Un tour du monde horloger


Un shérif suisse en Chine

REPORTAGE

avril 2025


Un shérif suisse en Chine

Plaque tournante de la contrefaçon horlogère, la métropole de Hong Kong est le terrain de la lutte sans relâche d’un shérif suisse appuyé par la police chinoise. Grâce à des investigations poussées et des descentes musclées, il démantèle ces réseaux de faussaires qui trouvent refuge en Chine continentale et sur le web. Un travail de Sisyphe, version horlogère.

C

haleur étouffante. Concert de Klaxons. Il est vingt-deux heures sur Nathan Road, le temps des bouchons et des arnaques le long de la plus vibrante artère de Hong Kong. Un ruban de lumière tranchant la péninsule de Kowloon sur près de quatre kilomètres. Les enseignes des boutiques de Rolex, Longines et Tudor illuminent le pavé. Devant, une bande de jeunes font le pied de grue, alpaguant les passants: «Haschich, coke, tu as besoin de quelque chose?», me demande un gars en short, casquette retournée et mégot entre les doigts. «Tu vends des montres?», je lui retourne. Regard à gauche, à droite, il écrase son joint. «Ok, viens avec moi.»

Nous sommes devant l’entrée grouillante de «Chongking Mansions», ce complexe d’immeubles connu pour abriter les nombreuses minorités ethniques fraîchement débarquées à Hong Kong. Dans ses boyaux, des auberges exiguës, des restaurants indiens, des échoppes africaines et des boutiques de change. Le jeune en short passe un coup de fil et nous amène au coin de la rue, où vient nous chercher un trentenaire, sourire accroché à sa tête dodelinante. Il s’appelle Joy, d’origine bangladaise, lunettes, flip flop et ventre bedonnant. «Suis-moi», lance-t-il.

Un dédale de rues plus tard, nous surgissons au pied du temple de la contrefaçon horlogère. Un gratte-ciel sombre à Signal Hill. L’intérieur est un enchevêtrement de couloirs semblables à ceux d’un hôpital désaffecté — carrelage blanc éclairé au néon blafard — où vivent de nombreux immigrés en provenance du sous-continent indien. Joy ouvre une chambre étroite où son collègue assis derrière une table essaie d’allumer la climatisation pour donner un peu de tenue au deal, en vain. L’homme étale devant nous des sachets plastiques contenant des dizaines de fausses montres. Toute la fine fleur de l’horlogerie helvète est représentée.

«Rolex, Omega, AP, Patek, Hublot, Chanel, Cartier… j’ai tout!», lance Joy. Son collègue tape les prix sur une calculette, comme s’il ne les connaissait pas d’avance. 2’650 dollars hongkongais (300 CHF) pour l’imitation d’une Submariner. Non, trop cher. «Cette Patek Nautilus, je te la fais à 2’000. C’est une bonne copie, la meilleure, bon mécanisme!», tente-t-il. Je feins l’hésitation, l’interroge sur les mouvements. Faites-vous des quantièmes perpétuels? «Je ne veux pas discuter horlogerie, donne-moi un prix!» s’agace-t-il. Avant d’avoir eu le temps de réagir, un bruit le fait sursauter. En un clin d’œil, il remballe ses montres, fourgue tout dans une armoire à roulettes et disparaît au fond du couloir blanc.

En un clin d’œil, il remballe ses montres, fourgue tout dans une armoire à roulettes et disparaît au fond du couloir blanc.

Plongée dans le ventre de la contrefaçon horlogère

Qu’est-ce qui a bien pu l’effrayer ainsi? A-t-il cru à une imminente descente de police? Me suspectait-il d’être un informateur déguisé ou un détective privé sur le point de l’attraper la main dans le sac? Il est vrai que, parmi les faussaires et les receleurs, circule la légende d’un Européen se faisant passer pour un acheteur afin d’échanger leurs fausses montres contre des menottes au poignet. Il aurait fait tomber des réseaux entiers de contrefacteurs horlogers dans toute l’Asie et se baladerait sur les marchés, air débonnaire, comme un inspecteur Columbo résolu à vous faire arrêter.

Si la légende étire les traits, ce mystérieux Européen existe bel bien. Il s’appelle Thierry Dubois, il est Suisse, réside à Hong Kong depuis près de 50 ans, où il dirige l’entreprise Selective Trademark Union (STU) fondée par son père. Les faussaires ont raison de le craindre. Des saisies de montres contrefaites, il en organise environ 25’000 par année, non seulement à Hong Kong, mais aussi à Taïwan, en Chine continentale, en Thaïlande et au Vietnam. Avec 140 employés à temps plein et des centaines d’informateurs, STU appuie les polices asiatiques dans la traque des faussaires pillant les propriétés intellectuelles horlogères qui nourrissent ensuite des réseaux criminels à travers le monde.

Parmi les faussaires et les receleurs circule la légende d’un Européen se faisant passer pour un acheteur afin d’échanger leurs fausses montres contre des menottes au poignet.

La contrefaçon horlogère est un phénomène en pleine expansion. The Watch Register, banque de données qui recense les montres perdues ou volées, a ainsi enregistré une augmentation de 116% de fausses montres sur le marché mondial au cours de ces trois dernières années. Un commerce illégal qui coûte 3,37 milliards de dollars par année, rien qu’à l’économie suisse, selon un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Mais les implications sont bien plus graves que la seule usurpation de propriété intellectuelle. Des cas «d’exploitation et de travail forcé d’enfants», ainsi que «le financement d’autres activités criminelles allant du trafic de drogue à la traite d’êtres humains», ont été dénoncés par The Watch Register.

Loin devant les autres, c’est Hong Kong qui remporte la palme des faussaires de produits commerciaux suisses. Plus de 70% des saisies de contrefaçons helvètes — en majorité des montres — dans le monde sont effectuées dans la métropole insulaire. Peu surprenant, étant donné que depuis les années 1970, Hong Kong est le plus important hub horloger d’Asie. En 2022, la métropole se positionnait, en valeur, comme le premier importateur mondial de montres et le deuxième exportateur mondial. Et plus le marché régulier est vaste, plus son pendant sombre l’est aussi.

L’affaire Shantou

C’est dans un comptoir à dim sum du quartier Admiralty à Hong Kong, où il a ses habitudes, que Thierry Dubois nous donne rendez-vous. Mine affable, surlignée de lunettes rondes. A si méprendre, on croirait serrer la main d’un banquier helvète propre sur lui. Mais Thierry Dubois est d’abord un bourlingueur qui ne craint pas d’enfiler ses chaussures pour donner un coup de pied dans la fourmilière des faussaires. Dès que l’occasion se présente, il part en descente avec les polices chinoise ou thaïlandaise dans les fabriques de contrefaçons.

«Au début, on faisait beaucoup de saisies contre les vendeurs. C’est un travail qui n’en finit pas. Tu en élimines deux et ils réapparaissent ailleurs ou sont remplacés immédiatement par d’autres», explique-t-il, avalant un ravioli aux crevettes. «Maintenant, on a arrêté de taper sur les petits pour cibler directement les gros. Nos investigations nous ont permis de démanteler des réseaux complets, du fabricant au grossiste, en passant par l’assembleur.» Ca fait des mois qu’il travaille sur deux affaires. L’une vient de se conclure par la saisie de plus de 50’000 produits horlogers contrefaits, grâce à des raids simultanés dans 24 entrepôts, usines et ateliers. C’est le «Shantou Case», du nom de la ville chinoise où s’était implanté le réseau.

Un shérif suisse en Chine

Thierry Dubois est d’abord un bourlingueur qui ne craint pas d’enfiler ses chaussures pour donner un coup de pied dans la fourmilière des faussaires. Ca fait des mois qu’il travaille sur deux affaires. L’une vient de se conclure par la saisie de plus de 50’000 produits horlogers contrefaits, grâce à des raids simultanés dans 24 entrepôts, usines et ateliers. C’est le «Shantou Case», du nom de la ville chinoise où s’était implanté le réseau.

Comme souvent, l’enquête a débuté par le repérage d’une petite échoppe de marché. Celle-ci vendait de fausses montres près d’une gare de Canton, métropole industrielle au nord de Hong Kong. Les hommes de Thierry Dubois ont repéré un coursier qui faisait des livraisons. Avec l’aide du Public Security Bureau (PSB), la police nationale qui traite les crimes sérieux (viols, drogues, meurtres et trafics) les employés de Thierry Dubois ont pisté le coursier jusqu’à l’assembleur, dans la ville de Shantou, à 500 kilomètres de là. Il faut dire que le PSB a un atout technique de poids. Il peut surveiller toutes les communications de la messagerie WeChat, le WhatsApp chinois, ainsi que les transactions bancaires des suspects et le titanesque réseau de vidéosurveillance (CCTV) chinois.

«Ils nous envoient la photo d’un gars à moto qu’ils soupçonnent être un faussaire, explique Thierry Dubois. Ils ont la géolocalisation de son téléphone et avec la vidéosurveillance, ils récupèrent sa photo. Une fois son adresse transmise, on va planquer devant chez lui. Nous sommes en quelque sorte leurs petites mains.» Tout ne se déroule pas toujours comme prévu. Dans le cas de Shantou, l’assembleur a repéré l’un des agents. Alerté, il a décampé.

«Il nous a fallu des mois d’investigation pour lui remettre la main dessus», se rappelle Thierry Dubois. Une fois repéré, un employé de STU s’est fait passer pour un client afin de vérifier que les montres vendues étaient bien des contrefaçons. Dès la confirmation reçue, l’opération a obtenu le feu vert des autorités. Pas moins de 200 officiers du PSB, répartis dans les villes de Shantou, Canton, Foshan, et Qingyuan, ont débarqué à 5 heures du matin dans 18 entrepôts, chez cinq revendeurs et un assembleur. L’opération a permis de découvrir un magasin secret et de saisir en tout plus de 53’551 fausses montres suisses.

Dix montres au bras

En général, les affaires de contrefaçon sont traitées au pénal. Le PSB laisse repartir les petites mains, amenant certains propriétaires à tenter de se dissimuler parmi leur personnel lorsque la police débarque. «Ils vont vite s’asseoir à l’établi et font semblant d’être un ouvrier en train de travailler sur une machine, décrit Thierry Dubois. Mais on l’a surveillé et on le connaît.» Les agents font défiler ses messages WeChat, lui montrent son portrait sur la vidéosurveillance; confondu, il est embarqué. Si le réseau est hongkongais, c’est la «Common Law» qui s’applique et les peines se scellent souvent par une incarcération. «Trois à quatre mois dans une prison locale, tu as compris et tu n’as plus envie», appuie Thierry.

«Maintenant, on a arrêté de taper sur les petits pour cibler directement les gros. Nos investigations nous ont permis de démanteler des réseaux complets, du fabricant au grossiste, en passant par l’assembleur.»

Face aux dénonciations récurrentes des marques horlogères, notamment celles inscrites à la Fédération de l’industrie horlogère suisse (FH) avec lesquelles collabore STU, Hong Kong, ne voulant pas perdre son attractivité pour le commerce de luxe international, a resserré ses vis légales. «A l’époque, dans les rues, des revendeurs se baladaient avec dix montres au bras, criant à voix haute: “Rolex, Rolex!” Mais depuis le Covid, on ne les voit plus, observe Annie Tsoi, avocate hongkongaise spécialisée dans le droit de la propriété privée. Cela est dû à l’évolution de la loi, plus sophistiquée aujourd’hui, et aux forces de l’ordre qui font un bon travail. Alors, ceux qui restent dans la rue se font discrets. Quant aux autres, soit ils privilégient internet, où les plateformes illégales se sont démultipliées — les vendeurs en ligne étant plus difficiles à tracer jusqu’aux usines — soit ils se sont réinstallés de l’autre côté de la frontière.»

Le paradis des faussaires

La rivière Shenzhen louvoie entre des coteaux verdoyants et des murs hérissés de barbelés. Elle sert de ligne de démarcation administrative entre Hong Kong et la Chine continentale. Conseil au voyageur: s’armer de patience. On vous tamponne le passeport sans grande difficulté, mais la surveillance est impérieuse, voire intrusive. Il faut passer au moins quatre checkpoints, avec vérification biométrique et questionnaire poussé, avant de vous laisser entrer pour 24 heures sur le territoire chinois. A la sortie du complexe douanier, les rabatteurs sont partout. A peine le pied sur l’escalator qu’on vous alpague sans gêne, vous glissant des cartes de visites illustrées de montres de luxe. Un petit homme bedonnant, cheveux en brosse, t-shirt trop grand et sandales, m’agrippe la manche avec un sourire de Bouddha: «Viens, viens!» Il m’entraîne dans un bâtiment qui domine les douanes.

Le centre commercial de Luohu est un paradis pour faussaires. Cinq étages remplis, du sol en marbre au plafond illuminé, d’électronique, de jouets, de maroquinerie, de perruquiers, de masseurs, de milliers de babioles d’imitations diverses. Une montagne d’objets clinquants à faire pâlir d’envie Ali Baba. Sur les escalators chromés, le rabatteur promène fièrement sa proie devant ses confrères qui peinent à dégotter un touriste. Il n’y en a pas beaucoup de ce côté-ci de la frontière. Après un dédale de couloirs, il me plante devant la porte d’une boutique dont l’intérieur est obscurci par un rideau. Il frappe. Une femme affable ouvre. Queue de cheval tirée sur un sourire commercial. Elle me demande ce que je cherche. Puis déploie un immense catalogue horloger rempli d’innombrables imitations de la Dong Fang Company. La plus vendue est incontestablement la Submariner de Rolex. Toutes les couleurs et les modèles sont disponibles. Des pages et des pages de copies de Patek Philippe, Audemars Piguet, Vacheron Constantin, Jaeger-LeCoultre, Omega, Cartier…

Les prix sont plus bas qu’à Hong Kong. De 1’600 à 2’600 HK dollars (181 à 295 CHF) pour les modèles les plus complexes, comme cette Hublot MP09 tourbillon, la montre de Cristiano Ronaldo qui trône sur la quatrième de couverture du magazine, signature de la compétence technique du faussaire Dong Fang Famous Watch. A peine le temps de négocier que la femme casse les prix: la Submariner à 800 dollars. Je demande à voir d’autres modèles. Elle appelle un gaillard, qui débarque avec un sac en tissu rempli de montres. Contrairement au vendeur bangladais, elle ne me presse pas. Elle a le temps. «Ca fait dix-sept ans qu’on est dans ce business», plastronne-t-elle. Son affaire est si assurée qu’elle me promet même trois ans de garantie sur ses contrefaçons. «Je vous donne ma carte et vous me renvoyez la montre, on la répare et on vous la retourne, même en Europe. Nous sommes un business sérieux!»

Son affaire est si assurée qu’elle me promet même trois ans de garantie sur ses contrefaçons. «Je vous donne ma carte et vous me renvoyez la montre, on la répare et on vous la retourne, même en Europe. Nous sommes un business sérieux!»

Je trouve une excuse et m’éclipse dans le dédale de vitrines où des imitations de sacs Longchamp ou Gucci s’exposent. Chaque magasin a son rabatteur assis sur un tabouret en plastique, tentant de retenir le chaland avec des «Montres? Viens!». Je presse le pas, tandis que retentit dans les hauts parleurs une mélodie d’erhu apaisante et qu’une femme me propose un massage en se soupesant les seins. Les vitrines exposent sans gêne des imitations, griffées de fausses marques - Husky pour Richard Mille, Manilayton pour AP. Des quartz chinois de faible qualité et prix, autorisés par la loi. «Si tu veux les Suisses, viens à l’intérieur», glisse un homme sur son tabouret. Le commerce des «Suisses» est interdit, mais tout le monde sait ce qui se trame derrière les rideaux de Luohu, à l’instar de ces deux policiers chinois qui discutent amicalement avec les rabatteurs. Chacun joue sa partition, sauve les apparences de la légalité, dans ce vertigineux théâtre de marbre.

Dame Huang et l’eBay de la contrefaçon

«La loi en Chine a progressé, elle aussi, et offre une meilleure protection de la propriété intellectuelle, explique Annie Tsoi, mais son application est moins efficace qu’à Hong Kong. Il est souvent plus compliqué pour nous d’assigner les faussaires devant la justice.» Pourtant, si Hong Kong reste une plaque tournante du trafic en contrefaçon horlogère, la plupart des usines et des assembleurs ont élu domicile en Chine continentale, dans l’une des plus vastes zones industrielles au monde, celle de Shenzhen-Canton. La typologie de vente a aussi migré vers la virtualisation. Si, selon The Watch Register, 38% des fausses montres sont encore vendues dans les marchés et les centre commerciaux comme celui de Luohu, le web est devenu, avec 35% des ventes, la deuxième source d’approvisionnement en contrefaçons horlogères. Une mutation qui s’est accélérée suite à la pandémie.

La réponse à cette transformation a donc dû s’adapter elle aussi. Thierry Dubois attrape d’un coup de baguettes habile son ravioli vapeur à la truffe. De l’autre main, il déploie sur la table la cartographie du réseau DHgate, un véritable «eBay de la contrefaçon», s’amuse-t-il. Son doigt tapote le pictogramme d’une opératrice. «Ca, c’est Dame Huang, comme on l’appelle. Elle est à la tête du réseau.» Celui-ci se présente telle une plateforme de vente en ligne classique. Sur la page principale, tout est réglo. Les produits présentés sont légaux. On peut y voir des imitations de montres connues, comme la Nautilus ou l’Aquanaut, pas de quoi contrevenir aux lois sur la propriété intellectuelle. Mais lorsqu’on commande l’une de ces imitations, on reçoit en fait une contrefaçon de qualité, reprenant le design et le nom des vraies marques.

Chacun joue sa partition, sauve les apparences de la légalité, dans ce vertigineux théâtre de marbre.

«Dame Huang, c’est la responsable des faussaires», explique Thierry Dubois. Elle est chargée de mettre en relation les fabricants avec les assembleurs et les fournisseurs, jusqu’à la mise en vente sur DHgate. «Elle a bâti une véritable pyramide de la contrefaçon». Grâce à la surveillance de ses communications, le PSB et les équipes de Thierry ont compris qu’à chaque échelon, Dame Huang prenait des commissions. Les enquêteurs ont ainsi découvert un petit empire qui s’étendait de la ville de Dongguan, où la galvanoplastie était effectuée, jusqu’à Shenzhen où les montres étaient vendues. La production des cadrans, boitiers, couronnes et bracelets se répartissait entre les villes de Dongguan, Foshan et Huizhou. Un fournisseur s’était établi à Taihe. Puis l’assembleur distribuait les montres à DHgate dont les entrepôts étaient situés dans les villes de Panyu et Shenzhen, avec un magasin physique à Canton.

Menés simultanément sur douze sites, les raids de police ont permis de mettre la main sur 300’000 contrefaçons et composants. L’une des plus belles prise de Selective Trademark Union (STU). «Regarde, tu vois les couronnes avec le logo Rolex, et là des faux certificats d’authenticité», lance Thierry Dubois. Sur une autre photo, huit machines CNC. «Elles permettaient de produire des milliers, voire des dizaines de milliers de pièces par jour. Dans cette usine de composants, il devait y avoir une centaine d’employés», poursuit-il, satisfait. C’est le genre d’opération qu’il aime conduire: «Couper le problème à la racine». Quant à Dame Huang, elle a pris six mois fermes dans le sud de la Chine. Ses comptes ont été gelés, ses biens immobiliers saisis. Tout est passé à l’Etat.

Coke et montres pour l’Europe

DHgate présentait le cas particulier d’une structure centralisée. D’habitude, «ce n’est pas comme dans les films, balaie Thierry Dubois. Il n’y a pas de big boss qui possède toute la chaîne. On a plutôt affaire à des réseaux horizontaux, dans lesquels chaque acteur développe ses moyens de production et trouve son compte dans la chaîne de fabrication.» Ce qui n’empêche pas de croiser parfois la trace mafieuse des Triades. Un jour, en faisant éclater les verrous d’un conteneur sur un cargo amarré dans un port chinois, ils ont eu la surprise de découvrir des montres et de la cocaïne, à destination de l’Europe. «Aujourd’hui, ils ont arrêté de mélanger les business, car ils multiplient les risques, explique Thierry Dubois. S’ils sont pistés pour les montres, ils perdent aussi la cocaïne et inversement.»

Sur une autre photo, huit machines CNC. «Elles permettaient de produire des milliers, voire des dizaines de milliers de pièces par jour. Dans cette usine de composants, il devait y avoir une centaine d’employés.»

Le profil que l’on retrouve le plus souvent derrière les réseaux de contrefaçons horlogères est celui d’un responsable sur une chaîne de production légale à destination du marché horloger international. «Quand l’entreprise fait faillite, qu’il la quitte ou qu’il est limogé, il sera tenté de lancer sa propre structure. Il a le savoir-faire, il a besoin d’argent pour débuter, c’est là qu’il devient dangereux, souligne Thierry Dubois. La tentation sera forte de faire de la contrefaçon.»

Les faussaires visent en général des modèles qui sont très demandés sur le marché légal et qui ne sont pas trop compliqués à reproduire. Parfois, les chronographes ne fonctionnent même pas, le mécanisme est basique et les finitions médiocres. Mais de temps en temps surgissent sur le marché des contrefaçons de haute qualité. Elles sont appelées les Grade A. Parfois, il y a même des pièces d’exception, réalisées par de véritables maîtres horlogers passés du côté obscur de l’industrie. Comme ce vieil homme, arrêté par le PSB, qui se mettait au défi, tous les trois mois, de reproduire à l’identique une Breguet. Pas pour l’argent, car son temps de production n’était pas rentable, mais pour le plaisir de la maîtrise et de la transmission d’un savoir-faire, dans une disposition toute confucéenne.

Le contrefacteur contrefait

Quelquefois, ces contrefaçons haut de gammes se sont retrouvées dans des magasins de détaillants agréés, à Paris ou Milan, vendues à 17’000 euros par des marchands complices. «Ca a fait paniquer l’industrie qui s’est dit que toutes les contrefaçons atteignaient désormais ce degré de qualité. Mais ce n’est pas le cas, écarte Thierry Dubois. La contrefaçon n’est rentable qu’en volume.» Certains réseaux ont bien tenté de distinguer leur production haut de gamme en y apposant des stickers, avec les initiales GF ou ZF. «Dès la deuxième année, les autocollants ont été à leur tour imités et collés sur des montres bas de gamme», révèle Thierry Dubois. L’ironie du contrefacteur contrefait.

A l’heure où les sites de ventes de fausses montres se démultiplient sur le web, où même des plateformes réputées comme Reddit hébergent des forums de discussion partageant les adresses des meilleurs faussaires horlogers et des conseils pour contourner la surveillance douanière, sera-t-on un jour capable d’éliminer complètement les contrefaçons? «Comme pour la prostitution, non, répond sèchement Thierry Dubois. Est-ce qu’on pourrait imaginer sortir toutes les prostituées des rues?»

Le travail de sa société et des autorités chinoises permettent d’endiguer le phénomène: ainsi, Taïwan, plaque tournante il y a vingt ans, a réussi à éradiquer presque totalement les contrefaçons. Si Hong Kong et la Chine y parviennent elles aussi, la pratique se déplacera vers d’autres marchés, où la répression est moins forte. Au Vietnam, en Corée du Sud, voire en Inde. Le shérif suisse le sait: comme pour la drogue, l’alcool ou la prostitution, tant qu’il y aura de la demande en contrefaçons, il aura du boulot.