est dans l’atmosphère conviviale de l’hôtel Eastwest (un nom prédestiné pour cette session qui fait se rencontrer des horlogers venus de tous les points cardinaux), discret établissement à deux pas du lac Léman à Genève, qu’Europa Star a retrouvé les membres de l’Alternative Horological Alliance (AHA), alors qu’ils exposaient ensemble durant les Geneva Watch Days.
Autour de la table, cinq figures de l’horlogerie indépendante: Ming Thein (MING), Joshua Shapiro (J.N. Shapiro), Nicholas Bowman-Scargill (Fears), William Massena (Massena LAB) et James Kong (Fleming). L’ambiance est chaleureuse. Les verres tintent, les rires fusent, et l’on sent immédiatement que ces horlogers ont plus en commun qu’une simple passion pour les montres.
Chacun a suivi un chemin singulier: un photographe malaisien devenu créateur de montres, un enseignant californien passionné de guillochage, un héritier d’une maison britannique ressuscitée, un collectionneur et ancien banquier reconverti... Ce qui les unit, c’est le sentiment d’avoir dû tracer leur voie hors des sentiers battus de l’horlogerie suisse traditionnelle.
C’est précisément de cette «marginalité» qu’est née l’AHA en 2024. Fondée initialement par Ming, J.N. Shapiro et Fleming, elle a rapidement été agrandie par l’arrivée de Fears et Massena LAB. Loin d’être une holding ou un conglomérat, l’AHA se définit comme une plateforme souple de collaboration et d’entraide. Son objectif: amplifier la visibilité des indépendants, mutualiser certaines ressources, et démontrer qu’il est possible de réussir autrement, en marge des circuits traditionnels.
Nous les avons interrogés sur les origines de cette alliance, ses apports concrets, leurs défis communs et leur vision de l’avenir de l’horlogerie indépendante.
Loin d’être une holding ou un conglomérat, l’AHA se définit comme une plateforme souple de collaboration et d’entraide.

Europa Star: Vous êtes cinq marques très différentes, issues de contextes variés. Qu’est-ce qui vous a poussés à créer l’AHA?
Ming Thein: Avant tout, l’amitié. Nous nous connaissions déjà bien avant d’imaginer cette alliance. L’idée n’était pas de bâtir une structure exclusive ou fermée, mais de formaliser une confiance qui existait déjà. Nous partageons une expertise, un savoir-faire et une passion. Il nous semblait plus naturel de travailler ensemble qu’avec des partenaires inconnus.
Joshua Shapiro: Pour moi, l’objectif était simple: faire les choses ensemble. Quand une seule marque s’expose, elle attire un certain public. Mais cinq marques réunies créent une dynamique incomparable. Bien sûr, c’est toujours un investissement, mais l’effet d’attraction et de crédibilité en vaut la peine.
Nicholas Bowman-Scargill: Lorsque j’ai rejoint l’AHA cette année, je me suis d’abord demandé: qu’est-ce que Fears peut apporter? L’intention n’était pas l’exclusivité, mais la complémentarité. J’ai vu immédiatement ce que l’alliance pouvait nous donner – du partage d’expériences, des conseils sur les fournisseurs, une entraide. J’ai compris aussi que je pouvais contribuer sur des sujets comme le marketing et la relation avec les détaillants.
James Kong: Pour Fleming, la plus jeune maison de l’alliance, rejoindre l’AHA représentait surtout une opportunité d’apprendre. J’ai été formé à l’horlogerie, mais j’ai aussi un parcours en finance et dans les maisons de ventes. Être entouré de marques expérimentées est une chance unique. Cela m’évite certaines erreurs, et cela m’inspire.
William Massena: Ce qui m’a convaincu, c’est la sincérité. Nous partageons tous la conviction que l’indépendance n’est pas un jeu à somme nulle. Si un de nous réussit, cela rejaillit sur les autres. L’AHA est une manière de créer un environnement bienveillant où chacun peut progresser.

Une alliance peut sembler séduisante en théorie. Mais dans la pratique, quels sont les avantages tangibles que vous retirez de l’AHA?
Nicholas Bowman-Scargill: Le premier bénéfice, c’est la confiance formalisée. Avant, nous échangions déjà, mais maintenant nous savons que nous faisons partie d’un cercle où la franchise prime. Si je demande l’avis de Ming ou de William sur un détaillant, je sais que la réponse sera honnête. Cela nous évite des erreurs coûteuses. Il y a des avantages très concrets: partage de contacts, de fournisseurs, conseils sur les lancements. Et puis il y a l’intangible: savoir que je peux décrocher mon téléphone à minuit pour discuter d’un problème avec l’un de mes collègues.
Joshua Shapiro: Je confirme. Pour moi, l’AHA a déjà donné naissance à des projets concrets, comme le bracelet en tantale conçu avec Ming et fabriqué dans mon atelier. C’est le type de collaboration qui aurait été impossible autrement.
James Kong: Pour Fleming, le bénéfice principal est l’apprentissage. Je peux m’inspirer de leurs expériences, de leurs erreurs aussi. C’est comme si j’avais quatre mentors permanents.
Ming Thein: L’AHA nous aide aussi à mieux coordonner nos actions. Nous partageons nos calendriers pour éviter de lancer tous une nouveauté en même temps, ce qui diluerait notre visibilité. Ce type de coordination n’est possible qu’avec un haut degré de confiance.
William Massena: L’alliance apporte de plus un soutien psychologique. Être indépendant, c’est souvent être seul face à des décisions difficiles. Ici, nous partageons nos succès, mais aussi nos échecs. Et dans les échecs, il y a beaucoup à apprendre.

Vous vous présentez volontiers comme des outsiders. Comment définissez-vous cette position vis-à-vis du monde horloger?
Ming Thein: Aucun de nous n’a suivi le chemin classique des grandes manufactures suisses. Moi, je viens de la photographie et suis malaisien. Joshua est basé en Californie. William vient du monde des collectionneurs. Nicholas a relancé une maison en sommeil depuis des décennies. James démarre tout juste. Nous sommes tous arrivés «par la petite porte». Cela nous oblige à être inventifs, mais cela nous rend aussi libres.
Nicholas Bowman-Scargill: Même si je suis issu d’une famille horlogère, je reste en marge du sérail suisse. Le monde horloger fonctionne beaucoup par réseaux établis. Nous avons dû bâtir nos propres réseaux, souvent sans appui. Être outsider, c’est être à la fois vulnérable et indépendant.
William Massena: C’est aussi une philosophie. Être outsider, ce n’est pas seulement ne pas être suisse. C’est refuser certaines logiques de fermeture ou d’exclusivité. C’est croire au partage et à la transparence.
James Kong: Je suis probablement le plus outsider de tous, car je débute! Mais je peux apprendre de chacun et construire une identité unique.
Joshua Shapiro: Aux États-Unis, être outsider est naturel: nous ne faisons pas partie de l’écosystème suisse. Mais cela attire aussi un public qui cherche autre chose, qui veut découvrir de nouvelles histoires.

Quels sont les obstacles les plus difficiles à surmonter pour des indépendants comme vous, aujourd’hui?
Joshua Shapiro: La production. Chaque retard d’un fournisseur peut être dramatique. Quand un cadran ou un autre composant n’arrive pas, c’est toute la chaîne qui s’effondre. Nous n’avons pas de marges de sécurité comme les grandes maisons.
Nicholas Bowman-Scargill: Gérer une petite maison, c’est accepter que chaque jour amène son lot de problèmes: retards, logistique, douanes… Mais depuis que nous échangeons, je vois que nous traversons tous les mêmes épreuves. Cela change tout.
William Massena: Le marché est aussi un défi. Quand nous avons commencé, la demande pour l’horlogerie indépendante était au sommet Aujourd’hui, elle reste élevée, mais elle ralentit. Beaucoup de nouvelles marques apparaissent encore, mais toutes ne survivront pas. C’est dans ce contexte que l’AHA prend son sens: pour traverser les tempêtes ensemble!

Concrètement, comment l’AHA fonctionne-t-elle au quotidien?
Ming Thein: La coordination des lancements est essentielle. Nous partageons nos calendriers, pour éviter d’ajouter du «bruit» inutile. Cela peut paraître simple, mais c’est capital.
Nicholas Bowman-Scargill: Nous partageons aussi des conseils très pratiques: quel fournisseur est fiable, quel détaillant vaut la peine. Parfois, c’est tangible – un contact transmis. Parfois, c’est immatériel – un simple conseil.
Joshua Shapiro: Nous avons aussi initié des collaborations techniques, comme le bracelet en tantale. Ce n’est pas un produit de masse, mais c’est un symbole de ce que nous pouvons faire ensemble.
James Kong: Les événements sont un autre terrain important. À Singapour et Hong Kong, nous avons organisé des présentations collectives. Les salles étaient pleines, l’énergie incroyable. C’est la preuve que nos forces s’additionnent.

Quelles sont vos ambitions pour l’avenir de cette alliance?
Joshua Shapiro: Je vois l’AHA comme une plateforme évolutive. Nous ne cherchons pas à grandir pour grandir. Chaque nouveau membre doit être choisi avec soin. L’important est de garder l’esprit de confiance.
Ming Thein: L’avenir, ce n’est pas de devenir un groupe ou une holding. C’est de rester unis, tout en conservant nos identités. L’AHA doit rester une confrérie, pas une institution lourde.
Nicholas Bowman-Scargill: Je crois que nous représentons une autre voie dans l’horlogerie. Une voie fondée sur l’entraide et la sincérité. Tant que nous restons fidèles à cela, l’avenir de l’AHA est assuré.
