Un tour du monde horloger


Pirro, l’horlogerie d’art en autodidacte

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novembre 2024


Pirro, l'horlogerie d'art en autodidacte

L’essor de l’horlogerie haut de gamme et l’intérêt toujours croissant pour les métiers d’art ont ouvert la porte à des créations sans limites, qu’elles soient le fait de grandes ou de petites marques. Parfois, la vision de l’artiste vient de loin et elle se transpose en horlogerie sur le tas, en autodidacte. La Primordial Passion de Pirro Jewellery est née d’un tel processus. Voici l’histoire rare et authentique de Pirro Ruço.

L’

histoire commence en Albanie, au cœur d’une des dictatures les plus dures d’Europe. Pirro Ruço vivait avec sa famille dans un petit village, Kucova, près de Berat, et sa famille était très opposée au régime.

«Mon enfance a été difficile, se souvient-il. Les persécutions étaient fréquentes, j’ai dû trouver mes propres moyens pour surmonter de nombreux défis.» Heureusement, il est élevé dans un environnement où la règle était de trouver des solutions avec ce que l’on avait. «Mon père était un homme aux multiples compétences. Il pouvait réparer tout ce qui était mécanique.»

C’est ce trait de caractère qui a déclenché sa passion pour la mécanique. Ses résultats au lycée étaient très bons. Pourtant, «le régime m’a interdit d’entrer à l’université pour devenir ingénieur en mécanique» , explique-t-il. Cela ne l’a pas arrêté et il a continué à essayer d’entrer à l’université pendant trois ans.

Il réussit finalement à obtenir la possibilité d’étudier le soir, prouvant ainsi sa forte volonté et sa grande énergie, alors qu’il travaille dans une usine pendant la journée. Cette volonté d’entreprendre et les bons résultats qu’il obtient à l’usine suscitent beaucoup de jalousie... et on lui interdit d’étudier à nouveau.

Pirro Ruço, fondateur de Pirro Jewellery, autodidacte, créateur de la Primordial Passion.
Pirro Ruço, fondateur de Pirro Jewellery, autodidacte, créateur de la Primordial Passion.

Des épreuves naît la résilience

«J’ai versé beaucoup de larmes et j’ai passé de nombreuses nuits blanches à essayer de trouver un moyen de me sortir de ce mauvais pas, se confie Pirro Ruço. J’ai décidé d’utiliser l’un des fils de lit de mes parents pour fabriquer un pantographe. J’ai appris à le faire en lisant des livres sur l’aviation et d’autres industries. L’idée était d’imprimer une médaille avec le portrait de l’ancien dictateur.»

Pour une fois, il attire l’attention et peut présenter sa création. C’était la première fois qu’une telle médaille était fabriquée à l’aide d’une machine et non à la main. Mais les détails artistiques réalisés convainquent le gouvernement et son épingle est finalement approuvée. «C’était une grande victoire pour moi, j’avais réussi à surmonter les moments difficiles... mais cela a de nouveau suscité la jalousie. J’ai commencé à recevoir des lettres de menaces anonymes. C’était une autre période très difficile.»

Cadran de la Primordial Passion. Les figurines de 10mm en or 18 carats, vêtues des habits traditionnels régionaux albanais, sont sculptées à la main.
Cadran de la Primordial Passion. Les figurines de 10mm en or 18 carats, vêtues des habits traditionnels régionaux albanais, sont sculptées à la main.

Néanmoins, 23’000 pièces sont fabriquées pour le Congrès albanais. Il est connu et en quelque sorte «adoubé». Il peut réaliser son rêve de s’établir à Tirana... et de suivre sa passion, la création de bijoux. Il trouve son créneau et travaille sans relâche à la maîtrise de l’artisanat de la bijouterie. Il étudie en lisant des livres et utilise de vieilles machines pour l’estampage.

Quelques semaines plus tard, en février 1991, le système s’effondre. Tout le monde quittait l’Albanie. Lui est resté. Ce fut un moment émouvant pour Pirro Ruço. Il dit qu’il a «gagné sa bataille comme Pyrrhus d’Épire». Il a tout de même poussé sa chance jusqu’à la Grèce voisine, où il a commencé à travailler comme ingénieur pour Fa Cad’oro, l’un des plus grands fabricants de bijoux de la région.

«C’était une grande expérience et une formation fantastique pour moi. Mais j’ai dû partir et revenir en Albanie un an plus tard, car mon père est décédé.»

La boîte finement ciselée a également été réalisée par Pirro Ruço lui-même.
La boîte finement ciselée a également été réalisée par Pirro Ruço lui-même.

L’artisanat en autodidacte

Passionné et déterminé, il continue à fabriquer lui-même ses bijoux et investit le peu d’argent qu’il peut obtenir dans des machines pour perfectionner son savoir-faire. L’Albanie est alors très pauvre. «À l’époque, seuls trois prêts étaient accordés aux entrepreneurs, un pour la farine, un pour la viande et le troisième m’a été accordé pour acheter un équipement innovant. Il s’agissait de 250’000 Deutsche Marks. J’ai pu contacter quelqu’un que j’avais rencontré chez Schmalz (fabricant allemand de machines pour la bijouterie, ndlr) à Pforzheim et j’ai acheté la première ligne de laboratoire de bijouterie en Albanie, en 1994.»

Détail des musiciens centraux du cadran. La finesse de la sculpture transcrit l'émotion même du musicien.
Détail des musiciens centraux du cadran. La finesse de la sculpture transcrit l’émotion même du musicien.

En 1995, il récidive et achète la première machine CNC japonaise pour le pays, ainsi que la première machine à souder au laser. Il expérimente toutes ces machines pour créer les bijoux qu’il a en tête. Un ingénieur qui apprend lui-même son métier d’artiste sur ses propres machines. C’est ainsi qu’est née la bijouterie artistique Pirro, inspirée par les symboles culturels de l’Albanie. Dès lors, l’artisan déterminé s’est concentré sur sa vision: «Créer des pièces spéciales et exclusives, en s’éloignant du marché de masse.» En Albanie, Pirro, est le principal fournisseur de tous les cadeaux gouvernementaux.

 Détail de la boîte de la Primordial Passion.
Détail de la boîte de la Primordial Passion.

Laisser libre cours à la passion

Maîtrisant ses outils et ses machines, innovant avec de nouvelles technologies comme la gravure au laser ou l’impression 3D, il aurait pu se contenter du créneau fructueux pour lequel il s’était battu. Mais la passion ne s’arrête jamais. Il le reconnaît: «J’avais enfin atteint un autre point culminant dans ma vie... mais ma passion ne me laisse jamais au repos, alors je l’ai suivie au lieu de suivre le marché. Je sentais que j’avais besoin d’explorer d’autres horizons artistiques.»

L’étincelle est venue de sa première visite à Baselworld en 2014. «J’en ai eu le souffle coupé. Je n’avais pas réalisé qu’il pouvait y avoir autant de gens fous, autant de créativité sous un même toit. Nous avons parlé avec tout le monde à la foire et le dernier jour, je me souviens m’être assis avec ma fille, Alba, et lui avoir demandé: ai-je fait tout ce que je peux avec les bijoux jusqu’à présent? C’est alors que j’ai commencé à rêver de créer une montre.»

Détail du cadran en micro-mosaïque formé de 1'500 rectangles de verre de Murano dans des tons chauds et dégradés de rouge et de noir, entrelacés dans un motif en forme de labyrinthe.
Détail du cadran en micro-mosaïque formé de 1’500 rectangles de verre de Murano dans des tons chauds et dégradés de rouge et de noir, entrelacés dans un motif en forme de labyrinthe.

L’artisan était obsédé et a commencé à parcourir toutes les foires horlogères possibles. «Je voulais faire quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant. Une fois de plus, l’artisanat d’art allait être mon créneau», se souvient-il. Il a commencé à acheter les meilleures machines suisses possibles et à les expérimenter une fois de plus. Il voulait que tout ce qu’il représentait soit incarné dans une seule montre.

Le concept commence à prendre forme. Il détaille: «Les douze danseurs folkloriques régionaux, avec leurs costumes traditionnels, représentent le riche héritage de la culture albanaise. Les quatre musiciens au centre, qui jouent de la musique des quatre coins du pays, apportent l’énergie et l’harmonie nécessaires pour que les gens dansent le ballet comme nous le faisons toujours en Albanie.»

Pirro Ruço a poussé les détails si loin que l’on peut réellement voir les émotions des seize sculptures miniatures. «C’est ce dont je suis le plus fier, car cela capture l’essence de mon identité et de celle de l’Albanie.» L’autre caractéristique remarquable de la montre est son cadran en micro-mosaïque formé de 1’500 rectangles de verre de Murano dans des tons chauds et dégradés de rouge et de noir, entrelacés dans un motif en forme de labyrinthe. Il a dû en examiner 20’000 à l’aide d’un microscope pour les choisir... et les placer lui-même sur le cadran. La passion et l’énergie de Pirro semblent illimitées.

Pirro, l'horlogerie d'art en autodidacte

Le défi suivant consistait à trouver le mouvement adapté à cette création. Cela a pris sept ans. C’est Agenhor qui a créé le calibre qui actionne les aiguilles en forme de griffes d’aigle affichant les heures et minutes. Enfin, Pirro Ruço s’est attaqué lui-même au boîtier de 46 mm, cornes, couronne et fond compris. Il a réalisé tous les détails en modifiant ses propres machines et en expérimentant pour atteindre le niveau de précision que son esprit créatif s’était fixé.

L’avenir

Avec son prix élevé de CHF 1’200’000, la montre a-t-elle déjà été vendue? Comme à son habitude, l’artisan répond honnêtement: «Nous avons eu quelques demandes, mais ce n’est pas encore fait. L’un des plus gros problèmes, c’est qu’elle n’a pas de prix pour moi!»

Pirro Artistic Jewellery va-t-il devenir une marque horlogère à part entière? «La philosophie pour moi est de mesurer le temps avec une beauté intemporelle. J’ai l’intention de créer d’autres garde-temps avec des métiers artistiques distinctifs d’autres cultures. Il s’agira toujours d’éditions limitées. Je suis confiant car la miniature d’œuvres d’art est devenue ma zone de confort. Et surtout, je n’abandonnerai jamais!» Au vu de son histoire et de son parcours, on peut le croire sur parole.

Pirro, l'horlogerie d'art en autodidacte