la naissance de Maurice Lacroix en 1975, l’industrie suisse commence à ressentir les effets de l’arrivée de la technologie électronique au cœur des montres. La marque va saisir cette situation particulière à son avantage.
Pour le comprendre, il faut revenir à l’histoire singulière de Desco Von Schulthess, la société à l’origine de la marque. Cette importante maison de commerce suisse, fondée en 1889, s’était spécialisée dans le domaine de la soie. Ses compétences commerciales, notamment en Asie, lui ouvrent progressivement les portes d’autres segment du luxe, dont l’horlogerie. Dès 1946, la maison distribue en Extrême-Orient des marques prestigieuses comme Jaeger-LeCoultre et Audemars Piguet.
Son réseau de distribution vers l’Asie étant florissant, Desco Von Schulthess décide de faire le saut en produisant elle-même des montres, en tant qu’«établisseur» pour d’autres, dans une logique de private label. C’est la naissance de la société Tiara en 1961. Ses ateliers ouvrent à Saignelégier, qui reste le siège de Maurice Lacroix jusqu’à ce jour.
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- Maurice Lacroix en couverture d’Europa Star en 1987.
- ©Europa Star archives
Cette activité grandissant elle aussi, et le groupe étant désormais doté d’un appareil de production, une idée mûrit petit à petit: pourquoi ne pas lancer sa propre marque de montres? Encore faut-il lui trouver un nom. De préférence francophone, en accord avec les acteurs dominants du secteur. Et de préférence élégant et romantique. Qu’à cela ne tienne: un des directeurs de Desco Von Schulthess commence, selon l’histoire, à feuilleter l’annuaire de ses employés francophones. Et arrivé à la lettre L., on peut lire: «M. LACROIX, Maurice, directeur de la division soierie.»
L’homme a beau être basé à Lyon, loin de la division horlogère, son nom a une sonorité parfaite pour le projet de Desco Von Schulthess. Ainsi en sera-t-il!
Devenir une «Manufacture Horlogère Suisse»
Malgré un contexte délicat, les années qui suivent la naissance de Maurice Lacroix sont encourageantes: la marque, prudente, se concentre sur les marchés voisins de la Suisse, comme l’Autriche, l’Espagne, puis l’Allemagne, qui deviendra son marché phare. Comme l’exprime son ancien CEO Martin Bachmann: «Nous fabriquions déjà des montres mécaniques à un prix très raisonnable, et nous offrions en plus des marges attractives à nos partenaires. Cela a été l’une des forces de Maurice Lacroix dès le premier jour.»
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- La nouvelle collection 1975 est la dress watch élégante qui manquait encore dans l’offre de Maurice Lacroix. La voici arrivée pour le cinquantenaire.
Un petit groupe horloger est en formation puisque la maison-mère rachète en 1989 le fabricant de boîtiers Queloz, égalément établi à Saignelégier. «Queloz nous a propulsés au plus haut niveau, rappelle Serge Barrabas, directeur industriel de 2001 à 2008. Nous travaillions avec des métaux précieux comme l’or et le platine, mais aussi le titane et le zalium. C’était un travail d’art magnifique.»
Entre 1978 et 1985, Desco Von Schulthess était de plus propriétaire de Girard-Perregaux, qui devint pendant un certain temps la marque-sœur de Maurice Lacroix, renforçant la crédibilité de cette dernière dans le domaine de l’horlogerie mécanique. Son ambition? Devenir une «Manufacture Horlogère Suisse», un fil rouge à travers son histoire.
L’horlogerie mécanique revient progressivement au goût du jour et chez Maurice Lacroix, c’est la Calypso lancée en 1990 qui deviendra l’icône de cette décennie. Alors que les références sont encore très nombreuses dans une ère de volumes, et que certains marchés ont même le droit de lancer leurs propres collections, au risque de brouiller le message (on a pu dénombrer plus de 600 collections dans les années 1980!), ce modèle, accessible, est le visage de Maurice Lacroix, reconnaissable à sa lunette aux six «griffes» qui créent un effet dynamique et moderne au poignet.
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- L’Aikon Automatic Wotto, limitàe à 1’000 exemplaires, est ornée d’illustrations de l’artiste britannique Wotto, figure emblématique de la scène street art.
En 1993, la première version squelette de la Calypso, aux finitions soignées, voit le jour, un style que Maurice Lacroix avait commencé à explorer en 1987 avec Les Mécaniques. La marque prend ainsi une longueur d’avance sur le marché, qui ne s’ouvrira à cette «complication esthétique» que plusieurs années plus tard. Au début des années 2000, cette ligne est abandonnée au profit d’autres stratégies. Mais comme on le verra plus tard, on n’oubliera pas la Calypso…
D’ailleurs, comme le souligne le CEO actuel Stéphane Waser: «Lorsque j’ai rejoint l’entreprise en 2008, la Calypso n’était plus au catalogue et aucune nouvelle collection phare n’avait vraiment émergé. Le positionnement semblait incertain, quelque peu perdu parmi tant de collections, peut-être trop nombreuses.»
En phase avec l’esprit de cette nouvelle décennie, celle des explorations mécaniques, les années 2000 sont pour Maurice Lacroix celles de l’ambition vers la Haute Horlogerie, incarnée par la Pontos et surtout par la collection Masterpiece. Dès les années 1980, en pleine domination du quartz, Maurice Lacroix avait acquis d’importants stocks de magnifiques mouvements mécaniques historiques (à des prix imbattables). Cela donnera naissance en 1986 à la collection Les Mécaniques aux cadrans complexes, comme le célèbre modèle «Five Hands».
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- Maurice Lacroix a dévoilé de nouvelles déclinaisons de l’Aikon Automatic Skeleton, s’appuyant sur la popularité de la version monochrome de 39 mm, présentée pour la première fois en 2022.
Des complications sont développées: chronographes, calendriers perpétuels, jour-date, phases de lune, fonctions d’alarme, rattrapante, heure sautante... La ligne Masterpiece, lancée en 1992, illustre le côté visionnaire de la marque, anticipant le grand retour en force de la belle mécanique. Symboliquement, la Calypso, dont il s’est écoulé plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, laisse la place dans les années 2000 à la Masterpiece. La marque passe sous les 100’000 unités annuelles, mais le prix moyen augmente. Un reflet de l’ensemble de l’horlogerie suisse depuis l’an 2000: les volumes baissent, la valeur monte.
C’est également à cette époque, sous la direction de Philippe Merk, que les processus sont internalisés et que la marque lance son premier mouvement maison, le chronographe ML106, entièrement conçu et développé par son département technique. La marque enchaîne alors les coups d’éclats avec des modèles d’exception, comme la Mémoire 1 en 2007, avec sa complication originale qui permet à l’utilisateur de basculer entre le mode «Time» et le mode «Chrono» à sa guise. Ou la Starside à affichage non conventionnel pour la clientèle féminine. En parallèle, Maurice Lacroix investit massivement en marketing pour renforcer sa notoriété globale. Elle est, après tout, la première à compter Roger Federer parmi ses ambassadeurs! Maurice Lacroix peut enfin se revendiquer «Manufacture Horlogère Suisse» et le claironner.

La revanche de la Calypso
Mais tout ne se déroulera pas comme prévu: en 2009, la crise financière vient enrayer la machine horlogère suisse; au même moment, entre 2008 et 2011, le fondateur de Maurice Lacroix, Desco Von Schulthess, commence à passer le relais à un géant de la distribution, le groupe DKSH, basé à Zurich, qui reprend les rênes de la marque. Celui-ci distribue déjà, notamment en Asie, des grands noms comme Breitling, Corum, Junghans, Ulysse Nardin, Harry Winston et Parmigiani Fleurier.
Petit à petit se forge la nouvelle identité de Maurice Lacroix, celle que l’on connaît aujourd’hui, celle du cool urbain, à des prix plus accessibles, loin de la course aux complications. Là aussi le reflet de son époque, avec le sport-chic et les montres de formes qui prennent le pas sur la complexité des designs et des mécanismes. Et une «revenante» va incarner ce repositionnement: la Calypso, rebaptisée Aikon et remise au goût du jour à partir de 2016, à la fois en versions quartz et automatique.
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- Proposée dès 650 francs, la collection 1975 se décline entre modèles à mouvement automatique et quartz.
Arrivé comme directeur marketing en 2008 avant de reprendre la direction générale de la marque en 2014, Stéphane Waser a vécu de l’intérieur ces transitions et a façonné le changement. «Je suis arrivé dans une marque qui était beaucoup monté en gamme en quelques années, notamment en investissant dans ses mouvements suite aux menaces d’ETA de ne plus livrer à des tiers. A la foire de Bâle, nous avons connu des années incroyables avec cette stratégie du luxe, mais nous étions en surchauffe et il était de plus en plus difficile de livrer. Sur ce, la crise financière est arrivée, alors que la marque tablait sur un nouveau record, avec un prix moyen qui avait triplé sur les commandes.»
La marque redescend alors sur des propositions plus abordables, elle relance l’Eliros à 500 francs, mais il est toujours difficile d’inverser la vapeur: la mue vers le haut de gamme n’était pas encore achevée qu’il fallait revenir en arrière d’urgence. L’appareil productif de Maurice Lacroix, hérité de cette ère, demeure néanmoins un atout en termes d’expertise – la marque produit d’ailleurs toujours la Masterpiece.
Mais après ces virements stratégiques, l’image de Maurice Lacroix s’était à nouveau brouillée. «La marque n’évoquait pas instantanément une image, or l’association immédiate à un produit est indispensable. Les Masterpieces restaient des produits d’exception, à plus de 12’000 CHF, elles ne représentaient pas le cœur de notre offre commerciale. Il nous manquait le modèle pour nous démarquer. Or, cela faisait des années qu’on reparlait de la Calypso…»
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- Maurice Lacroix propose une nouvelle interprétation de son modèle Fiaba, d’une dimension de 24 mm x 34 mm et qui s’inspire de la rondeur apaisante d’un galet.
La Calypso, symbole d’une des premières vies de Maurice Lacroix, celle «contre» qui la stratégie de montée en gamme avait été déployée, tenait sa revanche. Oui, la Calypso, le grand succès des années 1990, à réinventer plutôt qu’à enterrer. D’autres projets ont été testés et mis à l’étude en même temps, mais c’est la Calypso qui a gagné.
Sous son nouveau nom de baptême, l’Aikon et son bracelet intégré si bien ancré dans l’air du temps est présentée en 2016 en version quartz, deux ans plus tard en automatique, et depuis lors dans de multiples matériaux, tailles, variantes. Elle devient – ou redevient – la pierre angulaire de Maurice Lacroix. Même en cet anniversaire du cinquantenaire. Une belle revanche et une belle preuve de résilience.
Bien sûr si elle en est le pilier, l’Aikon n’est pas seule: pour ses 50 ans, Maurice Lacroix a également lancé une très stratégique ligne «dress watch», naturellement nommée 1975, pour compléter son offre. La Fiaba, dans l’offre féminine, a été revisitée. La Pontos S reste la plongeuse de référence. Et l’avenir de l’Aikon se dessine déjà. Ce sera pour la fin de l’été…