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Jaquet Droz, l’homme et la machine

ENTRETIEN

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octobre 2020


Jaquet Droz, l'homme et la machine

La marque suisse participe dès fin novembre à une rétrospective sur la robotique au prestigieux MUDEC de Milan. Depuis près de trois siècles, la relation entre l’homme, la technologie et la nature – une réflexion à l’actualité criante – est au cœur du travail de l’horloger spécialisé dans les automates. Son directeur Christian Lattmann nous en dit plus.

«R

obot: The Human Project»: c’est le titre – intriguant et quelque peu inquiétant – de l’exposition qui s’ouvrira le 26 novembre au MUDEC (Museo delle culture) à Milan. Alors que la relation de «co-dépendance» entre l’homme et la machine est devenue un débat quotidien (encore accéléré ces derniers mois par le confinement lié à la pandémie qui a accru la virtualisation de nos modes de vie), il est bon, voire vital, de s’interroger sur les origines de la robotique, des algorithmes ou de l’intelligence artificielle.

C’est très exactement ce parcours que propose le MUDEC, qui présente son exposition ainsi: «Depuis les premiers dispositifs mécaniques de la Grèce antique jusqu’aux nouvelles frontières de l’intelligence artificielle, l’homme a toujours été attiré par l’idée de créer un semblable artificiel. L’exposition retrace la relation entre les êtres humains et leurs doubles, révélant au public les résultats obtenus jusqu’à présent, les extraordinaires développements technologiques et les frontières de la robotique et de la bionique contemporaines.»

Les visiteurs pourront notamment interagir avec des «Cobots», des robots capables de reconnaître et de transmettre des émotions…

Cette exposition, réalisée en collaboration avec des instituts de recherche de pointe, vise à «offrir une clé pour l’avenir, avec une approche immersive à portée technico-scientifique, anthropologique et artistique, révélant comment l’interaction entre l’homme et la machine devient de plus en plus concrète». Les visiteurs pourront notamment interagir avec des «Cobots», des robots capables de reconnaître et de transmettre des émotions…

Il y a quasiment trois siècles, en 1721, naissait dans la Montagne jurassienne un homme qui concevait déjà des automates doués de la capacité de créer une émotion particulière. Pierre Jaquet-Droz était un pionnier de la robotique, dans ce coin de Jura féru précocement de mécanique de pointe.

Parmi ses œuvres, «L’Ecrivain», «Le Dessinateur» et «La Musicienne», présentés à La Chaux-de-Fonds en 1774, ont marqué un tournant historique, celui d’automates devenant de véritables «androïdes», prisés des cours européennes. Il était donc naturel que certaines de ses créations figurent dans l’exposition du MUDEC.

«Depuis les premiers dispositifs mécaniques de la Grèce antique jusqu’aux nouvelles frontières de l’intelligence artificielle, l’homme a toujours été attiré par l’idée de créer un semblable artificiel.»

A travers ce qu’elle nomme l’«art de l’émerveillement», la marque qui porte le nom de Pierre Jaquet-Droz convoque encore aujourd’hui encore son esprit pour traverser les circonstances troubles que connaît le monde en 2020. Notre entretien avec Christian Lattmann, CEO de Jaquet Droz.

Natif de Bienne, Christian Lattmann est le CEO de Jaquet Droz. Avant de rejoindre cette marque, il a occupé différentes fonctions au sein de Swatch Group, chez Longines, Omega et Breguet, dont il a été Vice-Président.
Natif de Bienne, Christian Lattmann est le CEO de Jaquet Droz. Avant de rejoindre cette marque, il a occupé différentes fonctions au sein de Swatch Group, chez Longines, Omega et Breguet, dont il a été Vice-Président.

Europa Star: Quels automates allez-vous prêter au MUDEC de Milan dans le cadre de l’exposition «Robot: The Human Project»?

Christian Lattmann: Nous avons sélectionné certaines pièces exceptionnelles de notre collection musée: un oiseau chanteur, une cage à oiseaux animés, ainsi qu’une montre de poche oiseau chanteur de la fin du 18ème siècle. Mais aussi, plus proche de nous, le «Poète» conçu en 2018. Les responsables du MUDEC nous ont contactés car ils cherchaient des contributions pour enrichir leurs collections sur la robotique.

Les Jaquet-Droz ont très tôt développé une approche scientifique, artistique et mécanique dans leur volonté de copier le vivant. Cette exposition va aussi initier les festivités liées au 300ème anniversaire de la naissance de Pierre Jaquet-Droz en 1721. Le message que nous souhaitons transmettre est que Jaquet Droz conçoit depuis près de trois siècles des œuvres d’art intemporelles, qui ont leur place au sein des plus grands musées.

«Cette exposition au MUDEC va aussi initier les festivités liées au 300ème anniversaire de la naissance de Pierre Jaquet-Droz en 1721.»

Après le succès des variantes en onyx et météorite, Jaquet Droz a lancé cette année une nouvelle version de sa Loving Butterfly Automaton. Le cadran est réalisé en bois pétrifié il y a 140 à 180 millions d'années: le Chinchilla Red. Cet objet d'art animé s'inspire du dessin intitulé «Le papillon conduit par l'amour» que l'automate «Le Dessinateur» créé par Henri-Louis Jaquet-Droz esquissait déjà en 1774 (voir image de couverture de l'article).
Après le succès des variantes en onyx et météorite, Jaquet Droz a lancé cette année une nouvelle version de sa Loving Butterfly Automaton. Le cadran est réalisé en bois pétrifié il y a 140 à 180 millions d’années: le Chinchilla Red. Cet objet d’art animé s’inspire du dessin intitulé «Le papillon conduit par l’amour» que l’automate «Le Dessinateur» créé par Henri-Louis Jaquet-Droz esquissait déjà en 1774 (voir image de couverture de l’article).

Cela fait dix ans que vous avez renoué avec la tradition des automates. Comment êtes-vous revenus à ce thème?

En 2010, durant l’événement annonçant notre partenariat avec l’association «Automates et merveilles», dédié aux créations des Jaquet-Droz, beaucoup de clients nous ont demandé de recréer des automates, que l’on pourrait cette fois porter au poignet. Ce qui n’était pas sans défis, en termes de miniaturisation du mécanisme horloger, de la décoration ornementale, ou de la résistance aux chocs! Deux ans plus tard, nous avons introduit notre premier modèle du genre, le Bird Repeater, qui est toujours très apprécié des collectionneurs aujourd’hui.

Le Bird Repeater est le premier automate sur montre-bracelet présenté par Jaquet Droz en 2012. Il met en scène un couple de mésanges, symboles de la région du Jura, réunies au-dessus du nid où se trouvent leurs petits. La répétition minutes permet sur demande d'entendre sonner heures, quarts et minutes et de déclencher pas moins de huit animations.
Le Bird Repeater est le premier automate sur montre-bracelet présenté par Jaquet Droz en 2012. Il met en scène un couple de mésanges, symboles de la région du Jura, réunies au-dessus du nid où se trouvent leurs petits. La répétition minutes permet sur demande d’entendre sonner heures, quarts et minutes et de déclencher pas moins de huit animations.

De fait, au 20ème siècle la marque Jaquet Droz avait une production bien différente de ce que l’on connaît aujourd’hui (retrouvez ici une histoire de la marque à travers les archives Europa Star, ndlr)…

Elle fonctionnait alors en réseau: le nom Jaquet Droz était par exemple utilisé par différents fabricants horlogers de la région dans les années 1950 et 1960 (voir ci-dessous). A cette époque, il n’y avait cependant pas vraiment de lien avec les origines de la marque, puis dans les années 1990, une première série d’automates a été relancée, mais sans lien avec l’horlogerie (plus proches des travaux de François Junod, grand «automatier» contemporain, ndlr).

En 2000, Swatch Group a racheté la marque et lui a redonné une véritable identité en faisant de la Grande Seconde son emblème. La création d’automates a été relancée sous forme de montre-bracelet dix ans plus tard, en même temps que nous développions nos Ateliers d’Art en recrutant des graveurs, peintres, émailleurs.. C’est cette histoire que nous allons retracer dans un livre qui sortira l’an prochain. Nous allons aussi financer la rénovation de la salle du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel où sont exposés les trois plus fameux automates de Pierre Jaquet-Droz.

Quand Jaquet Droz avait 1'000 modèles: une archive d'Europa Star datant de 1965. A l'époque, ce ne sont pas moins de 150 fabriques qui, réunies sous l'égide de la Coopérative de Fabricants Suisses d'Horlogerie, présentaient leur production sous ce nom partagé de Jaquet Droz. Une histoire oubliée.
Quand Jaquet Droz avait 1’000 modèles: une archive d’Europa Star datant de 1965. A l’époque, ce ne sont pas moins de 150 fabriques qui, réunies sous l’égide de la Coopérative de Fabricants Suisses d’Horlogerie, présentaient leur production sous ce nom partagé de Jaquet Droz. Une histoire oubliée.
©Europa Star 2/1965

En quoi Pierre Jaquet-Droz peut-il vous inspirer aujourd’hui?

Jaquet Droz, c’est un esthétisme moderne apporté à la tradition horlogère. Nous ne copions pas ce que Pierre Jaquet-Droz faisait dans le passé, mais nous réinterprétons sa philosophie et surtout nous continuons de créer. Nous avons concentré cet esprit commun dans une formule: l’«art de l’émerveillement». Qu’il s’agisse de ses androïdes du 18ème siècle, reproduisant une forme d’«altérité mécanique», ou des paysages sonores miniatures contemporains que l’on porte au poignet, l’effet d’émerveillement est le même quand on découvre ces chefs d’œuvres – prosaïquement on dirait aujourd’hui l’«effet wow»! Comme lui, nous ne faisons pas du volume mais de l’exclusivité, et nous créons de l’émotion. Nous avons notre segment de niche très précis et nous l’assumons. Il ne s’agit pas de reproduire à l’exact ce qui s’est fait dans le passé mais de respecter cet esprit, cette capacité d’éveiller les sens.

«Qu’il s’agisse d’androïdes du 18ème siècle ou des paysages sonores miniatures contemporains au poignet, l’effet d’émerveillement est le même – prosaïquement on dirait aujourd’hui l’effet wow!»

Le premier modèle Bird Repeater de 2012 a été suivi de plusieurs autres «automates de poignet». Quels en ont été les jalons principaux?

Une pièce cruciale a été la Charming Bird de 2015 avec son esthétique plus contemporaine que le Bird Repeater. Ce modèle maintes fois récompensé, notamment par le GPHG, a donné un vrai coup de jeune à ce type d’objets d’art. De plus, nous avons innové en termes de sonorités: il s’agit du premier automate à oiseau «siffleur», le système de soufflets ayant été remplacé par des pistons. En 2017, nous avons présenté la Tropical Bird, dont les huit pièces se sont vendues en huit mois: sa beauté et ses sept animations, dont un colibri qui bat des ailes 40 fois par seconde (un colibri dans la nature bat des ailes 80 fois par seconde, ndlr), ne laissent pas indifférent!

«La Charming Bird de 2015, avec son esthétique plus contemporaine que le Bird Repeater, a donné un vrai coup de jeune à ce type d’objets d’art.»

Les modèles qui ont suivi, qu’il s’agisse du Lady 8 Flower, du Loving Butterfly, ou encore du Magic Lotus Automaton en 2019, montrent ce que nous pouvons réaliser sur ce terrain de jeu qui nous est propre. Avec sept automates dans cette collection en huit ans, nous avons beaucoup investi en R&D. Le «capital sympathie» de ces objets d’art, qui nous ramènent à notre émerveillement d’enfant, est énorme. Nous produisons régulièrement des séries limitées avec des paysages et des thèmes différents, qui chacune raconte une histoire. Tous nos designs sont réalisés en interne et nos artisans sont intégrés dans le processus de création dès le début du projet.

Comment se décident les thèmes des automates? On pourrait imaginer beaucoup d’univers – et des collectionneurs vous le demandent certainement – mais vous vous concentrez sur des sujets très précis, notamment les oiseaux et les fleurs.

Ces thèmes poétiques constituaient les «fétiches» des Jaquet Droz dont les influences au siècle des Lumières provenaient principalement de la nature, et des oiseaux en particulier. Son ambition était de copier le vivant et d’éveiller les sens en jouant avec les illusions d’optique, les effets sonores, et les prouesses mécanique qu’on retrouve dans ses créations.

Nous poussons toujours plus loin ce défi. Par exemple avec les ailes du papillon sur notre modèle Loving Butterfly dont le battement n’est pas symétrique et donne l’illusion de sortir du cadran. Tous les éléments du cadran sont entièrement gravés à la main et suspendus avec une technique brevetée. Le thème est directement issu d’une des esquisses réalisées par l’androïde Le Dessinateur de Pierre Jaquet-Droz. Nous avons aussi innové sur les matériaux pour ce modèle en utilisant de la pierre minérale issue de bois pétrifié, datant de 150 millions d’années, pour le cadran. Outre son côté organique, cet élément suggère bien la relativité du temps…et une forme d’intemporalité de nos modèles!

Ces produits d’exception, souvent assez exubérants, sont particulièrement prisés de la clientèle asiatique. Comment comptez-vous séduire des typologies de clients aux goûts plus «conservateurs», alors que le tourisme d’achat est fortement réduit?

Je tiens à rappeler que notre lien à la Chine est très ancien, comme l’atteste notre statut de premier horloger suisse importé à la Cité Interdite à Pékin sous la dynastie Qing. L’Empereur appréciait les créations des Jaquet-Droz. Mais il est vrai que nos automates sont moins connus ailleurs dans le monde, bien que leur succès se développe sur tous les continents, notamment en Europe. Pour pouvoir les apprécier, il est important de pouvoir les toucher et les voir et pour cela nous organisons des événements locaux pour présenter nos nouveautés.

Aux Etats-Unis, nous avons commencé à sponsoriser la Horological Society of New York. Beaucoup de gens ne connaissent pas encore bien l’histoire de Jaquet Droz, notamment car celle-ci a été interrompue à plusieurs reprises. Et quand ils la découvrent, souvent ils adhèrent à la marque. Nous menons un travail de terrain auprès des clientèles locales à travers les «piliers» resserrés de la marque.

Quels sont ces piliers?

Nous nous concentrons sur trois lignes principales: la Grande Seconde, qui est notre collection iconique et moderne, les Automates, des prouesses horlogères, et les Ateliers d’art, qui exploitent tout notre savoir-faire artisanal. Les automates représentent le sommet de la «pyramide» Jaquet Droz, ce sont de véritables ambassadeurs. Jaquet Droz a toujours été une marque de luxe, qui s’adresse à des collectionneurs et des initiés avec des créations très exclusives. Tous nos composants sont fabriqués en Suisse, la plupart à La Chaux-de-Fonds et les mouvements à la Vallée de Joux. Comme tout est fait à la main, en petite quantité, il est difficile de réduire les coûts. Donc notre positionnement est particulièrement élevé.

«La décision clé a été de faire de Jaquet Droz un atelier de Haute Horlogerie qui réalise de l’assemblage haut de gamme, de la décoration fine artisanale avec son propre bureau de design et R&D.»

Le modèle Tropical Bird Repeater avec cadran en nacre blanche gravée et peinte à la main et centre en onyx noir. Mouvement répétition minutes mécanique à remontage manuel. Animation automate du paon, des feuilles tropicales, du colibri, du toucan, des libellules et de la cascade.
Le modèle Tropical Bird Repeater avec cadran en nacre blanche gravée et peinte à la main et centre en onyx noir. Mouvement répétition minutes mécanique à remontage manuel. Animation automate du paon, des feuilles tropicales, du colibri, du toucan, des libellules et de la cascade.

La crise pandémique vous conduit-elle à vous positionner encore plus haut? Cet épisode semble en effet accélérer la chute des volumes et la montée en gamme de l’horlogerie suisse.

Nous sommes beaucoup trop modestes pour parler de l’horlogerie suisse dans son ensemble. Nous voulons poursuivre l’établissement de notre marque. Nous resterons une marque avec une forte identité, très créative, et nous allons continuer de développer notre notoriété. Nous voulons être les meilleurs sur notre segment, qui est très particulier et requiert une équipe très spécialisée et fidèle. Nos horlogers, nos émailleurs et graveurs, sont des artisans qui ont développé un savoir-faire exceptionnel. Avec notre Président Marc Hayek, la décision avait été prise de ne pas faire de Jaquet Droz une manufacture entièrement verticalisée, mais un atelier de Haute Horlogerie qui fait de l’assemblage haut de gamme, de la décoration fine artisanale, ayant son propre bureau de design et R&D.

Cette stratégie nous a permis de nous concentrer sur le développement de nos Ateliers d’Art et de continuer d’innover. Nous avons aussi pu préserver des métiers comme le paillonnage ou le plique-à-jour. Cette stratégie nous permet d’être réactifs sur des petites séries et des personnalisations qui sont très prisées par notre clientèle. L’intérêt de cette crise, s’il y en a un, est au moins d’assumer et d’affirmer encore plus notre identité profonde.

«L’intérêt de cette crise, s’il y en a un, est au moins d’assumer et d’affirmer encore plus notre identité profonde.»