e Genevois Julien Tornare a réalisé toute sa carrière dans le développement des ventes et de marchés pour des marques horlogères. D’abord chez Raymond Weil, puis durant dix-sept ans au sein de Vacheron Constantin, dans un premier temps aux Etats-Unis où la marque était alors au bord de la disparition, puis à Hong Kong où il s’agissait à l’inverse d’amener une maison déjà forte vers de nouveaux sommets.
Autant dire que le nouveau directeur de Zenith a vécu de l’intérieur l’essor puis la chute rapide de la demande chinoise. Un atout certain à l’heure où le quadragénaire, nouveau protégé de Jean-Claude Biver, accède pour la première fois à la direction générale d’une maison horlogère et au défi le plus important de sa carrière: redresser Zenith. Pour les insiders, l’affaire est claire: la marque est une pépite horlogère mais le grand public lui, a bien davantage lorgné vers les mastodontes Omega ou Rolex ces dernières années, qui naviguent dans des tarifs similaires. Comment rivaliser? Sur un chiffre d’affaires de 80 millions de francs, la marque en aurait perdu 30 l’an passé, selon Le Temps.
Tout est à (re)faire, donc. En même temps, la marque est sans doute l’une de celles dont on parle le plus cette année dans l’écosystème horloger, après être pleinement entrée dans le viseur de Jean-Claude Biver – qui veut y voir le dernier volet de sa trilogie chez LVMH, après avoir veillé sans relâche aux destinées de Hublot et TAG Heuer – et depuis le lancement de la Defy 21 à Baselworld et de la Defy Lab cet automne, censées réinventer la «légende» El Primero. Entretien avec Julien Tornare en deux temps, sur le business puis les nouveautés horlogères.
Business
Quel diagnostic posez-vous sur Zenith, quelques mois après votre prise de fonction?
J’ai présenté un état des lieux au groupe LVMH: c’est pour moi une magnifique marque du paysage horloger depuis 152 ans, une marque pour laquelle j’ai – comme beaucoup d’insiders de l’industrie – une forte affection; mais derrière tout cela demeure l’impression qu’il n’y a jamais eu de vrai décollage en termes de vente, de marketing et de désirabilité auprès du client final... Il faut absolument trouver la recette pour y remédier.
On a un peu l’impression d’entendre ce discours depuis toujours chez Zenith. Or, c’est une marque qui a des atouts, en termes d’histoire et de produits, que d’autres maisons auraient rêvé d’avoir, qui a tout de même eu des dirigeants de qualité – mais ce décollage annoncé depuis longtemps ne s’est jamais produit, durant une décennie pourtant dorée pour l’industrie! Pourquoi?
C’est difficile à dire. Il y a un élément qui n’a pas joué en faveur de la marque: beaucoup d’instabilité et de changements à sa tête. Cela n’était rassurant ni pour les détaillants ni pour les clients finaux. Il est essentiel aujourd’hui de rationaliser la structure de la marque: beaucoup trop de modèles, de références et de calibres ont été lancés. Trop de dispersion, donc. Aujourd’hui, le mot-clé est la concentration, sur quatre lignes de produits. Nous avons une vision à cinq ans. Et on va s’y tenir, je m’y engage! Tout le monde veut de la stabilité chez Zenith.
Un deuxième élément compte. Il y a eu une période durant laquelle les marques horlogères à l’histoire la plus longue sont devenues un peu prisonnières de cet héritage. Cet héritage était peut-être rassurant, mais un peu ennuyeux et poussiéreux... Peu de marques ont en réalité réussi à éviter que leur histoire ne devienne un boulet ou une prison dorée. Mais la décennie «chinoise» dorée a caché la poussière sous le tapis, car les clients chinois découvraient l’horlogerie et ont acheté un peu de tout à toutes sortes de prix, sans poser trop de questions.
Un grand nombre de marques très classiques, appartenant au Swatch Group comme à Richemont, ont tellement tiré sur cette corde, celle de leur «héritage» auprès des nouveaux clients chinois, qu’elles en ont oublié leurs clients locaux. Des clients dont les goûts ont entre-temps évolué, qui sont devenus plus contemporains, et qui en même temps exigent des prix en lien avec la valeur réelle du produit. Les clients chinois étaient un mauvais benchmark, car ils pouvaient acheter à des prix délirants. Ces marques-là ont perdu pied avec la clientèle locale. La baisse drastique chinoise a mis un terme à ce système. A l’inverse, d’autres marques qui étaient moins axées sur la Chine ont dû rester fortes avec leur clientèle locale. Elles sont devenues plus contemporaines, plus punchy, plus compétitives, et sont aujourd’hui les grandes gagnantes de cet exercice. Je pense notamment à Audemars Piguet.
En même temps, Zenith ne figure dans aucun de vos case studies: elle n’est ni parmi les marques qui ont pris le train chinois en marche, ni parmi celles qui ont développé une image beaucoup plus contemporaine.
Nous n’avons pas profité de cela, en effet. Si Zenith avait pris le train chinois, elle ferait sans doute cinq ou six fois le chiffre d’affaires qu’elle fait en Chine aujourd’hui. Mais l’avantage, c’est que nous avons conservé du même coup des prix raisonnables et que nous ne subissons pas comme d’autres des baisses de l’ordre de -40% en Chine. Nous avons raté la première vague de clients chinois mais nous n’en sommes pas prisonniers. Nous allons du coup nous concentrer sur les nouvelles générations d’acheteurs.
Nos priorités pour les années à venir seront la Chine, les Etats-Unis et le Japon. En Europe, la plupart des marques vendent énormément aux touristes asiatiques. Donc si vous êtes fort en Asie, vous vendez par définition bien aussi en Europe...
La Chine, tout de même, donc vous insistez! Là où d’autres se sont justement cassé les dents, comme vous l’expliquiez...
On ne peut pas se permettre d’ignorer le client chinois. Il restera un moteur pour l’industrie horlogère suisse!
Vous avez ouvert quelques boutiques en propre – certes beaucoup moins que vos confrères. Aujourd’hui, les détaillants multi- marques sont très affectés, pris en étau entre la concurrence des mono-marques et les ventes en ligne. Quelle est votre stratégie de distribution et votre message à leur intention?
Très clairement, nous avons eu un développement bien modéré du modèle de la boutique en propre: nous sommes monté à une douzaine d’ouvertures dans le monde. Aujourd’hui, nous en gardons sept, celles qui tournent bien. Beaucoup de marques se sont engouffrées très fortement dans la boutique en propre, portées par la vague chinoise, en souhaitant faire le double de la marge. Ce n’est pas du tout ma stratégie. Car elles ont oublié les détaillants multi-marques, qui restent très importants, face à des clients qui veulent du choix, un panel et un conseil de la part de personnes plus neutres.
Donc je pense que ces détaillants, snobés par des marques qui avaient bien travaillé avec eux auparavant mais qui les ont ensuite court-circuités, doivent revenir au centre de l’arène.
Comme je l’avais déjà fait avec Vacheron Constantin aux Etats-Unis, je vais réorienter Zenith sur les meilleurs détaillants multi-marques, qui seront notre priorité pour la distribution. Je vais leur présenter notre stratégie à cinq ans et avancer avec ceux qui le voudront, en leur remettant des marges correctes et en leur permettant de gagner des parts de marché avec nous. Je pense que ces détaillants sont très demandeurs de cela – les meilleurs ont cherché ces dernières années à approfondir leurs liens avec des marques de très haute qualité, face à des stratégies de groupes dont ils n’étaient plus partie prenante.
Vous avez aujourd’hui plus de 800 points de vente dans le monde. Concrètement, comment votre approche va-t-elle se mettre en place?
Nous allons nous concentrer sur les
meilleurs, donc il y aura une réduction
globale du nombre de points
de vente dans chaque pays. Je pense
que nous arriverons rapidement à
600 points de vente. Le lancement de
la Defy 21 est un moment-clé pour
opérer ce changement. Nous n’aurons
de toute façon pas la capacité de
livrer ce modèle à tout le monde.
Ensuite, nous voulons vraiment donner
la priorité à ceux qui ont continué
à nous soutenir ces dernières années
et qui croient en la marque. Les
points de vente «semi-dormants»,
qui n’ont gardé Zenith que parce
que c’était un nom ou une manufacture
de plus dans leur catalogue, sans
soutien fort à la vente, seront progressivement
écartés. C’est de bonne
guerre. A un moment, il faut faire un
minimum de chiffre pour pouvoir
travailler ensemble.
Quelle va être votre approche du web et du e-commerce, un thème qui fait «bouillonner» le groupe LVMH comme Jean-Claude Biver – et toute l’industrie horlogère?
C’est un incontournable: nous devons évoluer vers le e-commerce. La question, c’est comment et à quel rythme. Longtemps, l’industrie horlogère ne croyait pas possible de vendre des produits de luxe en ligne. Aujourd’hui, les chiffres nous prouvent le contraire. Nous en sommes encore aux balbutiements. Tout est à faire. Nous travaillons déjà avec des pure players, comme Mr. Porter ou Hodinkee pour la vente en ligne.
Le second volet concerne les détaillants.
Certains sont plus dynamiques
que d’autres en ligne. Aujourd’hui,
nous sommes à l’étape où il faut officialiser
la vente de montres sur internet
avec ceux qui disposent de leur
plateforme de e-commerce.
Le troisième volet est le lancement
de notre propre plateforme de
e-commerce. Nous sommes en train
de plancher sur ce projet. Il existe au
fond deux manières d’opérer. Soit
de manière très conventionnelle en
mettant toute sa collection horlogère
en ligne; mais avec cette approche,
une marque ne vendra pas grand-chose,
sans rabais ni le service qu’on
trouve en boutique. Nous devons
travailler sur une autre approche,
avec des éditions limitées et une expérience
spéciale en ligne. Mais c’est
vraiment le début.
A terme, cela va-t-il transformer en profondeur votre marque?
On met beaucoup de poids et de
connotation dans le mot de «e-commerce
», mais ce sont parfois des
pratiques que l’on fait déjà sans le
savoir. Au fond, quelle différence
aujourd’hui entre le fait de vendre
directement en ligne, pour un détaillant,
ou ce qui existe déjà, avec
des clients qui téléphonent au magasin
pour commander une montre
et se la faire livrer à domicile?
Un autre élément fondamental pour
l’industrie est le «pricing». Internet
entraîne beaucoup plus de transparence
sur les prix, et d’exigences et
contestations de la part du consommateur.
Nous avons l’avantage de du fait du marché chinois. Notre
prix moyen se situe autour de 7’000
francs. Nos concurrents directs
dans notre catégorie de prix sont des
marques de masse, alors que nous
produisons 22’000 montres par an,
avec une notion d’exclusivité. On
doit travailler sur la reconnaissance
de cette qualité. Mon problème ne
concerne pas les connaisseurs mais
ceux qui n’ont pas conscience du
potentiel de Zenith, car elle n’est pas
encore assez «glamour».
Produits
Quel bilan intermédiaire tirez-vous de la Defy 21 présentée à Baselworld?
Je vais vous donner une information assez confidentielle: presque la moitié de ce qu’on a vendu aux détaillants à Bâle était déjà pré-vendue à des clients finaux, alors que la montre n’était pas encore arrivée sur les comptoirs. Chez Zenith, ce n’était plus arrivé depuis longtemps!
Votre icône est la El Primero, qui peut aussi être considérée comme une «prison dorée». Quelle va être sa place dans vos futures collections?
Au niveau global, nous avons réduit notre offre à quatre collections très claires. Deux s’inscrivent dans le côté plus classique et patrimonial de la marque: l’Elite et la Chronomaster. Mais comme nous voulons être innovants et ne pas que répéter le passé, nous nous inspirons de ce que l’on a fait pour aller dans le contemporain. Avec d’une part la Pilot, que nous ne produisons pas beaucoup mais avec laquelle nous avons enregistré les meilleurs résultats, bien que ce soit du vintage... car paradoxalement le vintage est à la mode et contemporain! Et l’autre volet contemporain, c’est la Defy, avec la réinvention systématique de l’El Primero pour passer au 21ème siècle.
Après la Defy 21 au 1/100ème de seconde, la Defy Lab est le deuxième chapitre de cette refonte de l’icône...
Un oscillateur complètement nouveau:
nous révolutionnons le système
de l’échappement et du pendule
de Christiaan Huygens de 1675 pour
créer la montre mécanique la plus
précise du monde, avec une seconde
de variation par 24 heures, une réserve
de marche de 60 heures et surtout
il n’y a pas de perte d’amplitude.
Nous garantissons la constance de
cette seconde par 24 heures.
Grâce à un nouveau disque en silicium, il n’y
a plus de friction, plus d’huile, plus
de frottement: nous éradiquons les
pires ennemis de l’horloger en restant
dans le domaine mécanique!
Pas moins de 31 pièces sont remplacées
par une pièce. Par ailleurs,
nous avons développé avec le nouveau
pôle R&D horloger du groupe
LVMH un nouvel aluminium ultra-
léger qui est un composite d’aluminium
et de polymère, comme le
principe d’une éponge mais avec des
trous remplis de polymère...
«Cette longue-vue est un porte-bonheur – et une piqûre de rappel, qu’il faut essayer de voir les choses sur le long terme. Ma femme me dit toujours «prends du recul», surtout dans les moments les plus difficiles! C’est elle qui m’a offert cet objet ancien. Lorsque je suis parti de Hong Kong pour revenir en Europe cette année et prendre la tête de Zenith, je l’ai classée parmi les objets nécessaires à ramener en Suisse pour ma nouvelle orientation!»
Voir également: L’HORLOGERIE MÉCANIQUE QUITTE HUYGENS
Photographie Julien Tornare - Arcade Europa Star | Fabien Scotti