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Table ronde: dans l’esprit d’un CEO à la Dubai Watch Week

décembre 2025


Table ronde: dans l'esprit d'un CEO à la Dubai Watch Week

Une table ronde publique modérée par Andy Hoffmann (Hodinkee) durant la Dubai Watch Week a récemment réuni Ilaria Resta (Audemars Piguet), Georges Kern (Breitling), Julien Tornare (Hublot) et Karl-Friedrich Scheufele (Chopard). Morceaux choisis de cette conversation, riche d’instructions pour toute l’industrie.

L

ors de la Dubai Watch Week 2025, un moment rare s’est produit: quatre des dirigeants les plus influents de l’horlogerie contemporaine se sont réunies autour d’une même table pour un échange sans filtre sur l’état du marché, les défis à venir et la nature même du luxe.

Cette discussion publique, orchestrée par Andy Hoffmann (Hodinkee), a permis de confronter visions, convictions et expériences d’Ilaria Resta (Audemars Piguet), Georges Kern (Breitling), Julien Tornare (Hublot) et Karl-Friedrich Scheufele (Chopard).

Europa Star vous propose ici une synthèse en restituant quelques moments forts de cette conversation dense, lucide et parfois provocante — un instantané précieux d’une industrie en pleine introspection, en remerciant Andy Hoffmann et la Dubai Watch Week pour la tenue de ce débat au fomat intimiste, proche de la «confession» dans sa mise en scène à la lumière tamisée!

Comment percevez-vous la situation actuelle du marché horloger, après deux années complexes?

Ilaria Resta: Ce que je vois, c’est un retour à une certaine forme de mesure, avec des tarifs plus gérables – mais ce n’est clairement pas la fin de l’incertitude. Le contexte géopolitique reste compliqué. Cela dit, l’industrie a connu pire. Et il y a aussi des raisons d’être optimiste: la jeune clientèle, les femmes, l’émergence de marchés comme l’Inde. Le panorama n’est pas si mauvais.

Karl-Friedrich Scheufele: C’est toujours la même question: voit-on le verre à moitié plein ou à moitié vide? Aujourd’hui, je dirais à moitié plein. La certitude n’est pas revenue, mais un facteur perturbateur a disparu, celui des droits de douane. Les conflits, les devises, les cycles… tout cela reste. De nombreuses régions souffrent en même temps, ce qui est rare. Mais le marché américain n’a pas été catastrophique, et des opportunités restent présentes sur le marché.

Georges Kern: C’est une forme de réveil qui sonne. On a été trop dépendants d’un moteur – le marché américain – comme hier de la Chine. Une marque doit tourner sur cinq moteurs. Quand l’un ralentit, il faut que les quatre autres compensent. Or aujourd’hui, ce sont plusieurs moteurs – dont l’Europe – qui faiblissent. En 30 ans d’industrie, je n’ai jamais vu un contexte aussi complexe. Mais l’industrie révèle aussi qu’elle a vraiment construit quelque chose de solide.

Julien Tornare: Ce n’est pas seulement l’horlogerie, c’est tout le luxe. Dans les crises passées, il y avait une cause identifiable. Aujourd’hui, c’est plus flou, plus diffus. On peine à sentir le retournement, donc on peine à savoir comment en sortir. Mais c’est précisément dans ces moments-là qu’on gagne des parts de marché.

Face à l’incertitude, faut-il revoir la stratégie ou au contraire tenir le cap?

Ilaria Resta: Je crois profondément à l’importance de naviguer vers un même «phare» par beau temps comme par tempête. L’erreur classique est de changer de direction en période difficile – ce qui ne fait qu’ajouter à la crise. Il faut rester ferme, continuer à investir dans une stratégie de long terme.

Karl-Friedrich Scheufele: L’horlogerie, par définition, est une aventure long terme. Une complication peut demander dix ans de préparation. En tant qu’entreprise familiale, nous avons un peu plus de latitude pour traverser les cycles – mais nous avons les mêmes responsabilités vis-à-vis des actionnaires… puisque nous sommes nous-mêmes les actionnaires!

Julien Tornare: Oui, vision long terme, mais avec une flexibilité maîtrisée. Le monde exige d’être agile. Construire la marque sur dix ans, tout en acceptant de petites adaptations quand c’est nécessaire. Chez Hublot, ma mission est d’assurer les dix prochaines années de la maison.

Georges Kern: Nous sommes tous dans le même bateau. En Suisse, on est faible politiquement et militairement, mais extrêmement fort en affaires. Ce sont les résultats qui comptent. Nous défendons une industrie de 65’000 emplois – ce n’est pas une posture idéologique qui nous sauvera.

Qu’en est-il de la relation client? Comment aller au-delà du schéma classique «boutique = point de vente»?

Ilaria Resta: Ce n’est pas suffisant d’avoir des boutiques. Il faut créer des plateformes. Par exemple, l’AP Lab au Japon: un espace non commercial, dédié au partage, à la curiosité. Je ne parle pas de «clients» mais de personnes intéressées, qu’elles achètent… ou même qu’elles souhaitent un jour travailler chez nous.

Julien Tornare: On oublie parfois que nous faisons du luxe, ce qui implique de la passion, des émotions, des moments uniques. Dès mon arrivée, j’ai fixé deux règles: toujours se mettre dans la perspective du client, et rencontrer des clients à chaque voyage. Quand on passe par le retail, on perd parfois la vision du client final. Il faut la retrouver.

Georges Kern: Dans le luxe, à l’inverse des biens de grande consommation, on crée le besoin. Une montre ne sert plus à lire l’heure, contrairement à la voiture qui doit encore vous emmener d’un point A à un B. On se souvient tous de notre première montre. Personne ne collectionne les montres digitales. Nous avons la chance d’incarner l’émotion, la mémoire, le symbole.

Comment rendre les nouveautés réellement excitantes dans une industrie si attachée à l’héritage?

Ilaria Resta: Je prends toujours la notion de «nouveauté» avec une pincée de sel. Les jeunes entrent d’ailleurs souvent dans le monde de l’horlogerie par le vintage: ils cherchent l’authentique, le sens. Et quand ils s’intéressent à des affichages comme le Starwheel, ils découvrent que l’innovation peut dater de plusieurs décennies. Il faut dissocier «nouveauté» et «relation intime au produit».

Julien Tornare: Hublot n’a que 45 ans – je suis plus âgé que la marque que je dirige! Cette jeunesse est un terrain de jeu enthousiasmant. Mais même sur un temps restraint, elle a aussi une histoire: il y a quelques semaines, j’ai encore échangé avec Carlo Crocco, le fondateur de Hublot. Notre ADN a été de mélanger or et caoutchouc, d’être disruptif. En tant qu’«enfant terrible» de l’horlogerie, nous devons constamment apporter de la nouveauté.

Comment repenser la distribution? Vers plus de boutiques en propre au détriment du multimarques?

Karl-Friedrich Scheufele: Je crois toujours au multimarques: le client aime comparer. Le défi, c’est la qualité du point de vente et le niveau de connaissance des vendeurs, surtout quand ils représentent un grand nombre de marques. Oui, la tendance va vers plus de retail, mais il ne faut pas éliminer le wholesale.

Georges Kern: Les études montrent que les jeunes générations veulent une expérience physique. L’e-commerce a été surévalué. L’innovation ne vient pas que des produits de niche: elle vient surtout du fait de rester en phase avec les goûts et de rendre la marque désirable avant même le produit.

Julien Tornare: L’horlogerie n’est pas de la fast-consumption. Il faut du temps, des clients, des expériences. Le bon mix: boutiques propres et multimarques de qualité. Et renforcer le lien émotionnel.

Quelle est la qualité de leadership la plus importante selon vous ?

Karl-Friedrich Scheufele: Écouter: c’est une vertu sous-estimée! À un moment, il faut décider, bien sûr. Mais le travail reste collectif. Je partage mon bureau avec ma sœur: une façon simple et quotidienne de se challenger.

Ilaria Resta: C’est un métier difficile et souvent solitaire. Le leader doit sortir du sommet de la pyramide pour se placer au centre, équidistant des fonctions clés. Et clarifier la mission: ce n’est pas la même chose de diriger une entreprise familiale ou une société cotée.

Georges Kern: Mon secret, c’est mon équipe. Je ne peux pas fonctionner sans elle. Chez Breitling, il a fallu passer d’une culture familiale à une culture de croissance – changer les talents, les responsabilités, l’état d’esprit. Cela représent un défi immense.

Julien Tornare: Rester positif, même dans les moments difficiles. On a tous des doutes, mais on ne peut pas les transmettre. Être exigeant, dur parfois, mais inspirant. Pas besoin de Chief Happiness Officer – le sens et l’exemplarité suffisent.

Quels sont vos objectifs pour 2026 ?

Ilaria Resta: Sortir du contraste excitation-déclin des dernières années. Le cycle baissier finira bientôt. Mais nous devons reconstruire une croissance responsable, avec une chaîne d’approvisionnement saine. Les fournisseurs ont souffert du manque de visibilité.

Karl-Friedrich Scheufele: Même avec notre forte intégration verticale, nous dépendons des fournisseurs. Et il faut sauvegarder le savoir-faire. Nous comptons 50 apprentis dans le groupe, parce que la transmission conditionne la survie de l’horlogerie suisse. C’est une responsabilité collective.

Georges Kern: Je suis très confiant. L’Inde, la Malaisie, l’Indonésie, ce sont des millions de nouveaux amateurs potentiels. Les montres mécaniques offrent une réponse émotionnelle à la digitalisation de note monde. Le marché CPO se développe. L’horlogerie est épicurienne. On ne deviendra pas des robots!

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