Un tour du monde horloger


Quand les horlogers s’expatrient

août 2022


Quand les horlogers s'expatrient

La passion pour l’horlogerie peut mener à l’autre bout du monde: dans une industrie aussi mondialisée, un grand nombre de professionnels peuvent rapidement passer du «siège» aux «marchés». S’expatrier suscite autant d’interrogations que de promesses – un sujet pourtant peu abordé. Notre chroniqueur Raphaël Hatem, de Job Watch, est allé à la rencontre de certains d’entre eux.

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ean-François Sberro, président d’Hublot pour l’Amérique du Nord à Miami, Stéphane Lugassy, responsable d’atelier pour l’importateur de Rolex en Israël, et Franck Dardenne, directeur de Bell & Ross au Japon, ont un point commun: la passion pour l’horlogerie les a aussi menés à s’expatrier – comme beaucoup de professionnels de l’horlogerie. C’est un choix de vie autant que de carrière, avec ses défis, aventures et découvertes.

Tous trois ont pourtant connu des parcours bien différents. Stéphane est «tombé dans la marmite de l’horlogerie depuis tout petit», avec cette passion dévorante née en réparant de vieilles pendules, qui l’a amené jusqu’en Israël aujourd’hui. Franck a d’abord été professeur de philosophie avant de travailler à présent à «la désirabilité de Bell & Ross au Japon». Jean-François, quant à lui, s’est retrouvé catapulté aux Etats-Unis pour diriger la politique commerciale et marketing d’Hublot en Amérique du Nord et faire entrer la marque «dans le top 5 des marques horlogères aux Etats-Unis».

De multiples motivations

S’installer dans un autre pays pour y travailler, cela peut être l’aventure d’une vie. Pour beaucoup, s’expatrier relève du fantasme, mais pour ceux qui saisissent cette opportunité et la concrétisent, le choix de la destination n’est jamais anodin. Avant tout, c’est ainsi le caractère de «Start-up Nation» d’Israël qui a poussé Stéphane à s’y installer. Mais pas seulement: «C’est effectivement un pays très dynamique, qui offre de nombreuses opportunités, souligne-t-il. Mais c’est aussi le paradis pour les enfants: aujourd’hui, après sept ans sur place, je ne regrette absolument pas mon choix.»

Partir travailler ailleurs peut aussi être dicté par l’envie plus que par la raison. De son côté, Jean-François explique ce choix ainsi: «Ma femme et moi voulions connaître une autre expérience internationale dans notre vie. Au début, nous pensions à l’Asie parce que cela nous fascinait. Mais finalement, comme le groupe LVMH proposait un poste à Miami, nous n’avons pas eu à réfléchir bien longtemps.»

Franck Dardenne est directeur de Bell & Ross au Japon.
Franck Dardenne est directeur de Bell & Ross au Japon.

Pour d’autres encore, une expatriation représente surtout une belle opportunité professionnelle. Avant son expérience nippone, Franck, le directeur de Bell & Ross, revenait de quelques années en Inde et c’est «l’attrait d’une opportunité rare et le sentiment que [ses] atouts permettraient de la saisir pleinement» qui l’ont poussé à s’engager dans cette nouvelle aventure au Japon.

Choix personnel, travail d’équipe

Comme en sont bien conscientes les entreprises horlogères présentes sur de multiples marchés, une installation à l’étranger ne se prépare pas du jour au lendemain. Le travail en amont permet une intégration réussie.

Cela concerne notamment les démarches administratives, qui peuvent s’avérer longues à traiter. Chez Hublot, Jean-François explique avoir «bénéficié d’un grand soutien au niveau administratif, parce qu’aux Etats-Unis les démarches sont assez compliquées». Le soutien financier de sa société durant les quelques mois passés à l’hôtel avant une installation en propre a également joué en sa faveur.

Autre point critique: obtenir les ressources nécessaires à la réalisation des projets sur place. Au Japon, Bell & Ross a permis à Franck Dardenne de «travailler dans les conditions dont on rêve pour un développement de long terme, avec une autonomie sur les aspects locaux et une totale intransigeance sur ce qui touche à la marque».

Stéphane Lugassy est responsable d'atelier pour l'importateur de Rolex en Israël.
Stéphane Lugassy est responsable d’atelier pour l’importateur de Rolex en Israël.

Pour autant, partir sans avoir d’entreprise en soutien est aussi possible, comme Stéphane Lugassy l’a vécu: il s’est d’abord installé en Israël avant de trouver son poste actuel. Bien que ne sachant que peu parler l’hébreu, son employeur lui a «laissé le temps d’apprendre la langue» et lui a fait confiance pour ensuite lui confier rapidement de plus en plus de responsabilités.

Les modalités de l’installation ne constituent pas la seule étape cruciale: s’imprégner de la culture locale est un autre aspect essentiel. C’est sur ce point que les interlocuteurs s’accordent certainement le plus. «Les Américains sont ouverts, faciles de contact et assez peu formels, ce qui facilite l’intégration, d’autant que c’est une terre d’immigration», comme le rappelle Jean-François. En Israël, «l’accueil a été chaleureux et généreux, indique Stéphane. C’est un pays qui a été construit par des immigrants de différents pays. Le mélange des cultures est ici la base des liens entre les habitants. Les habitants sont souvent prêts à vous aider du mieux possible pour que l’intégration soit idéale.»

Jean-François Sberro, président d'Hublot pour l'Amérique du Nord, est installé à Miami.
Jean-François Sberro, président d’Hublot pour l’Amérique du Nord, est installé à Miami.

Des conseils pour s’intégrer

Nos trois expatriés nous partagent encore leurs conseils pour réussir au mieux l’installation et l’intégration. La maîtrise de la langue est un aspect qui peut paraître évident, il n’en reste pas moins délicat. Pour le directeur d’Hublot, «on a l’impression de parler un très bon anglais quand on habite en Europe parce qu’on se débrouille, mais en étant en immersion totale, on se rend compte que la connaissance pointue de la langue est indispensable. Pour réussir, il faudrait qu’on puisse idéalement manier une langue étrangère aussi aisément que si l’on s’exprimait dans sa langue maternelle.»

La pratique de l’hébreu est devenue indispensable pour Stéphane, qui estime que l’intégration passe obligatoirement par la langue: «Cela permet de saisir beaucoup de choses: l’humour, la musique, la culture, l’éducation...» Quant à Franck, il conseille à chacun de «regarder avec attention, sans préjugés ni prétention. Ainsi, on ne pourra que découvrir un pays intéressant et un marché dynamique, où les efforts paient.» Faire le choix de l’expatriation, quel que soit le domaine, c’est s’ouvrir à une nouvelle culture avec son propre bagage personnel.

Les nuances subtiles du temps

Enfin, l’horlogerie, ce n’est pas seulement rendre compte du temps par la technique mais bel et bien «matérialiser l’insaisissable». Le temps est certes techniquement le même peu importe où l’on se trouve, mais sa perception diffère d’un pays à l’autre. C’est ce qui est peut-être le plus marquant dans l’approche de nos trois expatriés.

Jean-François insiste sur la vision utilitaire du temps dans sa nouvelle culture – tout simplement «time is money» – plus encore aux États-Unis peut-être… En Israël, Stéphane a d’abord été étonné de la «vitesse du temps». Il y a l’impression que la notion du temps est totalement différente de ce qu’il pouvait connnaître: «Tout se fait à mille à l’heure. Les nouveaux bâtiments sortent de terre en quelques mois. On a à peine commencé la semaine que c’est déjà le weekend. Les restaurants ouvrent aussi vite qu’ils ferment. De nouvelles routes sont construites en quelques nuits. Tout va très vite ici…»

Enfin, c’est une certaine rigueur paradoxale du temps qui caractérise l’expérience japonaise de Franck. Celui-ci relève que «d’une part, les Japonais veulent tout planifier, tout prévoir, envisager chaque possibilité. Ils peuvent faire preuve d’une patience qui nous déconcerte. Simultanément, ils sont dans l’instant présent.» Autant de conceptions du temps différentes culturellement – et d’autant plus intéressantes à saisir pour des horlogers.

Franck, Jean-François et Stéphane ne regrettent pas leur choix d’être partis vivre leur passion loin de chez eux. Ils ne comptent d’ailleurs pas rentrer de suite. Pour autant, comme ils le rappellent, leur cœur de métier reste le même, qu’il soit fait aux Etats-Unis, au Japon ou en Israël. Tous ont été formés en Suisse et il en reste quelque chose de fort. Chacun à sa manière, ils font rayonner un savoir-faire précieux dans le monde.