ouis Vuitton est l’un des rares grands noms du luxe aux origines extra-horlogères ayant réussi son entrée dans ce milieu plutôt hermétique. A l’exception notable de Chanel ou Hermès, beaucoup ont tenté l’expérience et se sont cassés les dents devant des exigences techniques élevées et des codes particuliers basés sur un pedigree qui ne se construit pas sur un brief d’agence. Certains ont préféré abandonner, d’autres se sont repliés sur des licences pour produits bon marché, des montres «accessoires» à leur offre générale, capitalisant sur leur seul nom auprès d’une clientèle qui ne s’intéresse pas particulièrement à l’horlogerie.

Pour bâtir son offre horlogère, la firme parisienne, l’un des grands gagnants de la mondialisation du luxe, a eu la bonne idée d’engager un duo de maîtres-horlogers particulièrement talentueux, Michel Navas et Enrico Barbasini (lire ici leur portrait par Pierre Maillard en 2013).

D’abord réunis pour contribuer au grand boom de l’horlogerie extravagante Franck Muller, ils fondent ensuite leur propre bureau d’études techniques avec Mathias Buttet (devenu depuis lors directeur R&D chez Hublot), BNB Concept. Deux ans plus tard, ils quittent l’entreprise car sa taille ne correspond plus à leur idéal en matière de R&D. Ils reconstruisent alors une société de taille plus modeste, La Fabrique du Temps. Mais à nouveau, la partie «business» semble échapper à ces deux indépendants passionnés, dont la société «grandit malgré eux».

Michel Navas

Ces maîtres-horlogers veulent se concentrer sur la créativité horlogère, pas la gestion chiffrée. C’est alors qu’en 2011, une offre tombe de la part de Louis Vuitton, en pleine quête de légitimité horlogère. Les débuts de la marque sur le circuit du développement horloger ne datent que de dix ans, mais ils ont les moyens de leurs ambitions: la firme parisienne entend ainsi construire une toute nouvelle manufacture à Meyrin, dans le canton de Genève, pour rassembler ses divers ateliers. La Fabrique du Temps en fera partie – et donnera d’ailleurs son nom à la manufacture de Meyrin, inaugurée en 2014.

Ces maîtres-horlogers veulent se concentrer sur la créativité horlogère, pas la gestion chiffrée. C’est alors qu’en 2011, une offre tombe de la part de Louis Vuitton...

Depuis lors, Michel Navas et et Enrico Barbasini donnent libre cours à leur créativité pour Louis Vuitton, autour du thème du voyage en particulier. Cela donne lieu à des complications horlogères «itinérantes» et surtout des affichages extrêmement originaux. L’obtention du prestigieux Poinçon de Genève en 2016 couronne l’horlogerie de Louis Vuitton, qui entre-temps s’est également aventurée dans le nouveau champ de la connexion.

On peut regretter une caractéristique de l’horlogerie Louis Vuitton: contrairement à d’autres firmes aux origines extra-horlogères comme Chanel ou Hermès, la société ne propose pas son horlogerie au sein de détaillants multimarques spécialisés en horlogerie. Conformément au principe général selon lequel chaque objet signé Louis Vuitton est vendu dans une boutique en propre, les montres ne dérogent pas à la règle, malgré la spécificité de ce produit.

Par conséquent, les créations horlogères de Louis Vuitton sont plutôt rares dans les conversations des puristes. Elles sont d’ailleurs vendues essentiellement autour d’événements organisés par la marque et sont trop peu présentes (à notre sens, du moins) dans les rendez-vous traditionnels de la profession. Qu’à cela ne tienne, elles méritent toute notre attention.

Contrairement à d’autres firmes aux origines extra-horlogères comme Chanel ou Hermès, Louis Vuitton ne propose pas son horlogerie au sein de détaillants multimarques spécialisés. Sa visibilité auprès des puristes en pâtit.

Pour aficionados purs et durs de LV

La pièce-maîtresse de cette année est la Tambour Curve Tourbillon Volant, avec son grand «LV» ajouré au centre du cadran, qui rend ce modèle destiné aux aficionados purs et durs de Louis Vuitton (d’autant plus sur la version sertie). Il s’agit du troisième modèle de la marque portant le Poinçon de Genève, visible à 6h. Au-delà du design polarisant assumé de la pièce, celle-ci fournit un témoignage des capacités proprement horlogères de la marque.

Tambour Curve Tourbillon Volant Poinçon de Genève, version non sertie

«Tout a été repensé, le mouvement, la boîte, mais aussi l’esthétique générale, souligne Michel Navas. Nous avons fait évoluer la boîte Tambour avec une trajectoire incurvée allant de 6h à 12h qui épouse bien le poignet.» Les matériaux employés pour façonner ce modèle lui donnent un poids minime, à un peu plus de 50 grammes: le titane, bien sûr, pour la base du boîtier, les cornes et la couronne, allié à un nouveau matériau déposé par Louis Vuitton, le Carbostratum®.

«Avec sa texture rappelant le bois d’ébène, c’est une matière presque organique, plus chaleureuse que le carbone traditionnel que je trouve assez froid, détaille Michel Navas. Il est fabriqué au moyen de plus de 100 couches de carbone de tailles différentes, compressées de manière aléatoire avec du polymère, ce qui donne à chaque pièce une structure différente.»

Tambour Curve Tourbillon Volant Poinçon de Genève, version sertie

Le tourbillon volant est quant à lui placé à 9h, pour laisser le centre du cadran au sigle «LV». Le maître-horloger précise: «Le sigle ne devait pas être que décoratif mais aussi fonctionnel. La platine ajourée comme le pont LV ont été traités au NAC noir, un nouveau type de revêtement décoratif.» Le mouvement équipant le modèle est le Calibre LV 108 à remontage manuel, avec 80 heures de réserve de marche. Quelque 178 diamants ornent le pont LV rhodié sur la version sertie.

Un trop rare cas de partenariat tenant l’épreuve du long terme entre un géant du luxe et des ex-créatifs indépendants.

Organisation bicéphale

Sur la quinzaine d’horlogers de La Fabrique du Temps, trois seulement sont formés pour assembler des modèles portant le Ponçoin de Genève. Le modèle Tambour Curve Tourbillon Volant, d’un prix de 258’000 dollars (322’000 dollars pour la version sertie), a été présenté directement aux journalistes et acquéreurs potentiels lors d’un événement tenu à Gstaad au début du mois de mars 2020. «On ne s’attendait pas forcément à voir Louis Vuitton avec des ambitions de Haute Horlogerie. Le pôle horloger de la marque n’a même pas vingt ans, donc on peut œuvrer avec une certaine audace», souligne Michel Navas.

Comme un nombre croissant de marques horlogères à l’heure de la mondialisation du luxe, la société est «bicéphale»: la création technique à Genève, la direction opérationnelle à Paris. En 2018, Catherine Lacaze a remplacé Hamdi Chatti, celui qui avait su attirer Michel Navas et Enrico Barbasini chez Louis Vuitton, à la tête de la division montres et joaillerie de la marque.

Sur 450 boutiques «LV» dans le monde, environ la moitié déploient une offre d’horlogerie, comme les nombreuses variations de la collection Tambour, les modèles Escale ou encore les nouvelles montres connectées. Quant à la Haute Horlogerie, elle est diffusée lors d’événements exclusifs comme celui de Gstaad.

Tambour Worldtime Runway

Cette année, Louis Vuitton a également introduit son modèle Runway, en ces temps plutôt étranges pour le monde du voyage: une évolution de sa fonction heures universelles avec une nouvelle architecture figurant les codes des villes de part et d’autre du disque. Autre nouveauté toujours inspirée du voyage: la Tambour Moon Dual Time, une réinterprétation d’un grand classique de la marque, à l’affichage et aux motifs fleurs de Monogram et drapeaux typiquement «Vuitton-esques».

Tambour Moon Dual Time

En tant qu’ancien créatif indépendant, Michel Navas ne doit-il pas forcer son imaginaire pour entrer dans le cadre bien caractéristique de la marque? «Nous voyons encore beaucoup de développements possibles avec Enrico, répond le maître-horloger. En 18 ans, nous avons développé une vingtaine de calibres uniques. Et nous travaillons également sur de plus en plus de pièces personnalisées. J’aime travailler directement avec le client.»

En 2011, les deux compères ont abandonné toute gestion chiffrée pour se concentrer sur la virtuosité technique chez Louis Vuitton. La marque semble leur avoir donné le cadre d’expression qui leur convient, en échange de leur légitimité horlogère. Dans l’industrie horlogère, un rare cas de «gagnant-gagnant» entre un géant du luxe et des ex-créatifs indépendants.