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L’industrie horlogère à la loupe

ENTRETIEN

mai 2022


L'industrie horlogère à la loupe

Oliver R. Müller, qui collabore à l’établissement du rapport annuel horloger de Morgan Stanley attendu avec impatience chaque année, partage son analyse sur l’état de l’industrie, les gagnants et perdants de la séquence qui vient de se dérouler et les tendances d’un secteur qui connaît actuellement une euphorie rare.

C

haque année, l’étude horlogère de la banque d’investissement Morgan Stanley, alimentée en grande partie par le spécialiste du secteur Oliver R. Müller, est attendue avec un mélange d’impatience teinté d’appréhension par le monde horloger suisse. Quoi qu’on en dise, cette étude s’est imposée en quelques années comme une référence parmi les rapports qui tentent de scruter les recoins les plus intimes d’un univers qui tient à sa discrétion.

L’appréhension du milieu horloger tient notamment aux chiffres que le rapport s’ingénie à cumuler, marque par marque - certains étant ensuite tacitement confirmés, d’autres infirmés de manière véhémente, d’autres encore superbement ignorés.

Oliver R. Müller, LuxeConsult
Oliver R. Müller, LuxeConsult

Oliver R. Müller, passé au cours de sa carrière de manager à la fois par des grandes maisons (Omega, Chopard) et de petits indépendants (Laurent Ferrier), a troqué son costume de dirigeant pour celui d’analyste (même s’il continue de conseiller et donc influencer en coulisses nombre d’acteurs parmi les plus dynamiques et disruptifs de la scène horlogère). Il ne se laisse guère démonter par les pressions de ce rôle et d’un milieu qu’il ne connaît que trop bien. Après la publication du nouveau rapport 2022, il nous a livré sa vision du paysage de l’horlogerie contemporaine.

Europa Star: Votre étude 2022 a abouti sur des constats proches de ceux de l’an passé, à commencer par la polarisation continue autour des «locomotives» du marché, qui s’est encore accélérée. Vous notez aussi quelques belles remontées, dont celle de Vacheron Constantin (+53%)…

Oliver R. Müller: Oui, il y a de multiples raisons à cela. C’est une marque qui est extrêmement crédible en Haute Horlogerie tout en proposant un modèle sport-chic dans la tendance la plus en vogue actuellement avec l’Overseas. Ce modèle aurait pu avoir un succès plus précoce, mais il semble enfin recevoir la reconnaissance qu’il mérite. La vogue du sport-chic en acier, imposée par les marques en haut de tableau, est telle qu’elle accélère tout ce segment. En cela, les «locomotives» dont vous parlez engendrent une dynamique vertueuse pour d’autres maisons.

Evolution du Top 20 des marques horlogères suisses depuis 2017, selon Morgan Stanley
Evolution du Top 20 des marques horlogères suisses depuis 2017, selon Morgan Stanley

Autre acteur qui ressort de l’étude: Hermès (+73%), la marque qui aurait ainsi connu la plus forte croissance en 2021. Qu’est-ce qui la distingue?

Son modèle sport-chic justement. La H08 a créé un déclic. C’est la réinvention du sport-chic par Hermès. Beaucoup de maisons de luxe ont tenté l’aventure horlogère, mais peu ont réussi. Même pour Hermès, pendant longtemps, la montre est restée un accessoire. Mais ces dernières années, un travail de fond a été mené pour la ramener au même niveau d’excellence que les autres métiers. C’est ce qui est remarquable: Hermès ne se contente pas d’un «nom» - sinon toutes les marques de luxe réussiraient en horlogerie.

Le modèle H08 d'Hermès
Le modèle H08 d’Hermès

De nombreux clients semblent avoir le prix de revente en tête au moment de l’achat. Et ce sur tous les segments: la Moonswatch a pu être vendue 250 francs neuve et 5’000 francs en ligne la même journée. Au-delà de cette spéculation, la cote à long terme est plus que jamais essentielle…

Oui, les deux marchés primaire et secondaire se rejoignent. Les tendances convergent. Car lorsqu’il n’y a pas assez d’offre sur le marché primaire, le marché secondaire prend le relais. C’est donc devenu un enjeu essentiel pour les marques. Elles tentent d’ailleurs de reprendre en main le marché secondaire, ou au moins de mieux contrôler leur cote, à travers le «certified pre-owned».

Le classement horloger exhaustif établi par Morgan Stanley
Le classement horloger exhaustif établi par Morgan Stanley

Après des années de consolidation, certaines marques quittent le giron des groupes, comme Ulysse Nardin et Girard-Perregaux sorties de Kering. Faut-il y voir les prémices d’un phénomène à plus large échelle?

C’est difficile à dire, car on voit tout et son contraire. Kering est un groupe qui fait preuve de beaucoup de rigueur dans son portefeuille de marques et qui n’hésite pas à se séparer de celles qui offrent le moins de potentiel. Ils se désinvestissent fréquemment de marques, on l’a déjà vu avec Puma ou Stella McCartney. Parallèlement, vous voyez le grand rival de Kering, LVMH, s’investir en horlogerie: même si c’est une part peu significative de son activité totale, plusieurs fils de Bernard Arnault sont présents dans les marques horlogères du groupe.

En réalité, la problématique est ailleurs: pour un géant du luxe, investir dans des marques de niche n’a aucun intérêt aujourd’hui. Leur force réside dans la capacité d’accélérer la croissance d’acteurs déjà établis, par exemple prendre une marque à 500 millions de chiffre d’affaires et l’amener au milliard. Or quelle marque d’un certain poids est en situation d’être reprise aujourd’hui? Je n’en vois pas.

L'industrie horlogère à la loupe

Le meilleur exemple d’une marque «autonome» en croissance reste peut-être Breitling, que vous mettez aussi en exergue dans l’étude.

C’est un cas intéressant, car George Kern a les mains libres pour agir tant que les résultats suivent. Les fonds de private equity cherchent avant tout le résultat. Et la nouvelle participation de Partners Group démontre qu’ils ont été largement rémunérés. Cette agilité est une des clés du succès aujourd’hui. Elle explique largement la réussite des marques indépendantes. Dans un groupe, la gestion de marques aux réalités très distinctes s’avère d’une complexité toujours plus pesante. Même si l’on voit des exemples innovants et intéressants, comme justement la collaboration récente entre Omega et Swatch autour de la «Moonswatch» au Swatch Group!

Le modèle Top Time Deus de Breitling
Le modèle Top Time Deus de Breitling

Les groupes ne finissent-ils pas inexorablement par se concentrer sur quelques-unes seulement de leurs «vaches sacrées»?

Chaque groupe a sa spécialité, c’est certain. Dans le cas de Swatch Group, leur travail dans le milieu de gamme est remarquable. Avec des racines fortement industrielles, le segment luxe est plus compliqué à opérer. Mais il est admirable qu’ils parviennent à maintenir des marques industrielles, car ils sont seuls sur ce créneau en Suisse, et ce dans un contexte qui favorise le luxe et le haut de gamme, soit des volumes plus restreints. L’entrée de gamme fait face à des défis structurels majeurs et des disruptions technologiques. Leur philosophie est de conserver les emplois et compétences en place, ce que l’on peut saluer. Un groupe financier n’agirait certainement pas comme cela.

Certains grands noms de l’horlogerie se font discrets malgré une forte légitimité: par exemple, Jaeger-LeCoultre est passée de la 11ème à la 14ème place de votre classement en trois ans. Comment l’expliquez-vous?

Une marque doit être «incarnée», c’est de plus en plus évident si vous regardez celles qui performent le plus. Aujourd’hui, malgré des compétences horlogères extraordinaires qui continuent d’ailleurs d’alimenter le reste du groupe Richemont, la marque est un peu sortie des radars par manque de leadership et de personnalité. Les clients ont besoin d’une connexion forte et émotionnelle avec une marque. Peut-être que la décision de séparer le management, aujourd’hui établi à Genève, de la manufacture historique du Sentier la pénalise, car il est difficile de gérer une marque de manière bicéphale. Elle garde un énorme potentiel, cela dit, allant de son expertise dans le serti neige à du storytelling plus technique: rappelez-vous la Master 1000 Hours des années 2000.

Le modèle Overseas Tourbillon Squelette de Vacheron Constantin
Le modèle Overseas Tourbillon Squelette de Vacheron Constantin

C’est votre cinquième rapport. Est-ce que vous faites des réévaluations régulières de vos méthodes de calculs? Et quelles sont les réactions dans l’industrie?

Nous n’hésitons pas à retraiter les chiffres. Le plus important au final, surtout dans les groupes, ce sont les résultats consolidés. Ce que l’on ne comprend pas toujours, c’est que nous ne faisons pas un «Top 50» de l’horlogerie. Nous évaluons les parts de marchés traduites en valeur de distribution. Cela ne sert à rien de comparer les chiffres d’affaires de deux marques aux stratégies de distribution très différentes.

Après, au niveau de la participation ou réaction des acteurs de l’industrie, on voit des stratégies très différentes d’un groupe à l’autre: par exemple, LVMH est très transparent. De manière générale, si je cumulais tout ce que les CEO me disaient en réaction au rapport, l’industrie horlogère suisse doublerait de taille (rires). Globalement, le rapport Morgan Stanley est devenu une référence. La plupart du temps, ceux qui réagissent tiennent à être le plus justes possible précisément car nous faisons référence.

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