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Franck Muller: «Le marché réduit le nombre de ses références, pas nous»

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mai 2023


Franck Muller: «Le marché réduit le nombre de ses références, pas nous»

La marque aime prendre le contre-pied du marché, tant dans sa production que dans sa stratégie. Alors que la tendance est à se concentrer sur quelques références-clé, elle élargit sa palette. Et alors que nombre de marques rompent leurs relations avec leurs détaillants historiques, elle s’engouffre dans cette brèche. Rencontre avec Nicholas Rudaz, CEO de Franck Muller.

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ors de la dernière édition de son salon WPHH, Franck Muller a présenté une variété coutumière de nouvelles références aux facettes exubérantes: parmi les plus marquantes, on peut citer la Curvex CX Giga Tourbillon, la Curvex CX Grand Central Flash Tourbillon ou encore la Vanguard Damascus Steel. Plus tôt, la marque avait proposé son interprétation singulière de l’Année du Lapin avec le modèle Vanguard Fxxking Rabbits… Mais c’est une série de modèles commémoratifs introduits en fin d’année dernière pour célébrer les 30 ans de la marque qui avait retenu tout particulièrement notre attention: des chronographes double face et à rattrapante réalisés avec Grail Watch. Et pour cause: ils revêtaient une esthétique très classique, loin de l’image contemporaine que l’on peut se faire de la marque. Cela a piqué notre imagination, nous sommes allés fouiller nos propres archives du début des années 1990 et sommes partis à la rencontre du CEO de la marque, Nicholas Rudaz, pour évoquer ces modèles et d’autres.

Nicholas Rudaz, CEO de Franck Muller
Nicholas Rudaz, CEO de Franck Muller

Europa Star: L’une de vos séries sortie en fin d’année passée était particulièrement intrigante: des chronographes au design classique – donnant à voir un côté différent du patrimoine de la marque, à l’esthétique très mesurée…

Nicholas Rudaz: A ses débuts en 1992, Franck Muller était l’un des très rares horlogers proposant des complications uniques et exceptionnelles sur le marché. Pour les 30 ans de la marque l’an dernier, nous sommes revenus aux origines en ressortant trois chronographes des débuts, en partenariat avec Grail Watch. Il y a toujours de nouvelles tendances horlogères que tout le monde suit dans l’industrie: parfois on est en avance, parfois en retard. Mais c’est important de se raccrocher à ses origines et d’illustrer la variété de notre héritage. Franck Muller a toujours défié les conventions, c’est son fil rouge: à l’époque, mettre un tourbillon sur la face d’une montre, par exemple, était un choix purement esthétique mais audacieux. Il ne faisait que des complications, pas des montres à affichage simple. Mais un jour, l’épouse d’un grand collectionneur lui a demandé un design différent, sans complications. Il a été interloqué car c’était hors de son rayon d’action habituel. Mais il a décidé de travailler sur un nouveau boîtier en s’inspirant de courbes féminines, ce qui a abouti au boîtier Cintrée Curvex. Une boîte qui elle aussi défiait les conventions…

Le «prodige» des grandes complications Franck Muller dans Europa Star, juste après le lancement de sa marque au début des années 1990. ©Archives Europa Star
Le «prodige» des grandes complications Franck Muller dans Europa Star, juste après le lancement de sa marque au début des années 1990. ©Archives Europa Star

Allez-vous continuer à exploiter des designs perçus comme plus classiques, à côté d’une horlogerie non conventionnelle?

A vrai dire, aujourd’hui, peut-être que l’on se s’en rend pas toujours compte, mais nous offrons une gamme tellement vaste que le client ne peut pas dire «je n’aime pas Franck Muller». Elle va de modèles classiques à quartz à 5’000 francs à 2,5 millions de francs pour l’exceptionnelle Aeternitas aux 36 complications et 1’483 composants. Ce modèle compte les années bissextiles pendant 999 ans. Alors que le marché dans son ensemble a plutôt été vers la réduction des coûts et des références, nous continuons à offrir la palette la plus large possible. C’est l’avantage d’être un groupe indépendant.

Pour les 30 ans de la marque, en partenariat avec Grail Watch, Franck Muller a ressuscité une série d'élégants chronographes à l'esthétique classique de 39 mm, dont des variantes à rattrapante double face et équipées d'anciens calibres Lemania.
Pour les 30 ans de la marque, en partenariat avec Grail Watch, Franck Muller a ressuscité une série d’élégants chronographes à l’esthétique classique de 39 mm, dont des variantes à rattrapante double face et équipées d’anciens calibres Lemania.

De fait, très tôt, vous avez aussi fait le pari de la verticalisation de la production la plus complète possible.

Pour la création de nouvelles complications ou l’achat de nouveaux matériaux, il est indispensable aujourd’hui de pouvoir compter sur une planification en interne. Peut-être plus que jamais vu les délais en cours dans l’industrie…

L’horlogerie suisse a vécu une période euphorique post-covid. Mais vous faites souvent «bande à part», on vous voit peu aux côtés d’autres marques sur les salons par exemple. Quelle est la situation chez vous?

Nous nous situons dans cette tendance et avons bien performé même pendant le covid: en tant que groupe indépendant, nous sommes forts financièrement. Nous avons fortement investi dans notre infrastructure ces dernières années, sans dépendre des banques. Et il y a eu un coup du destin qui a joué: en septembre 2019, à la veille de la pandémie, nous avons reçu une commande spéciale de plus de 700 pièces, dont plus de douze Aeternitas Mega 4, au Moyen-Orient. Une commande qui a été honorée…

Autre tendance forte dans l’industrie: la montée en gamme. Qu’en est-il chez Franck Muller?

Plutôt qu’une montée en gamme, nous cherchons le bon équilibre entre valeur et volumes. C’est un équilibre qui doit être ajusté tous les jours, car nous enregistrons des demandes très différentes d’un pays à l’autre. Le prix moyen peut varier fortement d’un marché à l’autre. Au niveau global, aujourd’hui, il s’établit à 23’000 francs. Et c’est vrai qu’il a tendance à partir un peu à la hausse avec le succès de montres en or et serties.

Comment avez-vous fait face à la fermeture du marché russe, traditionnellement friand de modèles plus exubérants?

Pour nous, la Russie ne constituait pas un gros marché dans le pays lui-même. En revanche, la clientèle russe à l’étranger, oui. Et celle-ci continue d’acheter, notamment en Turquie ou à Dubaï. Mais nous ne sommes pas uniquement dépendants du tourisme d’achat: nous avons été surpris en bien durant la pandémie de la résilience de la consommation locale, malgré l’absence des touristes chinois en Europe. Les marchés locaux se sont stabilisés en France, Allemagne et Italie. Deux très grand marchés offrent encore pour nous un potentiel largement inexploité: la Chine et les Etats-Unis. Nous sommes notamment en train de restructurer notre présence en Chine même, un marché jusqu’alors développé par notre importateur à Hong Kong. Il y a également une bonne dynamique en Asie du Sud-Est, où nous sommes à présent représentés par Cortina.

L'emblématique Giga Tourbillon de 20 mm de Franck Muller est logé pour la première fois dans un boîtier Curvex CX cette année.
L’emblématique Giga Tourbillon de 20 mm de Franck Muller est logé pour la première fois dans un boîtier Curvex CX cette année.

Votre premier marché reste-t-il le Japon?

Oui, historiquement, le Japon a toujours été notre marché principal, grâce au travail de fond de notre agent local. On est aussi bon sur un marché qu’un agent peut l’être. A l’époque, M. Sato a rencontré Franck Muller juste après avoir perdu la distribution de TAG Heuer. Il en a vu tout le potentiel et a réalisé un travail exceptionnel. Aujourd’hui, nous organisons même des mariages Franck Muller au Japon! Des événements clé-en-main où tout l’art de la table porte l’identité de la marque. Sans compter les anniversaires de mariage. Nous y avons atteint une valeur sociale extrêmement importante. C’est ce que nous souhaiterions reproduire sur d’autres marchés. Cela passe par de très bonnes relations avec des représentants locaux. Aujourd’hui, alors que d’autres marques ouvrent leurs propres boutiques, nous continuons de faire confiance aux détaillants multimarques. Le retrait de nombre de marques de ces points de vente crée des «trous d’air» commerciaux – autant d’opportunités de s’y implanter.

La nouvelle Curvex CX Grand Central Flash Tourbillon, inspirée par l'univers des voitures futuristes.
La nouvelle Curvex CX Grand Central Flash Tourbillon, inspirée par l’univers des voitures futuristes.

Quid de la vente en ligne?

C’est une petite partie de nos revenus, y compris via nos distributeurs. Je sais que la période de la pandémie a donné une forte impulsion au e-commerce mais de notre côté elle nous a fourni aussi d’autres opportunités… dont celle de nous lancer dans l’industrie du chocolat! En effet nous voulions construire une nouvelle cantine sur notre site de Genthod mais vu la situation mieux valait imaginer autre chose. Nous avons donc utilisé ces 500 mètres carrés pour lancer la «Chocolaterie de Genthod». Les parallèles avec l’horlogerie sont nombreux. Notre chocolat est disponible en ligne et nous cherchons à développer un réseau de détaillants en Suisse et à l’étranger. Les chocolats constituent aussi des cadeaux appropriés pour nos détaillants. Il s’agit d’un chocolat de très grande qualité, pour une production très exclusive de «Haute Chocolaterie»!

Les listes d’attente se multiplient dans une industrie qui vit un nouvel âge d’or et fait face à une très forte demande. Qu’en est-il chez vous?

Je trouve cela dommage, car cela engendre de la frustration et un sentiment de mépris, ce dont nos clients finaux nous parlent, car ils ont le sentiment d’être manipulés. C’est aussi utilisé comme un argument marketing. Comme nous avons fait le choix de la verticalisation depuis le début, nous avons une capacité de réaction assez unique. Nous pouvons livrer rapidement, malgré le nombre élevé de références que nous proposons: vous pourriez réunir 1’000 propriétaires de Franck Muller et voir 1’000 montres différentes à leur poignet. Mais c’est sûr que le client achète aussi une forme de rareté, lorsqu’il s’agit de productions en petites quantités.

Quels sont vos prochains défis?

Continuer à repousser les limites de l’horlogerie tout en prenant le contre-pied de la tradition, comme nous l’avons toujours fait, avec une créativité innée dans les complications et le design. D’un côté, nous travaillons beaucoup sur l’intégration de matériaux nouveaux, comme celle du Luminova dans le carbone. De l’autre, nous développons des modèles en partenariat, comme c’est le cas avec Grail Watch ou Bamford, ou récemment avec le label streetwear japonais #FR2 pour l’Année du Lapin…. Autant d’initiatives pour toucher les plus jeunes, les nouvelles générations.

Imaginée en collaboration avec le label streetwear de Tokyo #FR2, dont elle reproduit le fameux motif à lapin sur le cadran, la #FR2NCK MULLER Vanguard est arrivée juste à temps pour l'Année du Lapin...
Imaginée en collaboration avec le label streetwear de Tokyo #FR2, dont elle reproduit le fameux motif à lapin sur le cadran, la #FR2NCK MULLER Vanguard est arrivée juste à temps pour l’Année du Lapin...

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