Europa Star: Hermès ressort cette année une nouvelle génération de sa montre Le Temps Suspendu. On pourrait dire que c’est symbolique. Car à sa sortie en 2011 cette montre a fait d’Hermès un horloger de plein exercice, et qui plus est avec sa propre «petite musique», comme vous le dites. Le chemin a été long?
Guillaume de Seynes: Vous savez, nous avons approché et appris l’horlogerie avec une certaine candeur. On y est allé progressivement. Le chemin a été long, plus long même que ce que nous avions imaginé, mais nous n’avons jamais voulu brûler les étapes, accélérer le temps. En horlogerie, comme dans tous les Métiers, il faut laisser du temps au temps.
Au départ, en 1978, on l’a un peu oublié, mais c’étaient les années durant lesquelles le quartz emportait tout. Jean-Louis Dumas s’était intéressé auparavant à racheter Breguet suite à la faillite de Chaumet, au début des années 1970, mais ça ne s’était pas conclu. Industriellement, il était alors bien plus facile de prendre la route du quartz, l’encombrement était plus petit et la liberté de formes plus grande, moins contrainte qu’avec un mouvement mécanique. C’était donc un choix naturel pour une horlogerie créative.
-
- Guillaume de Seynes
Mais toute l’histoire d’Hermès, c’est essentiellement la rencontre entre notre propre univers créatif et des savoir-faire d’exception, que ce soit le cuir, la soie l’horlogerie ou d’autres. Le temps de l’apprentissage est indispensable. C’est une vertu. On ne s’improvise pas horloger du jour au lendemain.
Nous avons été enfin pleinement reconnus en tant qu’horlogers quand la montre Arceau Le temps suspendu a reçu le Prix de la Montre Homme au GPHG 2011. Elle a marqué un tournant pour nous. Un moment important où nous avons proposé quelque chose d’assez inattendu qui a fait évoluer le regard de la profession sur nous. Elle a aussi signé notre approche horlogère singulière, ludique, notre liberté de ton, jouant avec les complications pour en renverser le sens ou leur apporter de la poésie, voire de l’humour…
Avant d’en arriver là, il vous a fallu prendre des décisions stratégiques pour réorienter et développer La Montre Hermès…
Quand je suis arrivé en 1998 (ndlr Guillaume de Seynes a dirigé La Montre Hermès de 1998 à 2004 et il est désormais un des directeurs généraux du groupe, chargé de l’horlogerie et de la fabrication dans différents autre pôles), j’ai dit à mon oncle Jean-Louis Dumas, qui était alors à la tête d’Hermès, que La Montre Hermès devait dépasser le quartz et aller vers la mécanique. C’est alors que nous nous sommes tournés vers Parmigiani. La rencontre s’est faite très simplement et naturellement, d’autant plus que la Famille Landolt possède à Paris un immeuble dans lequel a vécu comme locataire Emile Hermès (ndlr 1871-1951, petit-fils de Thierry Hermès, le fondateur).
Très vite, nous avons conclu un accord de prise de participation dans la Manufacture de mouvements Vaucher à Fleurier. Aujourd’hui, tous nos mouvements mécaniques proviennent de chez Vaucher.
-
- Arceau Le Temps Suspendu: réinterprétation du modèle de 2011, Arceau Le temps suspendu présente une nouvelle esthétique. Son boîtier affiné de 42 mm révèle un cadran ajouré qui laisse entrevoir le module exclusif «Le temps suspendu». Celui-ci est rythmé par le mouvement de manufacture Hermès H1837 visible à travers le fond transparent. En or gris ou rose, les boîtiers s’associent à trois coloris de cadrans — brun désert, rouge sellier et bleu —, réaffirmant l’intemporalité de la ligne aux attaches asymétriques caractéristiques, réalisés dans les ateliers d’Hermès Horloger.
Durant ces quelques décennies, plusieurs jalons ont été posés. Industriellement, nous nous sommes aussi verticalisés, avec notamment l’acquisition du cadranier Natéber et du fabricant de boîtiers Joseph Erard. Tous deux ont été réunis dans le même bâtiment industriel au Noirmont, sous la dénomination des Ateliers d’Hermès Horloger. Ces deux unités sont d’ailleurs actuellement en phase de développement, nous nous apprêtons à doubler leur superficie sans en arrêter pour autant la production.
Cette verticalisation nous a aussi permis de graduellement dévelpper nos produits et de démontrer concrètement que nous cherchions à proposer une horlogerie un peu différente des autres.
Comment cette différence dont vous parlez s’est-elle peu à peu concrétisée?
En 1978, donc, nous avions lancé notre première montre, l’Arceau, dessinée par Henri d’Origny qui, soit-dit en passant, à plus de 90 ans travaille toujours avec nous. Un dessinateur incroyable, et un cavalier, qui avait déjà dessiné des centaines de cravates et des carrés. Jean-Louis Dumas lui a dit: tu ne veux pas dessiner une montre? Il n’avait aucune idée préconçue, a fait des centaines de dessins et a proposé cette montre d’inspiration équestre déjà assez unique en son genre. S’il avait été dans une maison d’horlogerie, on lui aurait sûrement dit: et bien ça on ne le fait pas, ça ce n’est pas horloger, et à l’arrivée la montre aurait bien été moins intéressante. Au résultat, elle n’était pas du tout classique, déjà différente dans le paysage d’alors. C’est d’ailleurs lui aussi qui a dessiné la Cape Cod.
Dans les années 1980, Hermès sort la Clipper, avec sa lunette en forme de hublot, puis en 1985 la Rallye, aux attaches qui évoquent le mors du cheval, en 1987, à l’occasion des 150 ans d’Hermès, la Sellier, toujours d’inspiration équestre avec son clou de selle au centre du cadran, puis la Cape Cod, donc en 1991.
Mon arrivée en 1998 coïncide avec la sortie du bracelet double tour, une idée qui a fait fureur, imaginée par Martin Margiela qui était alors notre directeur artistique du prêt-à-porter femme. S’ensuivent nombre de créations, toujours assez originales, comme la Belt de 1999 ou encore la Nomade en 2001, avec mouvement auto-quartz…
On se rapproche peu à peu de la montre mécanique «maison» et de ses complications…
Oui, et c’est en 2003, à l’occasion des 25 ans de la Montre Hermès à Brügg, près de Bienne, que nous lançons la première Dressage, une très belle automatique équipée d’un mouvement Vaucher. En 2004 nous sortons la même Dressage avec quantième rétrograde et phases de lune, spécialement développé pour nous par Vaucher – et c’est en 2006 que nous prenons une participation de 25% dans la Manufacture Vaucher. Graduellement, toutes nos montres mécaniques vont être équipées de mouvements Vaucher dédiés.
Cette autonomie acquise en mouvements, tout comme dans la manufacture de vos propres cadrans et boîtes, va-t-elle permettre à la montre Hermès de développer plus en avant ses jeux formels et mécaniques?
Oui, dans l’évolution et l’affirmation de notre horlogerie, la maîtrise directe des boîtes et des cadrans, de l’habillage, a renforcé cette symbiose singulière entre formes et fonctions. Qui va jusqu’à la typographie particulière, très travaillée, de nos cadrans, ou aux formes de nos boîtiers.
Mais ce sont bel et bien les jeux mécaniques et poétiques de l’Arceau Le temps suspendu et de Dressage L’heure masquée, qui ont inauguré une lignée qui se poursuit avec l’Arceau Le temps voyageur ou, tout près de nous, encore l’Arceau L’heure de la lune.
-
- Dévoilée en 2019, la montre Arceau L’Heure de la lune, qu’il n’est plus besoin de présenter, est proposée en trois nouvelles versions dans un coffret limité de douze pièces. Une version or blanc et titane bleu, avec cadran en pierre lunaire; une version en or rose et titane, avec cadran composé d’un fragment de l’astéroïde Vesta; et une version or blanc et or rose, avec fragment de la météorite Erg Chech.
J’aimerais aussi mentionner une autre ligne, qui est devenue majeure, la H08 de 2021, une ligne sportive exclusivement masculine qui elle aussi remporte un grand succès. Sans oublier la collection Slim d’Hermès…
Vous élargissez votre palette dans tous les sens du mot, horloger, avec une offre qui couvre désormais un assez vaste éventail, et avec la couleur, que vous introduisez précisément dans l’Hermès H08. La couleur fait aussi partie de votre singularité horlogère, notamment dans vos montres métiers d’art?
Vous savez, dans la soie, nous avons la maîtrise de pas moins de 50’000 couleurs. Toutes les plus fines nuances imaginables. Sans compter nos immenses archives qui sont à la base de la création de nos thèmes et de nos illustrations. Des dessins contemporains, des dessins classiques, un très riche patrimoine dont nous profitons pleinement.
En horlogerie, l’inspiration de la plupart de nos créations de montres d’art provient de nos carrés. Pour leur réalisation, toujours sur la base de nos dessins, nous faisons appel à des savoir-faire extérieurs, à des artisans indépendants experts en leur domaine. Nous aimons aussi mélanger les techniques, les effets, les styles. Nous maîtrisons chez nous certaines techniques très particulières comme la marqueterie et la mosaïque de cuir ou le cristal Millefiori, par exemple.
-
- Créée en 2022, Arceau Le Temps voyageur s’habille aujourd’hui d’or blanc et d’or rose. Un disque circulaire affichant 24 fuseaux horaires indique l’heure du domicile à 12 heures, tandis qu’un compteur mobile indique l’heure locale. Le tout est animé par un module exclusif de 122 composants, intégré au mouvement mécanique à remontage automatique de manufacture Hermès H1837.
Et pour certains artisanants très particuliers, comme par exemple la marqueterie de crins, nous collaborons avec un atelier partenaire. C’est une matière exceptionnelle, en droite ligne de notre héritage équestre, extrêmement résistante, aux belles couleurs sombres. J’ai des chaises ainsi recouvertes chez moi. C’est increvable…
Peut-être aurons-nous une fois l’occasion de nous y asseoir…
A temps suspendu! Vous savez, quand on est une increvable «vieille dame» comme l’est aujourd’hui Hermès, on peut se permettre beaucoup de choses. Jean-Louis Dumas disait qu’il fallait toujours être en décalage. On a gardé cet esprit.