atelier de terminage familial en «comptoir d’horlogerie». Dès 1890, il va développer ses propres calibres puis lancer diverses marques pour commercialiser ses propres montres: Bulla, la plus connue, mais aussi Carpe Diem, Carpo ou Tilleul. Il propose montres pour Dames, Messieurs, À Clé ou encore Grandes Américaines. Il va également présider la commission de l’École d’Horlogerie de 1900 à 1935. La Bulla SA perdurera jusqu’en 1973, quand elle fut contrainte de rendre les clés, tuée par le quartz (entre autres raisons).

La Clinique Horlogère archive
La Clinique Horlogère archive

La Clinique Horlogère / Indicateur Davoine archives, 1942
La Clinique Horlogère / Indicateur Davoine archives, 1942

Bulla n’est qu’un exemple parmi bien d’autres. On pourrait aussi citer longuement la Phénix, une puissante manufacture qui remonte à 1873, ou encore Helios, dont l’histoire remonte à 1883, née elle aussi à Porrentruy au cours de cette vague d’industrialisation et qui connut une belle renommée. En 1958, elle employait 100 collaborateurs «consciencieux, compétents, fidèlement attachés à l’entreprise dont ils ont le souci d’assurer la marche prospère. Hélios est une maison où règne un excellent esprit et où la recherche de produits nouveaux, élégants, ne perd jamais ses droits. Son personnel et sa main-d’œuvre travaillent dans un immeuble rénové, spacieux et agréable, où ils se sentent à l’aise. Il n’a rien de prétentieux, mais de cette maison calme, paisible, sortent chaque jour des montres calendrier, des montres bracelets, des montres automatiques, des chronographes, tous genres appréciés par une clientèle restée fidèle», peut-on lire dans Le Bulletin de l’Association pour la défense des intérêts du Jura. Une clientèle alors internationale, comme le montre cette publicité parue en 1945 dans un des magazines de la galaxie Europa Star, destiné à l’Amérique Latine.

Publicité Helios parue en 1945 dans La Revista Relojera / Europa Star
Publicité Helios parue en 1945 dans La Revista Relojera / Europa Star

Un très dense tissu artisanal et industriel se constitue dès lors en Ajoie autour de Porrentruy. Dans cette dynamique, de nombreux ateliers et usines se spécialisèrent dans la sous-traitance, la fabrication de boîtes, de composants, d’outils, de pierres fines…

Si aujourd’hui il ne subsiste plus aucune de ces marques qui firent la renommée de Porrentruy, le fort tissu industriel et artisanal qui accompagna leur croissance est toujours très vivace. Ainsi, dans toute l’Ajoie – et au-delà dans le Canton du Jura – on retrouve une myriade d’entreprises issues directement ou indirectement de cette histoire, dont certaines très importantes: des boîtiers, comme Louis Lang, Simon & Membrez ou MRP, des spécialistes de verres saphir, comme Erma, Sébal, des cadraniers, comme Vicro, Cadranor, Fraporlux, le grand spécialiste des bracelets caoutchouc Biwi, des fabricants de composants, comme AJS, beaucoup d’entreprises de décolletage, des fabricants d’outils et de machines, des galvano-plasticiens, etc…

Et de grandes marques y ont des centres de production ou des ateliers d’assemblage et d’emboîtage, comme Jaeger-LeCoultre, Cartier, Blancpain, TAG Heuer… Sans compter les importantes marques qui sont installées dans le Canton du Jura, notamment dans la région des Franches-Montagnes, comme Richard Mille/Valgine, Maurice Lacroix, voire des indépendants comme l’excellent Vicenterra.

De cette histoire, somme toute assez brève par rapport aux autres régions horlogères de Suisse, on retrouve la mémoire à La Clinique Horlogère, et du présent dynamisme témoigne l’École d’horlogerie de Porrentruy, pôle d’excellence où se forment les horlogers et opérateurs de demain.


À LA CLINIQUE HORLOGÈRE

Christian Etienne, le fondateur de La Clinique Horlogère, est tout à la fois la mémoire vivante de l’horlogerie du district de Porrentruy (ou district de l’Ajoie) dont il collecte systématiquement la mémoire et les archives, horloger restaurateur et, plus récemment, créateur de sa propre marque éponyme.

Christian Etienne devant sa Clinique Horlogère de Porrentruy. Photo Guillaume Perret
Christian Etienne devant sa Clinique Horlogère de Porrentruy. Photo Guillaume Perret

Né en 1965, «baignant dans l’horlogerie dès son plus jeune âge», comme il le dit lui-même, Christian Etienne intègre tout naturellement l’École d’Horlogerie de Porrentruy dont il ressortira horloger-rhabilleur en 1985. A la sortie de l’école, on vient le chercher et on lui propose de venir faire un stage chez Rolex à Bienne. «Pendant deux mois et demi j’ai fait de l’assemblage et, au bout de ce stage, on m’a proposé de m’engager en fixe pour un poste au réglage des balanciers. Mais moi, j’aime toucher à tout et je ne me voyais pas m’enchaîner à cette unique opération.» Il refuse le poste et trouve un emploi chez un détaillant de Lausanne pour s’occuper du service après-vente. Il y restera un an et demi avant de reprendre sa liberté et de fonder sa Clinique Horlogère en 1987 pour y effectuer réparations et restaurations.

Les débuts sont assez difficiles. «Les gens du coin, assez modestes, n’avaient pas grand-chose», nous explique-t-il. Il publie alors des petites annonces dans des journaux de Bâle (la ville est à une cinquantaine de kilomètres et Porrentruy fut autrefois ville de résidence des princes-évêques de Bâle) et «le travail décolle», des collectionneurs bâlois s’adressant à lui pour la restauration de pièces anciennes.

Porrentruy, son École, sa Clinique

Mais le véritable grand coup d’accélérateur intervient quand il répond à une annonce de Renaud & Papi qui cherche un horloger pour assembler des complications. Après trois semaines d’essais sous la houlette de Stephen Forsey, alors responsable de l’atelier des complications, il est engagé pour monter des mouvements compliqués, et autorisé à le faire chez lui, dans sa Clinique de Porrentruy. «Ça a duré quelques années et ça m’a ouvert bien des portes.»

Il va ainsi travailler notamment pour Omega à la restauration de pièces ou pour Paul Picot, recevoir des mandats d’expertise de la part d’assureurs spécialisés en horlogerie, se voir appelé par Girard-Perregaux pour estimer les dégâts suite à un vol dans leur musée de la Villa Marguerite à La Chaux-de-Fonds, être demandé pour estimer la valeur des pièces du Musée d’Audemars Piguet, devenir expert attitré auprès des tribunaux pour de semblables estimations. En parallèle, il restaure de nombreuses montres et pendulettes en provenance d’un peu partout, USA, Allemagne, Italie, voire Japon. Il est aussi amené à restaurer des pendulettes d’importance historique.

Christian Etienne dans sa Clinique Horlogère, mars 2024. Photo Guillaume Perret
Christian Etienne dans sa Clinique Horlogère, mars 2024. Photo Guillaume Perret

Un de ses hauts faits intervient en juillet 2004. «La manufacture CompliTime, (Robert Greubel & Stephen Forsey), me contacte afin de me proposer un travail exceptionnel, raconte-t-il. Une séance est agendée à La Chaux-de-Fonds où on me présente un prototype de planétaire. Mon mandat, si je l’accepte, sera d’assembler un mouvement similaire dans lequel les ponts originairement en laiton seront remplacés par des ponts en titane.

Le Planétarium de Richard Mille. Représentations et indications astronomiques: Rotation de la terre sur son axe, Rotation de la terre autour du soleil, Obliquité de la terre, Rotation de la lune sur son axe, Rotation de la lune autour de la terre, Phase de lune, Équation de temps, Mercure, Vénus, Soleil. Matériaux utilisés: Titane, acier, laiton, or, argent, tungstène. Le ressort de barillet est conçu pour posséder une durée de vie d'environ 350 ans. Chacune de ses pièces pourra être fabriquée à nouveau dans le futur.
Le Planétarium de Richard Mille. Représentations et indications astronomiques: Rotation de la terre sur son axe, Rotation de la terre autour du soleil, Obliquité de la terre, Rotation de la lune sur son axe, Rotation de la lune autour de la terre, Phase de lune, Équation de temps, Mercure, Vénus, Soleil. Matériaux utilisés: Titane, acier, laiton, or, argent, tungstène. Le ressort de barillet est conçu pour posséder une durée de vie d’environ 350 ans. Chacune de ses pièces pourra être fabriquée à nouveau dans le futur.

Il y a mille quatre cents composants au total dont cinq cent cinquante vis. L’habillage de ce Planétarium et son design ne sont pas encore connus; ce sera la maison Valgine & Richard Mille, les commanditaires, qui se chargera de le concevoir. Accepter un tel mandat ou non, n’est pas une décision qui se prend à la légère. Je demande donc l’autorisation d’emporter le mouvement à Porrentruy, afin de l’étudier plus en détail.» Vont suivre trois ans de travail puis ce seront les feux de la rampe: Paris, Tokyo, Moscou, Dubaï, Doha où la pièce sera présentée, aux côtés de Richard Mille. (A propos du rôle de Richard Mille à Porrentruy, nous en reparlerons un peu plus loin, dans l’École.)

Fou d’archives

Tout ce parcours s’accompagne d’une autre passion: les archives. Et quand on parle ici d’archives, ce sont, autant les montres elles-mêmes, au centre de l’attention, que les témoignages sur papier – plans, écrits, publicités, registres – ou que les mouvements et composants physiques que l’on peut retrouver – rouages, spiraux, blancs, ébauches, vis, ressorts, etc… la liste est infinie.

Capture d'écran du site www.christian-etienne.com
Capture d’écran du site www.christian-etienne.com

Christian Etienne, en homme on ne peut plus méthodique, collecte, rassemble, étudie, classifie, enregistre tous ces «témoignages» d’une horlogerie locale passée – et parfois si proche encore. De la masse hyper-ordonnée des composants, il en tirera ici et là des pièces manquantes, et quant aux archives papier, il va les classifier de même, les diffuser, les présenter, les commenter, sur son site (cliniquehorlogere.ch). Il se donne aussi une spécialité: les chronographes, répertoriant et détaillant tous les mouvements chronographes existants dans une banque de données mise à disposition sur le même site.

Un Calibre Omega 267 avant et après restauration
Un Calibre Omega 267 avant et après restauration

Sa passion l’a amené aussi à monter des expositions, par exemple autour de l’horlogerie russe, ou encore sur «L’objet promotionnel dans l’horlogerie haut de gamme». Comme on peut le voir, l’homme fourmille d’intérêts. Cette plongée à la fois physique et intellectuelle dans l’horlogerie écoulée lui donne une profondeur de vue, un regard affûté qu’il va s’employer à exercer pour créer ses propres montres.

Créer sa propre marque

En 2019, Christian Etienne commence à travailler sur des chronographes. Il refait entièrement des mouvements Valjoux 23 et 22, les démonte intégralement, repart à zéro, bleuit des pièces fonctionnelles, remonte le tout. «Mes clients me demandaient sans cesse pourquoi je ne créais pas ma propre marque. Ils me poussaient, mais je me disais que créer une marque voulait dire des moyens financiers, de la publicité… trop lourd. Mais ils insistaient: des montres simples, avec des mouvements qui ont une histoire, pas de l’ETA, autre chose… J’ai alors fait quatre pièces, avec des mouvements Peseux, j’ai fait quatre boîtes, quatre cadrans, etc… Et puis je m’y suis mis.»

Le modèle Christian Etienne 267 à petit seconde
Le modèle Christian Etienne 267 à petit seconde

Un calibre l’intéressait tout spécialement, qu’il connaissait bien pour avoir travaillé pour Omega: le calibre Omega 30 mm, fabriqué entre 1939 et 1963, produit à 3 millions d’exemplaires.

«C’est un calibre avec des pièces aux proportions idéales, auxquelles il doit son exceptionnelle régularité de marche. Cela s’exprime, par exemple, par un échappement le plus petit possible pour ce type de calibre combiné avec une surface du barillet et du balancier étendue à l’extrême limite. Ce balancier sera amélioré au fil des années en tenant compte des dernières avancées technologiques horlogères. En 1942, une protection antichoc Incabloc sera utilisée pour la première fois pour protéger le balancier des chocs et des vibrations. Dès 1950, le balancier bimétallique à vis sera remplacé par un balancier en Glucydur, composé d’un alliage à base de cuivre. Ce balancier mono-métallique est insensible aux champs magnétiques. C’est le calibre préféré des horlogers grâce à sa simplicité, fiabilité, solidité et sa grande précision chronométrique», nous explique-t-il. Et dans les tiroirs de ses «archives», il en conserve de toutes sortes, depuis 1943 jusqu’à 1963.

Ces calibres, il va les défaire intégralement, démonter et nettoyer chaque composant, en contrôler la qualité, restaurer ou remplacer ce qui est endommagé, usé voire cassé. Il va retravailler les ponts, les satiner, polir les angles avec précision, roder à la main leur surface supérieure, rhodier la platine pour maximiser la réflexion de la lumière à l’intérieur du mouvement, bleuir la raquetterie et les vis, exercer parfois son très beau «perlage aléatoire», ajuster, remonter, régler le tout.

Le modèle Christian Etienne 30SC-R à seconde centrale
Le modèle Christian Etienne 30SC-R à seconde centrale

Avec un prototypiste et aidé de son fils, horloger-rhabilleur et designer horloger, il va dessiner sa propre boîte à fond vissé (39 mm de diamètre), ses propres aiguilles aux extrémités concaves, ses cadrans épurés pour une lisibilité optimale et va lancer des petites séries de 5, 6 ou 8 pièces, avec secondes centrales ou petite seconde selon les modèles. Des montres rondes, simples, essentielles, ergonomiques, en acier, dotées de verres saphir sur les deux faces, étanches grâce à leur fond vissé.

Logiquement, ces montres sont intégralement réalisées avec un groupe d’artisans de la région de Porrentruy, de l’Ajoie et du Canton du Jura. Une seule exception, les aiguilles qu’il est allé faire fabriquer un peu plus loin, jusqu’à Bienne, distante quand même de 60 kilomètres… Mais bien plus près de La Clinique, il y a l’École, où Christian doit maintenant filer car il y est aussi professeur…


À L’ÉCOLE

La nécessité d’une École d’horlogerie à Porrentruy a, comme on l’a vu plus haut, été formulée dès 1882. L’École elle-même a ouvert ses portes deux ans plus tard, en 1884. Depuis lors, elle a subi bien des transformations, a failli même disparaître au tournant des années 1970, a remonté la pente dès le début des années 1990 et se retrouve aujourd’hui florissante au cœur de l’École Professionnelle Technique, logée dans la vaste et vibrante Cité des Microtechniques, aux portes de Porrentruy.

Le bâtiment principal de la Cité des Microtechniques de Porrentruy au centre d'un vaste espace comprenant une dizaine de bâtiments et constructions. Parmi eux le Jurassica Dinotec, musée en plein air créé lors de la découverte durant un chantier d'agrandissement de traces fossilisées de dinosaures. Clin d'œil aux futurs horlogers (et autres), deux horloges permettent aux visiteurs de mieux appréhender le temps géologique (millions d'années), comparé à la mesure précise du temps (millisecondes).
Le bâtiment principal de la Cité des Microtechniques de Porrentruy au centre d’un vaste espace comprenant une dizaine de bâtiments et constructions. Parmi eux le Jurassica Dinotec, musée en plein air créé lors de la découverte durant un chantier d’agrandissement de traces fossilisées de dinosaures. Clin d’œil aux futurs horlogers (et autres), deux horloges permettent aux visiteurs de mieux appréhender le temps géologique (millions d’années), comparé à la mesure précise du temps (millisecondes).

Claude Maître, directeur de la Division Technique de ce Centre jurassien d’enseignement et de formation (CEJEF), nous le dit d’emblée: «Je suis un casseur de silos.» Qu’entend-il par là? Ici, à l’École des Métiers Techniques (EMT), on vient apprendre à devenir horloger ou horlogère, certes, mais on côtoiera au quotidien des camarades micro-mécaniciens, avec lesquels on collaborera étroitement, mais aussi des dessinateurs en construction microtechnique, dont on devra apprendre à lire les plans, des automaticiens, roboticiens qui conçoivent les outils qu’on emploiera, des qualiticiens en microtechnique, des laborantins en chimie, des informaticiens, des praticiens en mécanique…

Soit 400 élèves à plein temps, sans compter les élèves apprentis qui suivent leur formation pratique en entreprise et les cours théoriques à l’École Professionnelle Technique (EPT). En tout 720 élèves y transitent chaque semaine, suivis par plus de 80 enseignants. De quoi alimenter bien de projets transdisciplinaires ou «hors silos».

Partenariat industrie et formation

Il est loin le temps du tout premier atelier d’apprentissage installé au 19ème siècle dans l’Hospice du Château de Porrentruy. Selon la thèse de l’historien Pierre-Yves Donzé, les diverses écoles professionnelles fondées dans la seconde partie du 19ème siècle sont souvent dues à l’initiative d’une élite sociale opposée à l’industrialisation – qui alors nécessite certes une main d’œuvre en nombre croissant mais dont le savoir-faire n’est pas la principale qualité recherchée.

Montre-école de poche, 1984 Archives La Clinique Horlogère
Montre-école de poche, 1984 Archives La Clinique Horlogère

Les artisans et les petits patrons tiennent également à pérenniser leur savoir-faire pour pouvoir subsister. Toujours selon l’historien, ce n’est qu’entre les deux guerres que les «industriels interviennent dans les écoles professionnelles, lorsque leur besoin en main d’œuvre se font plus spécifiques et que des connaissances techniques approfondies s’avèrent nécessaires pour leurs ouvriers».

Aujourd’hui, même si les choses ont beaucoup changé et que l’interdisciplinarité désormais requise a considérablement élargi le champ des connaissances et la nature de l’enseignement, bien plus ouvert sur l’épanouissement personnel de l’élève, «l’imbrication entre les entreprises et l’école est profonde. On peut parler de partenariat entre le monde industriel et le monde de la formation», admet Claude Maître.

Et ce non seulement par la formation duale proposée avec stages en entreprises (auprès notamment de Horlogerie Allaise, qui appartient à Patek Philippe, Maurice Lacroix, Richard Mille / Valgine ou encore Mercier) ouverte à environ 24 apprentis par année, sur un cursus de trois ans, mais aussi par les divers programmes menés avec manufactures et institutions (par exemple Concours de réglage, avec Patek Philippe, de chronométrie, avec le COSC, voire projets en commun – nous y revenons plus loin).

SSC competition, 2016, ETA 6498 calibre; Zenith El Primero, 1990, calibre 40. La Clinique Horlogère archive
SSC competition, 2016, ETA 6498 calibre; Zenith El Primero, 1990, calibre 40. La Clinique Horlogère archive

Par ailleurs, le tout est chapeauté par la Confédération et son Secrétariat d’Etat à la Formation, la Recherche et l’Innovation (SEFRI), dont l’organisme faîtier procède à une évaluation tous les cinq ans et définit le cadre des programmes et des partenariats avec le monde industriel.

On peut donc bien parler d’imbrication entre l’État, la formation et l’industrie, voire désormais l’artisanat d’art. Tout comme les industriels, les formateurs doivent répondre et s’adapter aux transformations et évolutions sociétales, sociales, technologiques et culturelles, dans une société devenue de plus en plus «liquide», rapide.

Claude Maître nous rappelle qu’après «l’âge d’or» de l’école, dans les années 1920, avec plus de 50 élèves qui, sur trois ans devaient faire chacun trois montres, une Lépine, une savonnette, une répétition LeCoultre, elle a failli disparaître, par inadaptation, lors de la «crise du quartz» en 1973. Au moment même où l’École construisait de nouveaux bâtiments, l’horlogerie périclitait, il n’y avait plus que 8 élèves. Elle était condamnée à fermer mais a été sauvée par le directeur de l’époque qui a réussi à la maintenir avant qu’elle ne remonte en grâce dans les années 1990, avec la renaissance de l’horlogerie mécanique, le renouvellement de son attrait et la montée en gamme qui s’en est suivie. Et de fait, formation et industrie, éducation et économie «se tiennent par la barbichette», les unes ne vont pas sans les autres.

Porrentruy, son École, sa Clinique

Cursus de formation

La formation la plus poussée, qui dure quatre ans, permet à l’élève d’obtenir un Certificat Fédéral de Capacité (CFC) d’horloger-rhabilleur. Essentiellement, au bout de son cursus, le futur horloger ou la future horlogère (aujourd’hui, garçons et filles sont à parité en horlogerie, contrairement aux autres domaines techniques dans lesquels les filles ne représentent globalement que 20%) doit pouvoir exécuter l’ensemble des tâches horlogères, soit: l’assemblage de tous les composants d’un mouvement mécanique, y compris les mécanismes additionnels; l’achevage et le réglage, dont la mise en place de l’organe régulateur et son contrôle de précision; l’emboîtage et l’habillage, y compris les contrôles des fonctions et de l’étanchéité; le rhabillage, soit le remplacement des pièces défectueuses ou rouillées et leur fabrication par étampage, tournage, fraisage, limage, façonnage, perçage, etc; les méthodes industrielles, avec la réalisation des gammes opératoires et leur planification…

La montre-école

Capitale dans ce cursus est la réalisation d’une montre-école, comme nous le détaille Raphaël Breuleux, professeur et ex-horloger chez Richard Mille. «Les élèves vont y travailler progressivement, nous explique-t-il, au cours de leurs quatre ans de parcours. En ce moment, nous travaillons sur d’anciens mouvements Cortébert, des calibres 19 lignes, à 18’000 alt/h, dont les plans que nous avons datent de 1937. Nous possédons un lot de ces calibres sous forme d’ébauches. Chaque élève va devoir reconstituer l’ensemble de la montre avec un mélange de pièces anciennes et de pièces à refaire intégralement.

De l'ébauche à la montre-école réalisée
De l’ébauche à la montre-école réalisée

La première année, les élèves vont réaliser quatre ou cinq composants, la deuxième ils vont s’attaquer au barillet complet, avec ressort, couvercle, les troisième et quatrième années, ils vont s’attaquer aux finitions, à l’anglage, au montage, au réglage. Sur la platine brute, ils vont apprendre le satinage, les flancs tirés, le taraudage, chasser les pierres, les goupilles, estimer les tolérances, lire et comprendre les plans de construction faits par les élèves dessinateurs, tout à côté.»

Autour des salles de classe où s’alignent les établis des horlogers, on trouve d’autres ateliers connexes, celui des micromécaniciens, les bureaux des dessinateurs, le labo des métrologistes, le bureau technique, les ateliers de prototypage et, tout à côté, un espace Industrie 4.0 sous forme de smart factory, où des étudiants s’initient activement à la robotique, à son interconnexion, y compris avec l’usinage.

Ou peut le constater, le tout forme comme une mini-manufacture en soi, presque complète.

Projets «hors norme»

Avec ses classes, Laurent Barotte, maître-pendulier, Prix Gaïa en 2022, et «formateur» en atelier, Section horlogerie, mène des projets qu’il qualifie «d’hors norme». En l’occurrence le projet Epmosphère, la rénovation d’une historique horloge à sphère mouvante pour le Musée Kunstkamera de Saint-Petersbourg, et l’Horloge de Québec de Richard Mille, don du Canton du Jura à la Province du Québec. Sans parler de la rénovation de l’horloge de l’Hôtel de Ville de Porrentruy, accompagnée d’un travail de recherche historique.

L’histoire du projet Epmosphère, la restauration de l’horloge à sphère mouvante de Dupressoir, fruit d’un accord de coopération passé entre le Canton du Jura et la Russie, est une longue, délicate et belle aventure horlogère et humaine. Il a fallu plus de 5’000 heures de travail pour restaurer cette complexe et sublime horloge datant de 1794–1795 et la rapporter à son propriétaire, le Musée Kunstkamera de Saint-Pétersbourg.

Détail de l'horloge à sphère mouvante, signée Joseph Dupressoir, Paris, aux alentours de 1794-1795, qui affiche l'heure duodécimale, les phases et l'âge de la lune, l'heure décimale (l'heure de la Révolution française), le calendrier complet et l'heure universelle.
Détail de l’horloge à sphère mouvante, signée Joseph Dupressoir, Paris, aux alentours de 1794-1795, qui affiche l’heure duodécimale, les phases et l’âge de la lune, l’heure décimale (l’heure de la Révolution française), le calendrier complet et l’heure universelle.

Impossible de revenir ici sur toutes les péripéties de la restauration d’une semblable pièce historique. Mais cette aventure intense, menée conjointement par l’école de Porrentruy avec la section horlogère du Lycée de Morteau (lire Europa Star 3/2023), en collaboration avec Vaucher Manufacture, atokalpa et nombre d’autres soutiens, représente un exercice pédagogique profond, tout aussi bien manuel qu’intellectuel, exigeant une multitude de connaissances historiques, en science des matériaux, en complexité mécanique.

Mais c’est aussi un exemple de collaboration croisée entre deux écoles, à l’intérieur des écoles elles-mêmes, entre les écoles et les entreprises, qui démontre bien que l’horlogerie n’est jamais un exercice purement solitaire mais se nourrit des échanges et de la collaboration. Le nom même de cette opération le dit bien: Projet Epmosphère, soit Écoles, Porrentruy, Morteau et SPHERE pour l’horloge.

L’Horloge de Québec

La monumentale Horloge de Québec de Richard Mille, installée en face de l’Hôtel de Ville de Québec, est une tout autre mais tout aussi folle aventure vécue par Laurent Barotte et ses élèves de l’École de Porrentruy. Une histoire qui n’aurait pas pu se dérouler ailleurs que dans la République et Canton du Jura suisse. Le Jura francophone, qui a longtemps combattu pour retrouver son indépendance en se libérant de la tutelle germanophone du Canton de Berne, souveraineté démocratiquement conquise seulement en 1978, s’est toujours trouvé un allié historique en la Province francophone canadienne du Québec, parcourue des mêmes désirs d’indépendance. A l’occasion des 400 ans de la fondation de la ville de Québec, la République et Canton du Jura a décidé d’offrir à Québec un cadeau d’importance, soit une horloge monumentale destinée aux générations futures.

L'Horloge de Québec de Richard Mille. ©Didier Gourdon
L’Horloge de Québec de Richard Mille. ©Didier Gourdon

L’idée est née conjointement entre les autorités de la République et Canton du Jura, Dominique Guenat, patron des Montres Valgines, étroit associé et bras industriel de Richard Mille, et l’École d’Horlogerie de Porrentruy. Six années auront été nécessaires pour mener le projet à terme et pour que l’horloge soit inaugurée à Québec, en septembre 2014, dans les jardins qui font face à l’Hôtel de Ville.

L’horloge est animée par un mouvement mécanique pesant 150 kg, «un prototype géant complétement innovant qui ne ressemble à rien d’autre dans la longue histoire de l’horlogerie (…) un moteur de F1 assemblé à la brucelle et à la loupe, une montre aux dimensions grandioses», affirme Laurent Barotte. Le balancier seul, en Invar, pèse 19 kg, il assure une précision de 2 secondes par mois.

Une élève travaillant sur un élément de l'Horloge de Québec
Une élève travaillant sur un élément de l’Horloge de Québec

L’affichage est à double face, chose très rare en pendulerie. On peut notamment y lire l’heure bien évidemment, et l’équation du temps. S’affiche aussi un quantième perpétuel séculaire – piloté par un système électromagnétique – qui donne ses indications sur 6 cylindres en aluminium pilotés par un micromoteur. Le tout est doté d’un très rare remontoir d’égalité qui agit par poids et contrepoids.

Stéphane Berdat, à l’époque délégué à la coopération de la République et Canton du Jura, qui salue au passage le total «engagement de Richard Mille, sans contrepartie financière ni recherche de marché, pour la seule beauté du geste, pourrait-on dire», salue l’action de l’École d’horlogerie de Porrentruy dans cette très complexe aventure.

Le 20 septembre 2014, Richard Mille et des élèves de l'École de Porrentruy lors de l'inauguration de l'Horloge de Québec.
Le 20 septembre 2014, Richard Mille et des élèves de l’École de Porrentruy lors de l’inauguration de l’Horloge de Québec.

«A écouter les principaux intéressés, les exigences liées à l’horloge dépassaient, et de loin, les cadres d’action habituels de l’École. Et le temps d’une école, vouée à la transmission, n’est pas comparable à celui d’une entreprise, vouée à la production. Rythme et contraintes diffèrent.» Mais il relève aussitôt l’engagement total, tant de l’encadrement que des élèves, dans la réalisation de ce projet.

Un projet qui a pour lui de conjuguer étroitement à la fois la nécessaire connaissance de la tradition horlogère et l’ouverture avant-gardiste sur une horlogerie d’aujourd’hui, une horlogerie émancipée, parlant au futur. «Enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu…», comme le disait Aristophane, puis le répétait Montaigne. Disons que le «feu» horloger allumé à Porrentruy au milieu du 19ème siècle est encore bien vivace.