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Xavier Perrenoud: le regard d’un designer horloger

INDUSTRIE

juin 2022


Xavier Perrenoud: le regard d'un designer horloger

Aujourd’hui directeur artistique, designer et enseignant, le Neuchâtelois Xavier Perrenoud a d’abord eu pour mentor une figure de la marque Omega, Pierre-André Aellen. Depuis plus de vingt ans, il multiplie les projets au sein de l’industrie horlogère en tant que créateur indépendant, tout en transmettant son expérience aux étudiants de l’ECAL. Rencontre.

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uropa Star: Comment avez-vous débuté votre carrière horlogère?

Xavier Perrenoud: Je suis tombé par hasard dans le design horloger, même si mon grand-père avait une entreprise de machines-outils à La Neuveville. J’ai grandi dans le Jura bernois et suivi un cursus au Technicum de Neuchâtel. Le tournant s’est produit lorsque j’ai rencontré Pierre-André Aellen, responsable produits historique chez Omega (notamment inventeur des fameuses «griffes» de la montre Constellation, ndlr), qui venait de se mettre à son compte en tant qu’indépendant. J’ai commencé à travailler à ses côtés dans cette nouvelle aventure. Nous avons collaboré pendant sept ans à la conception de projets horlogers, notamment pour Omega et Eterna. C’était une période de créativité fantastique. Malheureusement, Pierre-André Aellen est décédé dans le crash du vol SR111 de Swissair en 1998. Un événement tragique…

Qu’avez-vous fait suite à la disparition malheureuse de votre mentor?

J’ai poursuivi une carrière en tant que designer horloger indépendant. A l’origine, je me suis mis de manière autodidacte au design – ce n’est que bien plus tard que j’ai obtenu un master en design industriel à l’ECAL, où j’enseigne d’ailleurs aujourd’hui.

Xavier Perrenoud
Xavier Perrenoud
©Cédric Widmer

Quel est votre rayon d’action en tant que designer?

En réalité, le «design» horloger à proprement parler est une partie seulement de mon activité. Je fais aussi de la direction artistique, ce qui implique une partie de design mais surtout de la stratégie pour parvenir à une cohérence esthétique d’ensemble au sein d’une marque. Je peux bien sûr aussi avoir des mandats pour développer un produit en tant que designer pur – c’est de là que je viens. Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui avant tout dans mon métier, c’est de travailler sur plusieurs axes stratégiques. Je ne suis pas un designer qui ne fait que du design!

«Ce qui m’intéresse aujourd’hui dans mon métier, c’est de travailler sur de la stratégie de marque. Un designer ne fait pas que du design!»

Montre MIH, Musée international d'horlogerie de La Chaux-de-Fonds

Pourriez-vous mentionner quelques marques avec lesquelles vous avez collaboré?

Parmi celles que je peux mentionner, j’ai notamment travaillé plus d’une décennie pour Corum, ainsi que plusieurs années pour Ebel, Swarovski, Pomellato ou encore Movado. Aujourd’hui, je travaille pour les marques indépendantes Armin Strom et Fortis, ainsi que pour d’autres maisons qui préfèrent rester confidentielles. J’ai aussi participé au design de la montre MIH Gaïa du Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Parallèlement, je suis enseignant à l’ECAL dans le cursus Master for luxury and craftmanship, au sein d’une filière spécialisée dans le design lié au savoir-faire et métiers artisanaux. Cela me passionne de transmettre, c’est fondamental de travailler avec des étudiants. Les projets dépassent l’horlogerie et offrent de multiples collaborations avec des marques prestigieuses et internationales.

De manière générale, je suis passionné d’innovation, de revenir à des problématiques de base en horlogerie, à la matière... Je dialogue à ce sujet avec le CSEM. J’ai aussi un petit laboratoire d’expérimentations où je fais de la recherche autour des formes et des matériaux. Cela m’intéresse d’aller au-delà de l’horlogerie: j’aime bien en sortir pour mieux y revenir. Ce qui me définit dans mon équilibre, c’est de toujours aller vers quelque chose de nouveau, de différent, d’innovant. En cela, mes trois casquettes de directeur artistique, designer et enseignant m’apportent beaucoup de satisfaction.

Xavier Perrenoud a collaboré avec la marque indépendante Fortis pour le récent modèle Stratoliner
Xavier Perrenoud a collaboré avec la marque indépendante Fortis pour le récent modèle Stratoliner

Les marques ont beaucoup internalisé leurs savoir-faire. En tant qu’indépendant, les opportunités sont-elles les mêmes qu’à vos débuts dans les années 1990?

A titre personnel, je n’ai jamais manqué de travail malgré la consolidation du métier. Mais il est clair que le métier a radicalement changé en vingt ans. A commencer par l’intégration des programmes informatiques. C’est surtout en cela que mon quotidien a évolué. En même temps, tout repose hier comme aujourd’hui sur la bonne idée, et ce quels que soient les outils. Parfois, c’est même un peu trompeur car les outils sont devenus tellement performants qu’on peut perdre la force de ce qu’on voulait faire au départ – en se concentrant sur le détail, on oublie le concept général.

«Les outils sont devenus tellement performants qu’on peut perdre la force de ce qu’on voulait faire au départ – en se concentrant sur le détail, on oublie le concept général.»

Avez-vous un style particulier? Aujourd’hui, le néo-vintage semble être une tendance qui emporte tout sur son passage…

Ma chance est que j’ai pu toucher à des concepts très différents, d’un cadran très classique à une montre complètement innovante. La force d’un bureau externe – et c’est pour cela que nous existons encore – est que nous permettons aux marques de sortir de leurs codes habituels, avec une certaine liberté de penser.

Plus particulièrement, je suis fasciné par l’intégration d’un nombre croissant de nouveaux matériaux en horlogerie depuis une décennie. Mais mon principe de base reste la cohérence globale d’un concept. Juste appliquer une nouvelle matière sur un produit existant, c’est comme juste changer la couleur: ce n’est pas suffisant. Sinon cela devient un piège, et je trouve qu’on tombe de plus en plus dans cette solution de facilité. Les marques essaient avant tout de créer une communauté aujourd’hui, ce qui requiert de la cohérence et des choix clairs, pas juste attendre de voir ce qui se fait. Je suis convaincu que pour le client final, le prix a parfois moins d’importance que la force du concept de marque. Les gens veulent le modèle original, qui repose sur une cohérence bien réfléchie.

Vos étudiants sont-ils plutôt tentés de rejoindre des marques ou de se lancer en indépendants?

Dans un monde idéal, un designer veut travailler de manière indépendante! Après, ce n’est pas donné à tout le monde.

La confidentialité est une composante essentielle de votre métier. Avec le temps, est-ce qu’on vous cite davantage?

Dans la majorité des cas, mes contributions restent confidentielles – et c’est très bien ainsi, je ne m’en plains pas. Mais comme le design devient une facette de plus en plus importante et valorisée – pensez aux célébrations entourant aujourd’hui, Gérald Genta – je constate une évolution. On veut savoir qui a dessiné la montre. A mon sens, il n’y a pas besoin de cacher cet élément ni de trop en faire. Une montre, c’est de toute façon un travail d’équipe. De manière générale, je pense que le marketing va utiliser de plus en plus le design. Pour des marques indépendantes comme Armin Strom ou Fortis, cela ne pose pas de problème de me mentionner. Et les consommateurs aiment savoir comment le produit est fait.

Le modèle Tribute 1 d'Armin Strom
Le modèle Tribute 1 d’Armin Strom

Avez-vous eu la tentation de lancer votre propre marque, comme l’ont fait de nombreux designers?

Jamais! Je ferais concurrence à mes clients et je suis davantage un créatif qu’un commercial. Je ne voudrais pas changer de métier.

Montre BM-X, projet de recherche collaboratif et étude de proportions
Montre BM-X, projet de recherche collaboratif et étude de proportions
©Cédric Widmer

Comment envisagez-vous l’avenir du design horloger?

Je pense que nous entrons dans une époque très intéressante. La poignée de marques qui dominent le marché vont continuer à faire ce qu’elles savent faire de mieux. Mais toutes les autres vont devoir se distinguer. Et cela ne peut pas passer uniquement par des rééditions néo-vintage. Quand tout le monde aura fini de rééditer ses montres, qu’est-ce qu’on fera? Un défi important sera de réinvestir le segment de l’entrée de gamme. Je ne parle pas forcément de montre connectée, mais de la manière de réfléchir au prochain consommateur. L’horlogerie répond à plein de critères très contemporains: c’est un produit durable, beau, technologique. A l’industrie de déployer au mieux ces atouts dans tous les segments.

«Nous entrons dans une époque très intéressante. Quand tout le monde aura fini de rééditer ses montres, qu’est-ce qu’on fera?»

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