près Romain Gauthier et F.P. Journe, Chanel prend une participation – elle aussi minoritaire, à hauteur de 25% – dans une autre «pépite» de l’horlogerie créative suisse: MB&F. Celle-ci fêtera ses vingt ans en 2025.
A l’heure de faire entrer un actionnaire dans l’une des marques qui ont dessiné les contours de la nouvelle scène horlogère de ce millénaire, le choix de Chanel s’est imposé naturellement: non seulement l’associé de Max Büsser, Serge Kriknoff, a dirigé pendant plusieurs années la manufacture horlogère de la grande maison du luxe, mais Chanel se montrait également prête à miser sur un soutien de long terme pour une marque non conventionnelle.
- Max Büsser et Serge Kriknoff
Pendant plusieurs années, MB&F a en effet volontairement refusé toute croissance avant de connaître une accélération phénoménale durant la séquence de tous les records que l’horlogerie suisse vient de connaître. Une stratégie atypique qui n’aurait certainement pas pu coïncider avec les attentes d’un acteur coté en Bourse. Après tout, si Max Büsser s’était extrait d’une grande société pour lancer sa propre aventure entrepreneuriale, ce n’était certainement pas pour retomber dans les mêmes contraintes, vingt ans plus tard…
Europa Star: Pourriez-vous nous partager de l’intérieur le processus ayant conduit à l’investissement de Chanel dans MB&F?
Max Büsser: Les dix premières années de l’existence de MB&F, entre 2005 et 2015, le mot «succession» n’existait tout simplement pas, nous pensions d’abord à notre survie! Les cinq années suivantes, nous avons essayé de nous maintenir dans une configuration stable et qui nous convenait bien, avec un chiffre d’affaires qui n’a pas bougé, en renonçant volontairement à toute croissance. C’est en 2020, lors de la pandémie, que tout a changé: la demande a véritablement explosé.
Nous ne voulions toujours pas grandir – le faire uniquement parce qu’il y a une forte demande, qui par définition peut être éphémère, c’est la recette de l’échec. Néanmoins, nos détaillants et partenaires sont venus nous voir avec d’ambitieux plans – on nous proposait des boutiques dédiées à Los Angeles, à Singapour… Mais pour cela il fallait des pièces, augmenter nos capacités.
Nous nous sommes laissés convaincre d’ouvrir un peu les vannes de la croissance: en deux ans et demi nous avons doublé de taille, passant de 30 à 60 personnes, et nous avons investi un nouvel atelier à Genève. C’était une responsabilité encore plus importante et c’est à ce moment que nous nous sommes réellement posés la question de la survie à long terme de notre création… Ces trois dernières années, cette question a été mon plus gros projet, c’est ce qui m’a le plus occupé.
- La M.A.D. House, nouveau siège de la marque à Genève
Cela a aussi été une réflexion très personnelle, j’imagine, avec votre associé Serge Kriknoff (qui détenait avant l’entrée de Chanel 20% des parts, 80% étant détenus par Max Büsser, ndlr).
Nous approchons tous deux de la soixantaine, il y a eu l’épisode de la pandémie, et nous commençons à perdre des proches autour de nous, malheureusement… Cela fait peur. Que se passerait-il si je disparaissais, pour mon épouse et nos deux filles qui n’ont que 11 ans et 7 ans? C’est une histoire que l’on ne connaît que trop bien chez les créateurs indépendants: le risque d’une reprise par un acteur qui ne respecterait ni notre philosophie ni nos modes d’opérer et au final la destruction du travail d’une vie.
Ne pas agir ni prévoir était tout simplement trop risqué. J’ai commencé à assurer le mentoring d’un jeune designer très talentueux, Maximilian Maertens, pour garantir la continuité sur le plan créatif, mais il manquait une pièce capitale dans le puzzle: un partenaire financier capable de nous suivre à long terme, dans le respect de nos valeurs. Une garantie sur l’avenir.
- Les «Friends» de MB&F
Concrètement, comment la relation avec Chanel s’est-elle nouée?
Parmi les «Friends» originaux de MB&F, il y avait déjà, il y a 19 ans, la manufacture G&F Châtelain, qui appartient à Chanel et dont mon associé Serge Kriknoff a été directeur (de 2002 à 2008, ndlr). La relation est donc ancienne. Nous avons analysé le paysage des partenaires potentiels et le nom de Chanel est venu tout de suite, pour leur vision de long terme, mais aussi une forme d’humilité des personnes qui dirigent la maison. Il y a deux ans, nous avons échangé très naturellement et ils m’ont demandé comment ils pouvaient aider notre société. Nous avons pris ces deux ans pour apprendre à nous connaître et confirmer notre partenariat.
- LM Sequential Flyback Platinum
Que vous apporte leur investissement dans l’immédiat?
Dans les quatre prochaines années nous en restons à une politique de zéro croissance – vous imaginez bien que c’est un scénario plutôt inhabituel après avoir fait entrer un nouvel investisseur: dans le monde conventionnel des affaires, on entendrait plutôt parler de plans ultra-ambitieux! Mais ils nous laissent les coudées franches, car ils ont tout à fait compris notre demande, qui est celle d’une pérennisation. Nous avons déjà doublé de taille en très peu de temps et devons encore nous ajuster à cette réalité. Mais ils peuvent certainement déjà nous soutenir sur des points comme le légal ou les ressources humaines, car nous conservons un esprit de start-up, avec parfois la «spontanéité» qui l’accompagne!
- HM8 Mark 2
Et à plus long terme, la possibilité que MB&F (pour Friends) devienne MB&D (pour Daughters) est-elle votre option privilégiée?
Ils ont beaucoup insisté pour une prise de participation minoritaire en vue d’une succession familiale à terme, que ce soit via mes enfants ou ceux de Serge. Mais nous n’allons certainement pas forcer nos enfants et il y a naturellement beaucoup d’inconnues. Est-ce que cela les intéressera seulement? En auront-ils les capacités? L’entrée de Chanel rend en tout cas ce scénario davantage plausible, ne serait-ce que parce que cela nous permet d’attendre avec plus de sérénité de voir si nos enfants montrent un intérêt, dans dix à vingt ans.
- Le MB&F Lab de Singapour
Est-ce que votre stratégie de distribution en est affectée?
Nous allons ouvrir notre cinquième «Lab» dans deux mois – nous compterons alors 14 points de vente dont la moitié en mono-marque. Pour autant, à l’exception de la M.A.D. Gallery historique de Genève, ce sont tous des franchises et en aucun cas nous ne voulons nous transformer en détaillants en intégrant notre distribution, comme beaucoup d’autres marques l’ont fait. Nous allons continuer à travailler avec nos partenaires, qui nous ont été loyaux depuis nos débuts.
Surtout nous voulons travailler avec sérénité, sans devoir courir après l’ouverture de points de vente ou gérer des stocks. Il y a déjà assez à faire en termes créatifs, c’est là notre priorité bien plus que la croissance. Nous voulons conserver avant tout un esprit convivial, celui de la start-up de nos débuts, qui est l’essence de notre vison et qui est déjà un sacré défi en étant passé aussi rapidement de 30 à 60 personnes.
Dernière question: verra-t-on des créations Chanel x MB&F?
C’est plutôt à Chanel qu’il faut poser la question (sourire). Je ne manque certainement pas d’idées en ce sens, l’avenir le dira!