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Suivre les mille vies des montres

ANALYSE

septembre 2021


Suivre les mille vies des montres

Pendant longtemps, une montre pouvait sortir complètement du radar de l’industrie dès que le client passait le seuil de la boutique. A présent, des modèles ressurgissent sans cesse du passé. Un défi majeur pour l’industrie horlogère consiste désormais à assurer une expérience client de qualité tout au long du cycle de vie des montres. Cette évolution requiert de nouveaux outils de traçabilité.

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un des changements les plus séismiques de notre époque pour l’horlogerie est certainement la prise de pouvoir par le client final. Dans notre monde horizontal et connecté, les horlogers se confrontent désormais directement à l’opinion publique, alors que le dialogue horloger s’est tenu durant des décennies entre professionnels (exception faite d’un cercle restreint de collectionneurs). Un cheval de bataille toujours plus important concerne l’accès aux données clients, qui se répartissent entre marques, détaillants et la multitude de plateformes de vente en ligne.

Si la fameuse «expérience client» de l’horlogerie est devenue un thème si récurrent, c’est d’une part pour cette raison mais aussi pour les particularités propres à la montre mécanique, un objet d’une durée de vie sans commune mesure. Alors qu’une voiture ou un avion finissent généralement à la casse après une génération, une montre peut survivre à plusieurs propriétaires. Ces cycles de vie sont potentiellement autant de cycles de vente: l’arrivée du numérique a démultiplié les échanges sur le marché secondaire.

Un défi majeur pour l’industrie horlogère consiste désormais à assurer une expérience client de qualité tout au long du cycle de vie des montres. Un changement complet de mentalité est en train de s’opérer: par le passé, une montre pouvait facilement sortir complètement du radar de l’industrie dès que le client franchissait le seuil de la boutique. A présent, des modèles du passé ressurgissent sans cesse. L’industrie horlogère est en train de se transformer en un grand exercice de recyclage de sa propre production, avec la fusion des marchés primaire et secondaire.

En 2017, Europa Star consacrait un numéro à l'avenir de la distribution, dans l'édition «Brick & Click»: un défi majeur pour les horlogers consiste à trouver le bon enchevêtrement entre physique et numérique, ainsi qu'entre marchés primaire et secondaire, afin de couvrir le (long) cycle de vie des montres.
En 2017, Europa Star consacrait un numéro à l’avenir de la distribution, dans l’édition «Brick & Click»: un défi majeur pour les horlogers consiste à trouver le bon enchevêtrement entre physique et numérique, ainsi qu’entre marchés primaire et secondaire, afin de couvrir le (long) cycle de vie des montres.

Pour mieux faire entrer l’horlogerie dans une économie circulaire, de nouveaux outils permettent d’assurer la traçabilité des montres. La rencontre entre Silicon Valley et Watch Valley ne se fera finalement pas tant sur l’objet lui-même (à quelques exceptions, l’industrie horlogère traditionnelle n’a pas intégré la montre connectée) que sur son environnement et sa commercialisation.

La rencontre entre Silicon Valley et Watch Valley ne se fera finalement pas tant sur l’objet lui-même que sur sa distribution et sa commercialisation.

Blockchain, intelligence artificielle et simplement gestion de données plus efficace vont assurer une plus grande traçabilité à l’horlogerie. Et potentiellement aussi une meilleure expérience client. Car les insatisfactions restent nombreuses, tant sur les modalités d’achat ou l’authentification en amont que sur le service après-vente en aval.

Dans sa dernière étude horlogère, Deloitte soulève la question des canaux de ventes favorisés par les personnes sondées (professionnels et privés). Des canaux qui seront toujours plus divers afin de pouvoir toucher le client partout où il se trouve. Cette évolution devra s'accompagner d'outils technologiques permettant d'assurer la traçabilité de la production comme de la distribution.
Dans sa dernière étude horlogère, Deloitte soulève la question des canaux de ventes favorisés par les personnes sondées (professionnels et privés). Des canaux qui seront toujours plus divers afin de pouvoir toucher le client partout où il se trouve. Cette évolution devra s’accompagner d’outils technologiques permettant d’assurer la traçabilité de la production comme de la distribution.

A ce titre, le partenariat stratégique noué entre le champion mondial du luxe, LVMH, et le champion mondial du numérique, Google, est révélateur. Cette collaboration a pour objectif d’«accélérer l’innovation et de développer de nouvelles solutions d’intelligence artificielle (IA) et d’apprentissage machine (ML) basées sur le cloud». Le but affiché est non seulement d’«améliorer les opérations commerciales grâce à la meilleure prévision de la demande et l’optimisation des stocks, mais aussi l’expérience des clients grâce à la personnalisation».

Comme le souligne Luxury Society, LVMH pourra désormais «connecter toutes ses informations provenant de données de première main (son propre réseau), de deuxième main (ses partenaires) et de tiers (Google), ce qui signifie que le géant du luxe sera en mesure de construire l’une des vues les plus complexes et unifiées du consommateur de luxe».

Toujours dans une logique d’unification des différentes composantes du monde horloger, le marché secondaire attire désormais les acteurs établis du luxe, après avoir été ostracisé pendant de longues années. Chronext, qui prépare son entrée en Bourse, a par exemple considérablement étoffé son équipe dirigeante avec les arrivées de Norbert Platt (ex-Richemont), Daniella Vitale (ex-Tiffany & Co.), Hamdi Chatti (ex-LVMH), Jacob Fonnesbech Aqraou (ex-eBay) ou encore Gary Briggs (ex-CMO de Facebook). Ces plateformes commencent même à racheter des marques horlogères, à l’instar de WatchBox qui a acquis De Bethune en août 2021. Le géant eBay cherche quant à lui une plus grande légitimité horlogère en introduisant de nouveaux processus d’authentification pour les modèles les plus haut de gamme.

L'horlogerie peut tirer certaines leçons de ce qui se fait déjà dans l'industrie joaillière en matière de traçabilité. Ayant recours à un protocole blockchain, la plateforme «Provenance Proof» mise au point par Gübelin permet par exemple de retracer tout le cycle de vie des pierres précieuses de couleur, de l'extraction aux transactions. Un registre numérique de plus de 500'000 pierres précieuses qui offre une dose de transparence inédite et est déjà utilisé par plus de 500 organisations dans le monde.
L’horlogerie peut tirer certaines leçons de ce qui se fait déjà dans l’industrie joaillière en matière de traçabilité. Ayant recours à un protocole blockchain, la plateforme «Provenance Proof» mise au point par Gübelin permet par exemple de retracer tout le cycle de vie des pierres précieuses de couleur, de l’extraction aux transactions. Un registre numérique de plus de 500’000 pierres précieuses qui offre une dose de transparence inédite et est déjà utilisé par plus de 500 organisations dans le monde.

De son côté, Chrono24 (500’000 visiteurs uniques par jour) a ouvert un nouveau cycle de financement de 100 millions d’euros, un tour de table mené par le géant du capital-investissement General Atlantic avec la participation d’Aglaé Ventures. Aglaé Ventures n’est autre qu’une société de capital-risque soutenue par le Groupe Arnault, l’actionnaire majoritaire de LVMH.

Le géant du luxe a bien compris l’intérêt de «relier tous les points», qu’il s’agisse du marché primaire ou secondaire, grâce aux possibilités de gestion des données numériques. Plutôt que de se retrouver en concurrence avec leurs productions passées, les marques commencent à internaliser ces différents cycles de vie dans leurs logiciels.

Plutôt que de se retrouver en concurrence avec leurs productions passées, les marques commencent à internaliser ces différents cycles de vie dans leurs logiciels.

Le marché secondaire est d’autant plus important qu’il expose la cote réelle des marques sur le long terme. Il a d’ailleurs beaucoup mieux résisté à la pandémie que le marché du neuf, notamment parce qu’il doit faire face de longue date directement aux attentes du client final en ligne. «Pour nous, la question était toujours la même: comment gagner la confiance des clients pour des achats en ligne, nous explique ainsi Matt Bowling, CEO de Watchfinder & Co. Pour cela, nous avons d’abord dû comprendre comment nous aurions voulu être traités nous-mêmes en tant que clients.»

La crise pandémique a vu la montée en puissance des principaux acteurs du marché secondaire, dont la croissance a été accélérée par le dynamisme de la vente en ligne et du marché de la collection. Ce marché, qui a longtemps pu faire office de jungle numérique, est en train de se structurer. Le leader mondial Chrono24 a enregistré des transactions équivalent à plus de 2 milliards d'euros en 2020, en croissance annuelle de 25%. Des champions régionaux se sont formés, comme WatchBox aux Etats-Unis ou Chronext en Europe. Ayant dépassé les 100 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2020 et préparant son entrée en Bourse, Chronext a recruté d'anciens hauts responsables de Richemont, LVMH et eBay (ce qui reflète bien la typologie de ce type d'acteurs). eBay cherche quant à elle une plus grande légitimité horlogère en introduisant de nouveaux processus d'authentification pour les modèles les plus haut de gamme.
La crise pandémique a vu la montée en puissance des principaux acteurs du marché secondaire, dont la croissance a été accélérée par le dynamisme de la vente en ligne et du marché de la collection. Ce marché, qui a longtemps pu faire office de jungle numérique, est en train de se structurer. Le leader mondial Chrono24 a enregistré des transactions équivalent à plus de 2 milliards d’euros en 2020, en croissance annuelle de 25%. Des champions régionaux se sont formés, comme WatchBox aux Etats-Unis ou Chronext en Europe. Ayant dépassé les 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020 et préparant son entrée en Bourse, Chronext a recruté d’anciens hauts responsables de Richemont, LVMH et eBay (ce qui reflète bien la typologie de ce type d’acteurs). eBay cherche quant à elle une plus grande légitimité horlogère en introduisant de nouveaux processus d’authentification pour les modèles les plus haut de gamme.

Autre signal intéressant au sein du groupe Richemont: la connexion opérée récemment entre ses deux sociétés Watchfinder & Co. (vente en ligne d’occasion) et Mr. Porter (vente en ligne de neuf), qui échangent des offres communes. Même phénomène d’intégration de tout le cycle de vie des montres chez de grands détaillants comme Bucherer, Watches of Switzerland, et désormais Hodinkee: avec le rachat de Crown & Caliber, le site propose par exemple autant des modèles d’occasion que neufs en collaboration avec certaines marques, comme Grand Seiko. La formation de «super-détaillants» à travers plusieurs continents intègre aussi les différents composants du cycle de vie de la montre.

Pour toute l’industrie, il s’agit de penser plus horizontal: le discours entourant la montée en puissance du «direct-to-consumer» reflète encore une vision très «top-down» face au client. Une relation non seulement commerciale mais surtout culturelle semble plus judicieuse afin de tirer parti de la longue durée de vie des montres et des nouvelles technologies pour créer des communautés fidèles.

Pour toute l’industrie, il s’agit de penser plus horizontal: le discours entourant la montée en puissance du «direct-to-consumer» reflète encore une vision très «top-down» face au client.

Grâce aux nouveaux outil de gestion des données et à l’intégration du marché secondaire, on peut ainsi se prendre à rêver d’un monde horloger plus «fluide» suivant le cycle de vie complet des montres avec une meilleure expérience pour les clients et une meilleure vision générale des cycles de vie de la production pour les marques.

A travers une technologie comme la blockchain, chaque montre pourrait à terme posséder sa propre identité infalsifiable, permettant de suivre toutes les étapes de son cycle de vie. C’est une véritable révolution en marche dans la traçabilité, qui va bien au-delà de la seule question de l’authenticité et de la lutte anti-contrefaçon. Car elle implique aussi un effort de transparence auquel l’industrie horlogère a jusqu’ici été peu coutumière. En contrepartie, les marques bénéficieront notamment d’un dialogue direct avec leurs clients plutôt que de laisser leur production leur échapper.

L'entrepreneur suisse Thomas Baillod a mis en place une application communautaire permettant aux acquéreurs de modèles de sa marque BA1110D d'en devenir eux-mêmes des représentants commerciaux. Cette année, il sort un modèle automatique Swiss made, la Chapter 3, et commence à partager son système de distribution avec d'autres marques comme Bomberg.
L’entrepreneur suisse Thomas Baillod a mis en place une application communautaire permettant aux acquéreurs de modèles de sa marque BA1110D d’en devenir eux-mêmes des représentants commerciaux. Cette année, il sort un modèle automatique Swiss made, la Chapter 3, et commence à partager son système de distribution avec d’autres marques comme Bomberg.

Il ne s’agit cependant pas d’être naïf face aux nombreux obstacles qui se dressent sur cette voie. A commencer par la protection de la vie privée, la sécurité numérique et la confidentialité des données, qui s’annonce comme l’une des grandes batailles pour l’intégrité de l’humanité au 21ème siècle. Que l’on parle de criminalité 2.0, de censure ou d’identité en ligne, les risques associés à la gestion de grandes quantités de données par des sociétés se révéleront toujours plus importants.

La clé pour les acteurs horlogers sera d’abord de maîtriser toute la chaîne de valeur. Il ne s’agit pas forcément de tout internaliser mais d’assurer une expérience de qualité tout au long de la vie des montres, de la production du premier composant jusqu’à la revente du modèle et au recyclage de l’or du boîtier.

Que l’on parle de criminalité 2.0, de censure ou d’identité en ligne, les risques associés à la gestion de grandes quantités de données par des sociétés se révéleront toujours plus importants.

Au vu de la durée de vie de l’objet, un client n’achète plus vraiment une montre «neuve ou d’occasion». Ni une «montre en ligne ou physiquement». Il acquiert d’abord un objet de valeur culturelle, sociale, émotionnelle et financière, quel que soit le canal de diffusion. Plus l’horlogerie parviendra à rendre sa production traçable et à fusionner les canaux de vente (l’expérience «seamless»), plus elle aura la maîtrise de son destin entre ses mains.

Selon McKinsey, le marché secondaire représentera environ la moitié du marché du neuf d'ici à 2025, avec un taux de croissance bien plus rapide. D'autres études, notamment de Boston Consulting, estiment que les ventes de «certified pre-owned», n'affectent pas celles de modèles neufs. Au contraire: elles renforcent la valeur de marque et donnent accès à une nouvelle clientèle.
Selon McKinsey, le marché secondaire représentera environ la moitié du marché du neuf d’ici à 2025, avec un taux de croissance bien plus rapide. D’autres études, notamment de Boston Consulting, estiment que les ventes de «certified pre-owned», n’affectent pas celles de modèles neufs. Au contraire: elles renforcent la valeur de marque et donnent accès à une nouvelle clientèle.

«Tout marché se développe de deux manières – par un accroissement du nombre de transactions de tous ceux qui y sont déjà présents ou par l’augmentation du nombre de participants à ce marché, souligne encore Matt Bowling de Watchfinder & Co. L’horlogerie ne fait pas exception. En ce sens, les montres d’occasion ont le potentiel d’accélérer considérablement la croissance du marché du neuf. Ce dernier est déjà bien établi tandis que le marché secondaire est plus récent et en pleine croissance. Nous devons commencer par faciliter les pratiques de reprise et d’échange partiel. Il y a encore un long chemin devant nous.»

Un chemin qui passe par une plus grande transparence et une meilleure coordination entre professionnels mais aussi par un travail de fond sur les nouvelles technologies, la logistique et les inventaires. L’intégration du marché horloger le long de tout le cycle de vie de la montre est en marche.

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