e dialogue s’engage rapidement sur le digital. Avec un regard nuancé qui caractérise le patron sans doute le plus au fait des nouvelles technologies au sein de l’industrie horlogère, loin des positions radicales de certaines marques sur le «tout-au-web»... Peut-être faut-il justement aller dans la Silicon Valley, là où se conçoit notre avenir en ligne, pour nuancer son regard!
Patrick Pruniaux a commencé sa carrière au sein de la compagnie Diageo pour la marque Guiness, avant de passer dans la partie Vins et Spiritueux de LVMH, puis de bifurquer sur l’horlogerie en rejoignant TAG Heuer au sein du même groupe.
Il y a quatre ans, son départ en Californie pour accompagner le lancement de l’Apple Watch avait fait jaser et suscité les craintes d’un brain drain horloger de la part du géant de la Silicon Valley. Craintes qui se sont apaisées aujourd’hui. Le retour de Patrick Pruniaux dans une des marques les plus traditionnelles de l’horlogerie suisse, à la tête d’Ulysse Nardin, confirme à la fois les liens entre ces deux mondes et leurs différences fondamentales... Rencontre.
Vous êtes jeune, dynamique, très à l’aise sur les nouvelles technologies et à la tête d’une très ancienne et vénérable structure – au point qu’on aurait presque envie de vous surnommer le «Macron de l’horlogerie suisse»... Pour prolonger l’analogie, vous inscrivez-vous dans une politique de rupture ou de continuité chez Ulysse Nardin?
Un peu des deux! Pour ne rien vous cacher, il s’est passé quelque chose de plutôt rare dans le cadre d’une succession: une période de transition de trois semaines en compagnie de l’ancien CEO Patrick Hoffmann, ainsi que l’ancienne directrice marketing Susanne Hurni. Dans une société, il faut se familiariser aux chiffres, mais tout autant avec la culture interne. Même une semaine aurait déjà été un luxe, alors trois semaines... Patrick Hofmann a été très transparent sur l’état de la société et les évolutions qu’il avait envisagées pour elle.
Quelle analyse faites-vous de l’état de la société?
C’est une société qui a des actifs incroyables, une qualité de manufacture exceptionnelle, des capacités d’innovation fortes, un capital humain avec un niveau de passion que j’ai rarement vu. Il se rapproche de celui que j’ai connu chez Apple du reste. En principe, les employés ne partent pas de chez Apple. Je suis peut-être l’exception qui confirme la règle! Maintenant, il s’agit de relever de nouveaux défis et notamment d’accélérer la présence sur certains marchés-clés pour Ulysse Nardin.
Justement, votre marché-clé est historiquement la Russie. Par conséquent, vous avez vécu – avant même la forte baisse en Chine qu’ont expérimentée vos confrères ces trois dernières années – une inversion rapide de la croissance sur votre propre marché-phare, avec la chute du rouble et les problèmes géopolitiques du début des années 2010 en Europe de l’Est... Une sorte de «précrise». Comment Ulysse Nardin a-t-elle fait face?
C’est clair que l’impact de la crise russe a été fort. En même temps, Ulysse Nardin a eu un bon niveau de résilience. Nous avons la chance d’être une marque leader non seulement en Russie, mais dans toute la CEI, donc un bloc de plusieurs centaines de millions d’habitants. En cas de crise, cette force de marque donne une meilleure résilience. Nous avons une bonne distribution à Moscou et dans l’ensemble des pays de la CEI.
- Patrick Pruniaux, Ulysse Nardin, photographié par Fabien Scotti à l’Arcade Europa Star
Néanmoins, le besoin de diversification semble important pour Ulysse Nardin. Tout comme celui de rajeunir le public de la marque et son image...
La marque est assez équilibrée en termes de débouchés. Je connaissais bien sûr la force d’Ulysse Nardin en Russie mais elle est plus équilibrée que ce que l’on peut penser entre les Amériques, l’Europe (y compris la Russie) et l’Asie. Il y a néanmoins des marchés sur lesquels nous pourrions être beaucoup plus forts. C’est le cas des Etats-Unis en particulier, ainsi que de la Chine.
Pour cela nous devons utiliser tous les canaux à disposition, en particulier en Chine, que ce soit les boutiques monomarques, les détaillants multimarques ou la présence en ligne. L’industrie horlogère dans son ensemble reste très traditionnelle dans sa distribution. On sent changement. Aujourd’hui tout le monde parle certes de «digitalisation» mais je ne suis pas sûr que ce soit le bon terme. Ce qui nous importe avant tout, c‘est l’engagement direct avec le consommateur. Nous pouvons garder des intermédiaires, mais nous devons parallèlement dialoguer directement avec nos clients.
Le e-commerce est sur toutes les lèvres, mais aujourd’hui les ventes en ligne ne représentent qu’une part encore confidentielle des ventes totales. Le digital sert surtout à la notoriété...
En réalité, en revenant de Californie, je peux vous dire que cette distinction que nous faisons entre les différents canaux, physiques et virtuels, n’est plus pertinente. Il y n’a plus que le monde horloger qui en parle. On ne peut plus continuer à les opposer. Regardez la façon dont vous faites vos achats, la question du lieu où on l’achète devient progressivement accessoire. On cherche la simplicité, l’immédiateté, une expérience client de qualité, que ce soit sur un site ou via la boutique voisine.
Il n’empêche que quand on parle d’acheter une Ulysse Nardin, ce n’est pas du même calibre que de réserver un billet en ligne pour Barcelone avec EasyJet!
Mais les comportements ont déjà commencé à changer. Quand un client entre dans une boutique Ulysse Nardin en en sachant plus sur un modèle que le vendeur, il y a une bonne nouvelle – il connaît bien notre produit – mais un problème: est-ce qu’on leur donne la bonne expérience en magasin? Il y a une énorme évolution à mener à ce niveau-là pour toute l’industrie horlogère. Je considère toujours une expérience consommateur par rapport à la valeur qui est dépensée. Une des pires expériences que je puisse faire est souvent l’achat d’une voiture de luxe: si vous regardez le ratio entre l’argent que vous dépensez et le traitement que vous recevez, c’est souvent catastrophique. A l’inverse, il peut vous arriver d’aller en librairie acheter un simple livre ou dans une boutique pour des capsules de café et d’y être beaucoup mieux reçu, avec un dialogue de plus haute qualité.
Comment améliorer l’expérience horlogère en boutique, sur des produits chers, donc avec des attentes élevées?
On peut le faire de manière très moderne. Il y a quelques années, quelqu’un m’a dit qu’il n’avait pas envie d’entrer dans une boutique de luxe, car c’était intimidant. Et pourtant il avait le pouvoir d’achat. L’habillement, la sécurité, le sas... Tout cela était rédhibitoire. Il faut travailler sur cet aspect, le côté «accueillant» des boutiques, y compris via la formation continue.
A travers votre parcours, vous illustrez à la fois la résilience de l’horlogerie mécanique traditionnelle dont nous venons de parler et la percée de l’Apple Watch. Que pouvez- vous nous dire de l’aventure de l’Apple Watch?
D’abord, il s’en est vendu beaucoup. Les montres connectées sont un succès et ce succès va s’accroître à l’avenir. Si le CEO Tim Cook dit qu’Apple est à présent la première marque horlogère au monde, je peux vous dire qu’il a un bon niveau d’information. La marque domine un secteur en plein boom et elle est toujours en phase d’apprentissage. Parallèlement, je ressens un besoin croissant de déconnexion, qui va également s’accroître dans le futur... D’où également l’importance du thème de la liberté, de la nature que nous allons mettre en avant chez Ulysse Nardin.
Et l’intégration de la connexion dans la montre de luxe? La jonction entre ces deux univers peut-elle se faire? Apple a abandonné son modèle en or...
Je connais bien le domaine, mais pour l’instant, je ne vois pas la valeur ajoutée de connecter une montre de luxe. Cela ne correspondrait pas à Ulysse Nardin, du moins. Il ne faut pas manquer un épisode: Apple a déjà gagné sur le terrain de la montre connectée. La question est plutôt pour les horlogers traditionnels: quelle est la proposition que je fais à mon client, avec sincérité, pour l’attirer sur mon produit? J’y crois pleinement, sinon je ne serais pas revenu en Suisse! Mais ce n’est pas en s’auto-convainquant que l’Apple Watch n’est pas un succès que les marques suisses pourront réussir. Mieux vaut l’admettre, et voir comment Apple convertit des millions de gens à porter des montres.
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