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Raketa: témoignage depuis Moscou

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avril 2022


Raketa: témoignage depuis Moscou

La marque russe se trouve aujourd’hui plongée dans un marasme idéologique dont elle se serait volontiers passée. Malgré d’inévitables tensions et émotions, elle ne change pas fondamentalement ses plans, et apprend à s’adapter. Récit en direct, depuis Moscou.

«C’

est pour m’annoncer la sortie de trois pages qui descendent Raketa?» Joint par téléphone à Moscou le 14 avril, David Henderson-Stewart est sur les dents. Depuis quelque 50 jours, il ne fait pas bon être une marque russe.

Reprise en main par l’intéressé avec un pool d’investisseurs il y dix ans, la marque poursuit néanmoins un chemin honorable. Elle emploie aujourd’hui 120 collaborateurs, dispose d’un site de production à Saint-Pétersbourg et de quatre boutiques en Russie pour un total d’environ 10’000 pièces qui devraient être vendues cette année (un tiers en ligne, deux tiers en boutique).

Anxiété palpable

En Russie, où l’intéressé vit depuis 17 ans, le climat est pourtant «à l’anxiété. N’importe qui avec un accès internet peut consulter les informations et comprendre ce qui se passe. Facebook et Instagram sont bloqués, mais avec un VPN, ça passe, et beaucoup en ont un.»

La Russie, pas tant que cela coupée du monde? «Pour être franc, la situation à Moscou est presque normale. Les gens sortent, les rues sont animées. Le soleil revient, on prend du temps en terrasse. Mais deux choses ont changé. D’abord, les gens parlent de politique. C’était inconcevable il y a quelques semaines. C’est peut-être le sujet central de n’importe quel dîner en Occident, mais ici, ça n’intéressait personne. Ensuite, il y a un stress très émotionnel. Tout le monde a été surpris. Les Russes sont beaucoup plus sous le choc qu’on ne le pense en Occident. Les gens sont personnellement touchés. Tout le monde a un lien personnel avec ce qui se passe.»

A la tête de Raketa, l'entrepreneur franco-britannique (aux origines russes) David Henderson-Stewart vit à Moscou depuis 17 ans.
A la tête de Raketa, l’entrepreneur franco-britannique (aux origines russes) David Henderson-Stewart vit à Moscou depuis 17 ans.

Quitter le navire?

Dans l’antique manufacture de Saint-Pétersbourg que nous avons visitée, le temps n’a plus d’emprise, mais les petites mains d’antan sont toujours là. Des hommes, des femmes. Certains affichent plus de 50 ans de fidélité à Raketa. Cette vieille garde a le savoir-faire. Elle le transmet à quelques jeunes que David Henderson-Stewart recrute et garde difficilement. «Les salaires sont plus élevés ailleurs.» Autre continent, mêmes problèmes.

Le dirigeant n’a jamais envisagé de quitter le navire. Pourtant, par hasard calendaire, le 24 février, il est à l’étranger. Il ne rentre à Moscou qu’une semaine plus tard. «Les équipes étaient surprises. Elles avaient très peur que je ne revienne pas.» Pourquoi ne pas l’avoir fait? «Raketa existe depuis 300 ans et a traversé deux Guerres mondiales. Ce n’est pas maintenant que l’on va abandonner. J’ai mis tout ce que j’avais dans cette marque. Et les jeunes qui nous ont rejoint ont fait un pari sur nous: si nous fermons, tout ce qu’ils ont appris ici, ils ne pourront pas le revendre ailleurs. Nous sommes la seule marque horlogère russe (aux côtés de Konstantin Chaykin, indépendant, ndlr).»

Chemins de traverse

La mondialisation offre certains avantages. Si la marque «découvre un peu au jour le jour l’étendue des sanctions», elle poursuit son négoce sans difficulté majeure. Environ 85% de ses composants sont produits en Russie. Les verres saphir en Asie, dans des pays qui n’appliquent pas les sanctions. Et Raketa n’utilise aucun composant européen.

Reste l’image de marque, ce qu’il convient désormais d’appeler le «risque réputationnel». Mais la marque n’y est que peu exposée: le marché domestique représente déjà 65% de ses ventes. Et c’est un marché en croissance, pour deux raisons. La première: une soudaine demande «patriotique» qui accélère ses ventes locales. Ensuite, la «totalité des marques étrangères» a fermé ses points de vente russes. Raketa, qui produit et vend localement, en tire profit.

Le modèle Avant-Garde de Raketa
Le modèle Avant-Garde de Raketa

En parallèle, David Henderson-Stewart poursuit ses négociations internationales (Jordanie, Qatar, Koweït, Inde) mais en gardant à l’esprit que des interdictions d’export pourraient venir en contrarier le déroulement. «Nous avons pu faire partir une commande d’export il y a dix jours. La suite, on ne sait pas. On s’adaptera. Par la Turquie, par exemple.»

Le modèle Copernic
Le modèle Copernic

En des temps si troublés, le salut de Raketa tient peut-être paradoxalement à sa discrétion. La marque ne s’est jamais affichée avec le pouvoir, développant une héraldique loin de la faucille, du marteau et de Lénine. Elle reste accessible. Et représente peut-être plus l’esprit russe, sa résilience, que la Russie, politique et tourmentée.

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