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Jean-Claude Biver: passé, présent, futur

UN GÉANT DE L’INDUSTRIE DANS LE MIROIR DE NOS ARCHIVES

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avril 2019


Jean-Claude Biver: passé, présent, futur

Comme on le sait, Jean-Claude Biver s’est retiré de l’opérationnel tout en restant – pour l’instant – président non-exécutif de la division montres de LVMH et des trois marques Zenith, Hublot et TAG Heuer. L’occasion pour Europa Star – qui vient de numériser ses archives de 1960 à aujourd’hui – de le rencontrer longuement pour évoquer avec lui son parcours et les transformations successives subies par l’horlogerie suisse. Inteview.

E

uropa Star: : En 1975, après des études économiques à l’Université de Lausanne et vous être installé dans la nature, à la Vallée de Joux, vous entrez chez Audemars Piguet et devenez responsable des ventes pour les pays européens, et principalement l’Allemagne. La manufacture vient de sortir la Royal Oak, des décisions stratégiques sont à prendre qui vont orienter la marque de façon décisive…

Jean-Claude Biver: Georges Golay, alors charismatique patron d’Audemars Piguet, avait eu le courage de lancer la Royal Oak dessinée par le génial Gérald Genta. Un beau jour il nous convoque: il se fait du souci, cette première montre en acier, alors totalement disruptive – on voyait même les vis sur la lunette – était majoritairement rejetée par les marchés, sauf en Italie. Et d’un autre côté, il avait noté que Patek Philippe rachetait ses anciennes pièces. Que fallait-il faire? La jeune génération, dont je faisais partie, souhaitait investir pour conquérir le futur, pas pour renforcer le passé. M. Golay a répondu: «Ok, mais attention, il ne faut pas que la Royal Oak cannibalise la collection!»

On pensait que cela n’arriverait jamais, les ventes se montaient alors à quelques centaines de pièces. M. Golay avait toutefois bien pressenti le risque et aujourd’hui, force est de constater qu’Audemars Piguet, en lançant sa Code 11.59, tente de sortir de ce qu’il avait anticipé il y a quelques décennies.

M. Golay a répondu: «Ok, mais attention, il ne faut pas que la Royal Oak cannibalise la collection!»

Ceci dit, l’incroyable fortune de la Royal Oak démontre parfaitement que les succès majeurs de l’horlogerie sont le fait de montres immédiatement reconnaissables. C’est le client final qui éprouve le besoin que sa montre soit socialement reconnaissable. Une leçon à ne jamais oublier.

ES: En 1979, en pleine révolution du quartz, vous quittez Audemars Piguet et passez chez Omega

J-Cl. B.:Omega me confie alors la responsabilité du développement et de la vente du produit or. Omega faisait alors beaucoup de produits plaqués or et le danger était que ceux-ci risquaient de tuer les produits or. Les montres en or s’adressent à une autre clientèle, il fallait donc que qu’elles soient différentes, se distinguent nettement. J’ai alors créé un département spécifique pour y développer une collection or.

Jean-Claude Biver: passé, présent, futur
Une Omega DeVille quartz en or et sans couronne

Mais à partir de 1980, la production était essentiellement constituée de montres quartz. Le prestige d’alors, la valeur suprême, c’était la précision. C’était ça l’avant-garde! Pour suggérer visuellement que la précision du quartz était bel et bien là, et ne nécessitait donc pas de corrections, nous avons alors lancé une collection De Ville sans couronne, une montre très spéciale. Cette courte période chez Omega a duré jusqu’en 1981, date du début du «plan Hayek» de restructuration de l’industrie horlogère. Fritz Ammann, le patron d’Omega, a démissionné et je ne me suis pas entendu avec le nouveau, Peter Gross, qui débarquait de la banque UBS. Alors à mon tour, avec la «bande d’Ammann», j’ai démissionné et je suis parti sans avoir de nouveau job.

ES: C’est peu après que commence l’aventure Blancpain

J-Cl. B.: Frustré par mon passage chez Omega, peu séduit par la montre à quartz, j’étais par contre impressionné par Lemania, qui fabriquait notamment le Calibre chronographe mécanique 321 – qu’Omega vient d’ailleurs de relancer! Je savais par ailleurs que la SSIH avait dans son portefeuille plusieurs marques dont elle voulait se débarrasser, dont Blancpain, qu’elle avait rachetée à Villeret en 1963.

J’étais ami avec Jacques Piguet, qui travaillait dans la manufacture de mouvements mécaniques de son père Frédéric Piguet. Je lui téléphone et lui parle de Blancpain, fondée en 1735, qui avait de tout petits mouvements. Pourquoi ne pas racheter la marque? On décide de tenter le coup, à contre-courant de l’époque. La SSIH nous l’a vendue pour 21’500 CHF. Mais il n’y avait rien, toutes les archives avaient été détruites.

Jean-Claude Biver: passé, présent, futur
Europa Star 3/1983

On s’est installé dans la Vallée de Joux, dans la ferme historique de Louis-Elisée Piguet, attenante à la manufacture Frédéric Piguet. A l’époque, celle-ci livrait le Calibre ultra-plat 21 à Patek Philippe, à Corum pour ses montres-dollars, à Vacheron Constantin et à Audemars Piguet, notamment le Calibre 71P ultra-plat avec rotor décentré. En même temps, Frédéric Piguet avait signé un contrat avec Ebel. Pierre-Alain Blum voulait un mouvement quartz spécial pour Cartier, un quartz mieux fini, plus habillé que les quartz courants. En acceptant ce contrat, Frédéric Piguet a dû licencier des horlogers mais savait parfaitement que, pour lui, le futur n’était pas dans le quartz, qu’il lui était impossible de régater sur la longue distance avec les industriels du secteur. Avec la création de Blancpain, de nouvelles synergies pouvaient naître entre Frédéric Piguet et nous. Il fallait que Blancpain ait du succès.

ES: Et dans le contexte d’alors, ce n’était pas chose évidente…

J-Cl. B.: Certes, mais en 1982 la génération post-68 arrivait au pouvoir économique. Des gens dans les 30-35 ans qui avaient été influencés par le mouvement hippie, avec une forte propension intellectuelle, une prise de conscience des valeurs, du fait que le futur se bâtit sur et avec la tradition…

On a transformé le discours ambiant, bouleversé la communication en parlant des «Mains du miracle», en faisant comprendre qu’au fond le quartz n’a pas d’âme ni de futur car, contrairement à la mécanique, son obsolescence est programmée. Avec notre slogan, «Depuis 1735, il n’y a pas eu de montre Blancpain à quartz. Et il n’y en aura jamais», on parlait de crédibilité, de sagesse patriarcale.

Philippe Stern nous a écrit pour nous féliciter. La fameuse précision du quartz devenait secondaire. Dans la vie quotidienne, qui se soucie de l’ultra-précision au quart de seconde?

© Europa Star, № 150, 1985

© Europa Star, № 1194, 1992

© Europa Star, № 200, 1993

© Europa Star, № 200, 1993

© Europa Star, № 200, 1993

Comme l’expliquait alors un fameux détaillant italien à ses clients: vous êtes un Seigneur, et un Seigneur n’a pas besoin de l’heure précise! Mais ça n’a pas été sans mal. Un jour, je reçois une lettre de la Fédération Horlogère qui me reproche d’avoir déclaré dans une réunion du Crédit Suisse que le quartz était cancérigène, dangereux à cause de ses piles – c’est vrai que j’avais inventé l’histoire d’un médecin zurichois qui interdisait à ses patients de conserver leur montre quartz au poignet et leur offrait en échange une montre mécanique (rires).

Et, au-delà de la communication, quelle était votre idée pour le produit Blancpain lui-même?

J-Cl. B.: Je ne voulais pas relancer Blancpain uniquement avec des montres heure et minute. Il leur fallait de la sobriété traditionnelle, de belles finitions mais aussi des fonctions additionnelles. La Lune était une indication idéale, dans notre esprit, avec sa charge de nostalgie et de poésie. Dans les greniers de Frédéric Piguet, nous avions retrouvé tout l’outillage nécessaire, inutilisé depuis les années 1940, pour faire un mouvement jour, mois, date, lune. Nous l’avons aussitôt relancé et modifié pour que le mois change automatiquement chaque 31.

Avec notre slogan, «Depuis 1735, il n’y a pas eu de montre Blancpain à quartz. Et il n’y en aura jamais», on parlait de crédibilité, de sagesse patriarcale.

En parcourant nos propres archives (cliquer ici pour voir), que nous venons de numériser, nous nous sommes rendus compte que la renaissance de la montre mécanique est en fait allée très rapidement. Le quartz a fait de dégâts, a transformé profondément la structure de l’horlogerie suisse mais n’a pas brillé bien longtemps au premier rang.

J-Cl. B.: La remontée de la montre mécanique a pris à peine quelques années. A partir de 1985 déjà, au vu du succès grandissant de Blancpain, la montre mécanique revient en force. Franck Muller est l’un des premiers, Günter Blümlein, alors patron d’IWC et de Jaeger-LeCoultre, joue un rôle prépondérant, d’autres aussi… Mais il convient de souligner que durant tout ce temps, à part le seul modèle Oysterquartz – d’ailleurs recherché aujourd’hui – Rolex, contrairement à d’autres, n’a jamais interrompu sa production de montres mécaniques.

Jean-Claude Biver: passé, présent, futur
La vente de Blancpain au groupe SMH, dans l’édition Europa Star 4/1992

Mais en 1992, pourtant, vous vendez Blancpain à Nicolas Hayek…

J-Cl. B.: Oui, je vends Blancpain à Nicolas Hayek à un moment difficile pour moi, un divorce que je supporte très mal. La vente s’est passée le 7 juillet 1992, pour 60 millions de CHF, alors que Blancpain faisait 12 millions de bénéfices. Un verre de porto et c’était fait. Le lendemain, le 8 juillet, je l’ai annoncé à tout le personnel réuni.

Mais trois semaines plus tard je téléphonais déjà à Hayek. J’étais déprimé, j’avais perdu mon amour, j’avais perdu ma passion. Je lui demande de me réengager. Ce qu’il fait, mais en me prévenant: «Vous allez être frustré: je vous donne un challenge, remonter Omega.»

A l’époque, Omega était une marque déstructurée, qui allait dans tous les sens, avec un marketing désuet. On a jasé, les gens disaient qu’il m’avait acheté. Mais Hayek a sauté sur l’occasion, car il voulait engager un entrepreneur. De 1992 à 2001, notre relation a été exceptionnelle, forte et directe. Je lui disais «on prend Cindy Crawford », et lui, tout de suite, «ok».

Aujourd’hui, beaucoup de marques sont dirigées par des technocrates qui parlent d’émotion mais ne connaissent rien au métier véritable.

Au cours de ces années, la progression d’Omega semble fulgurante.

J-Cl. B.: Chez Omega, je suis en charge du marketing et du produit. Mais par ailleurs, je reste CEO de Blancpain et responsable de la SMH (qui ne s’appelle pas encore le Swatch Group) pour le Japon, la Corée du Sud et Singapour. Entre 1972 et 2001, Omega passe d’un chiffre d’affaires de 370 millions de CHF à 1 milliard.

Une des raisons centrales de ce succès est l’ouverture de la Chine, dès 1993, que nous mettons sur le podium. Jusqu’alors, la Chine était considérée par tous les horlogers comme un marché «dépotoir», mais j’instaure une tout autre politique: en Chine, on livre les mêmes produits qu’en Europe ou aux Etats-Unis. On y apporte non seulement Cindy Crawford, mais aussi James Bond, la NASA, Michael Schumacher. En même temps qu’à tous les autres marchés.

Mais pourquoi et comment se termine cette aventure extraordinaire?

J-Cl. B.: .: En 1999, j’attrape une légionellose qui me terrasse et en 2001, à bout de forces, je quitte mes responsabilités chez Omega, tout en conservant les autres. Je deviens un électron libre. Mais je ne rapporte plus, on m’oublie un peu. Alors deux ans plus tard, fin 2003, je quitte complètement le Swatch Group. Mais la passion d’entreprendre ne me quitte pas pour autant et en 2004, je m’approche de Hublot et de son patron et propriétaire Carlo Crocco, que je connaissais car il avait été distributeur de Blancpain en Italie. Il avait l’intention de se dégager un peu de l’opérationnel et de mieux se consacrer à ses importants projets philanthropiques, notamment en Inde.

Jean-Claude Biver: passé, présent, futur
Dessin de Jean-Claude Biver, 16.01.2019

Lors de notre entretien, je lui demande: «Avec votre marque, quel est votre message?» Carlo Crocco me répond: «On a fait une montre or montée pour la première fois sur bracelet caoutchouc. Son design, qui ressemble à un hublot, rappelle l’univers du yachting, de la mer…»

Je lui réponds: «Mais ce que vous me dites là c’est la description du produit, ce n’est pas un message!» Et je lui fais un dessin, qu’un enfant comprendrait.

Je lui explique que le plus important, c’est le concept. Je dessine le ciel, et voilà la Terre. Sur cette Terre, il y a des arbres, sous terre il y a des trésors, le pétrole, l’uranium, l’or. Mais l’or et le caoutchouc n’ont jamais été associés, car l’or est sous terre et le caoutchouc dans les arbres. Mais, mais, mais… ils étaient réunis une fois: avant le Big Bang, et quand le Big Bang est advenu, l’or a dit «moi je vais sous terre» et le caoutchouc a dit «moi, je fous le camp sur l’arbre». Et depuis le Big Bang jamais plus ils n’ont été ensemble mais vous, M. Crocco, vous avez remonté l’or de sous la terre et vous avez descendu le caoutchouc de l’arbre et vous les avez fusionnés. Et vous avez créé la première fusion de l’art horloger. Eh bien le message de la marque, je vais l’appeler l’«Art de la Fusion», et la montre, je vais l’appeler Big Bang.

Un gamin de 5 ans, il comprend, il répète et il fait le même dessin. Ça c’est la force du message, la simplicité du concept.

Et ce simple concept de fusion s’applique au produit mais aussi au-delà…

J-Cl. B.: Il s’applique à tout. Vous retrouvez partout cette dualité: chaud/froid; jour/nuit; ying/yang. Toujours les contrastes: Hublot, c’est toujours les contrastes. D’ailleurs il s’applique même à la vie: seuls les vivants peuvent connecter hier et demain. Les morts ne peuvent que connecter hier et maintenant. Donc ce concept de fusion, c’est le concept de la vie. Quand vous avez ainsi un concept qui est celui de la vie et qu’en plus vous pouvez le dessiner pour les gamins, comment pouvez-vous rater votre coup! Même les footballeurs, ils arrivent à comprendre (rires). Peu de marques ont un concept aussi clair, et il explique le succès de Hublot, qui est sans doute la marque qui a connu la plus forte progression de ces 15 dernières années.

ES: Mais aussi bien avec Blancpain autrefois qu’avec Hublot plus près de nous, vous agissez par ruptures. Or aujourd’hui, on a l’impression que l’industrie horlogère se tourne plutôt vers son passé que vers son futur.

J-Cl. B.: A cause des millenials. Ceux qui n’ont pas connu le passé veulent le redécouvrir. Ils roulent avec les vespas des années 1950 de leurs parents, ils recherchent des photos de Brigitte Bardot…

Quand vous avez ainsi un concept qui est celui de la vie et qu’en plus vous pouvez le dessiner pour les gamins, comment pouvez-vous rater votre coup! Même les footballeurs, ils arrivent à comprendre (rires).

ES: Mais quelle pourrait être une rupture, aujourd’hui? Vous avez introduit la montre connectée chez TAG Heuer (*), l’oscillateur révolutionnaire de la Defy chez Zenith

(*A propos de la montre connectée, lire dans l’encadré à la fin de l’article les propos que Jean-Claude Biver a tenus à Europa Star en juin 2017)

J-Cl. B.:.: L’oscillateur imaginé par Guy Sémon et ses équipes de recherche est un véritable choc, une véritable rupture. Pour la première fois, on dépasse Huygens, on fait entrer l’horlogerie de plain-pied dans le futur tout en restant dans la mécanique. Car le propre de la montre mécanique, contrairement à tous les autres produits, est que sa technologie est peut-être obsolète, mais que le produit, lui, n’a pas d’obsolescence. La montre mécanique est le seul objet qui vient du passé mais vous connecte au futur, à l’éternité.

Ceci dit, il n’y a plus de raison, face à la montre connectée, d’acheter une montre mécanique à 500 CHF qui n’indique que l’heure et la minute. A 50 CHF, oui, par contre. Ou à plusieurs milliers de francs. C’est tout le milieu qui est en danger.

ES: Avec Hublot, avec TAG Heuer, avec Zenith, vous avez fortement investi dans la recherche, dans les matériaux, mais aussi dans les fonctions, on pense notamment au 100e puis au 1’000e de seconde…

J-Cl. B.:.: J’ai toujours investi énormément dans la R&D. J’ai toujours cru dans la R&D et j’ai toujours dit: si je fais beaucoup de marketing, il faut bien garder en tête que le marketing, c’est de l’air, pas de la substance; à un moment donné, le ballon gonflé à l’air va se dégonfler et retomber. Donc, construisons de la substance et de la crédibilité avec la R&D, ainsi le ballon sera soutenu, il ne retombera pas. En tant qu’entrepreneur, je crois être un des seuls à avoir toujours pensé et dit que l’investissement en R&D doit être proportionnel non pas au chiffre d’affaires mais aux investissements marketing.

Ceci dit, si un jour vous avez une idée très forte, n’hésitez pas à venir me voir. Mais je ne bougerai que pour quelque chose d’exceptionnel.

Mais la R&D demande de la patience, il y a toujours des déchets dans la recherche fondamentale, on n’est jamais sûr d’y parvenir et bien souvent en cherchant ceci on trouvera cela. Il ne faut pas regarder uniquement les chiffres, il faut avancer, parfois dans l’obscurité. Et ça, les financiers ne le comprennent pas bien, ils s’impatientent, ils veulent des résultats immédiats. Sans Guy Sémon, physicien, mathématicien, chercheur, jamais je ne serais arrivé à faire ce qu’on a fait chez TAG Heuer, que ce soit la montre connectée ou toutes les innovations mécaniques. Il m’a conseillé, m’a guidé et ce dès le premier jour de notre rencontre.

ES: Vous êtes désormais arrivé au bout d’un cycle. Etes-vous prêt à vous lancer dans de nouvelles aventures?

J-Cl. B.:Honnêtement, je ne sais pas quoi faire avec moi (rires). Il est possible qu’un jour j’aie une idée et que je redémarre. Mais tant que je n’ai pas une idée choc, je ne me lancerai pas. Il me reste un «coussin» d’une petite dizaine d’années et on ne m’attend pas au tournant pour une montre automatique extra-plate. Je ne veux pas faire le match de trop. Bon, j’aurais pu aller voir M. Arnault et lui dire qu’on faisait fifty-fifty et qu’on allait lancer l’oscillateur de Guy Sémon sous mon nom. De quoi faire un carton, je vous assure! Mais c’est désormais Zenith qui s’y emploie et c’est très bien ainsi. Ceci dit, si un jour vous avez une idée très forte, n’hésitez pas à venir me voir. Mais je ne bougerai que pour quelque chose d’exceptionnel.

L’horlogerie a tardé à réagir

Propos de Jean-Claude Biver, recueillis pour Europa Star par Pierre-Yves Schmid en juin 2017

«Face à l’arrivée de la montre connectée, le changement radical de mentalité a été rapide et on peut comprendre que l’horlogerie n’ait pas tout de suite répondu présente. A contre-courant de la tendance générale, j’ai décidé de m’y intéresser et les informations glanées à gauche et à droite m’ont convaincu qu’il valait la peine de s’y lancer malgré le manque de visibilité. (…) L’entreprise a décidé de prendre le risque, d’une part parce qu’elle l’estimait mesuré, d’autre part parce que les informations dont elles disposent annoncent la fin prochaine du téléphone qui sera remplacé par la montre et par tous les objets connectés qui nous environnent. Les leaders technologiques de la Silicon Valley en sont convaincus et cela a des conséquences inattendues. Considérant le poignet comme l’affiche la plus précieuse en marketing, ils se battront pour le «voler» aux marques horlogères. Non pas pour y faire figurer l’heure, mais pour y passer quantité d’informations spécifiquement adressées à leurs consommateurs. Cette guerre annoncée autour de notre poignet a fini de convaincre notre équipe du potentiel de la montre connectée. Seul problème, mais de taille: il n’est pas possible d’obtenir en Suisse des microprocesseurs répondant à la complexité de la téléphonie. Là encore, il faut faire un choix: vouloir garder le Swiss made et devoir renoncer à cause de la barrière technologique ou acheter un processeur cinquante francs aux Etats-Unis et faire travailler des centaines de personnes en Suisse à la conception intellectuelle, au design, à la fabrication des boîtes et à l’assemblage. TAG Heuer a choisi la deuxième option et conclu un contrat avec Google pour le langage Android.»

Ce produit va-t-il faire concurrence à notre belle horlogerie?

«Jamais de la vie! L’art horloger est éternel. Zenith, par exemple, ne se lancera jamais dans ce type de produit. Le danger est ailleurs, dans la gamme de montres à 800 francs qui donne juste l’heure et la minute et fonctionne à pile. Pour le savoir, il faut interroger les jeunes de 15 ans qui, pour le même prix, peuvent avoir une montre connectée qui donne toutes sortes d’informations. La situation n’est pas encore dramatique, mais il faut faire très attention à ne pas perdre la base industrielle: la Swatch a sauvé l’horlogerie suisse en lui redonnant sa base industrielle qu’elle avait perdue en ne faisant plus que du haut de gamme; la technologie ne peut pas venir de quelques artisans qui fabriquent leurs montres à la main. Alors oui, j’ai vu une menace pour la gamme TAG Heuer à moins de mille francs. Mais également un beau promoteur dans la montre connectée: rien n’empêche un jeune qui a une montre connectée de faire un jour le pas vers une belle montre. Ce sera d’autant plus facile s’il est déjà habitué à en porter une. La Swatch, par exemple, a donné aux enfants le goût de porter une montre.»