time-business


Super League de football: des leçons même pour l’horlogerie

OPINION

English Español
avril 2021


Super League de football: des leçons même pour l'horlogerie

Comme on l’a vu ces derniers jours, le football est davantage qu’un simple business: c’est un véritable patrimoine vivant et collectif appartenant autant aux clubs qu’aux fans, qui ont fait échouer le plan d’une ligue européenne privée. Une leçon qui s’applique aussi à l’horlogerie, car l’amour de la montre est certainement aussi vif que celui du ballon rond. Les marques ont en héritage un savoir-faire précieux, issu de générations d’ingéniosité et chéri à travers le monde - donc une importante responsabilité partagée.

E

n tant qu’inconditionnel de football, j’ai suivi, comme des millions de fans à travers le monde, le mauvais feuilleton de la Super League européenne de football (revoir sa courte épopée ici)– qui a livré sa dose prophylactique d’enseignements. Des leçons qui vont bien au-delà du monde du ballon rond.

Pour rappel, en pleine pandémie, douze des clubs les plus riches d’Europe, du Real Madrid à la Juventus en passant par Manchester United, dont les finances sont plombées par le coronavirus, annonçaient leur intention d’organiser désormais leur propre ligue privée, sans y convier les clubs moins fortunés. Soit une organisation distincte de la Ligue des Champions actuelle, à laquelle même les Suisses - pourtant meilleurs en horlogerie qu’en football - ont la chance de voir certains de leur clubs prendre part (et où le FC Bâle nous a livré quelques grands soirs!).

Pour un supporter de Liverpool, toucher à son club, c’est toucher à l’identité de sa ville, à son identité propre, à celle des ses parents et de ses grands-parents.

Déconnexion totale

Elaboré durant plusieurs mois derrière porte close entre les propriétaires de ces clubs, sans aucune consultation extérieure, le projet s’est fracassé en moins de 48 heures, devant la levée de boucliers générale: les fans se sont mobilisés en masse sur les réseaux mais aussi physiquement (par exemple devant le stade de Chelsea à Londres), la presse s’est outrée, tout comme les joueurs et entraîneurs – même eux n’avaient pas été conviés à cette réflexion! La légende de Manchester United, Gary Neville, a livré un discours mémorable: «I’m absolutely disgusted!»

L’un après l’autre, les clubs «sécessionnistes» ont annoncé se désolidariser de ce projet et ont tenté d’éteindre l’incendie, à coup de communiqués et d’excuses pathétiques. Mais le mal était fait. Nul doute que l’épisode laissera des traces dans le cœur blessé de nombreux fans, qui ne sont pas prêt de l’oublier. Un désastre total, qui a raté son coup au point de redorer le blason de l’UEFA, organisatrice de la Ligue des Champions, qui n’est pourtant pas un perdreau de l’année...

Beaucoup s’interrogent: comment les propriétaires de ces clubs peuvent-ils se retrouver à ce point déconnectés de l’histoire du football européen et de celle de leurs propres clubs pour s’imaginer que leur initiative allait aboutir? S’ils avaient «prévu» des retombées presse négatives, sans doute n’imaginaient-ils pas une mobilisation totale de l’opinion publique – sportive, politique, sociale, culturelle et économique – contre un projet d’abord financier, allant à l’encontre même de la valeur d’inclusion du sport.

L’un après l’autre, les clubs «sécessionnistes» ont annoncé se désolidariser de ce projet et ont tenté d’éteindre l’incendie. Mais le mal était fait.

Un article d'Europa Star de 2014 sur les liens entre horlogerie et football. Ou une passion vive partagée: «Some people believe football is a matter of life and death, I am very disappointed with that attitude. I can assure you it is much, much more important than that.» (Bill Shankly, manager de Liverpool)
Un article d’Europa Star de 2014 sur les liens entre horlogerie et football. Ou une passion vive partagée: «Some people believe football is a matter of life and death, I am very disappointed with that attitude. I can assure you it is much, much more important than that.» (Bill Shankly, manager de Liverpool)

Une nouvelle opinion publique

Quel lien avec l’horlogerie? Europa Star n’est certes pas un magazine de football. Mais cette fable des temps modernes a une troublante résonance avec le thème de notre nouveau numéro, consacré à l’émergence d’une nouvelle opinion publique en horlogerie, avec laquelle il faut compter. On le voit par exemple à l’émoi important que peut désormais provoquer sur les réseaux sociaux tout nouveau modèle lancé par une marque iconique. Mais ce serait observer ce phénomène par le petit bout de la lorgnette. Le digital bashing observé ça et là révèle en réalité surtout le dynamisme de cette nouvelle opinion publique, celle des amateurs et collectionneurs - bref des «fans» - qui a sa voix au chapitre, là où le dialogue horloger se nouait jusqu’à présent essentiellement entre les marques et leurs représentants.

Chacun peut désormais se revendiquer d’une certaine approche de l’horlogerie, développer une vision singulière, jusqu’à se proclamer, de manière plus ou moins légitime, «gardien du temple» pout telle ou telle marque. Plusieurs communautés sont même très bien organisées et maintiennent un dialogue constant avec la marque qu’elles suivent, à l’instar des Paneristi - lire notre article à ce sujet ici.

Comme avec la Super League de football, tout cela pose une question fondamentale: à qui «appartient» l’horlogerie, dont l’universalité du patrimoine a récemment été reconnue par l’UNESCO?

Comme pour le football, tout cela pose une question fondamentale: à qui «appartient» l’horlogerie?

Un patrimoine commun

Les propriétaires des marques horlogères ont en héritage un savoir-faire collectif, précieux, issu de générations d’ingéniosité et chéri par des communautés de fans à travers le monde. A l’évidence, ils évoluent dans le cadre plus large d’une responsabilité culturelle et sociale importante. Le patrimoine qu’ils gèrent au quotidien a du «sens» pour des communautés importantes de fans.

De la même façon, pour un supporter de Liverpool, toucher à son club, c’est toucher à l’identité de sa ville, à son identité propre, à celle des ses parents et de ses grands-parents. «You’ll never walk alone», l’hymne du club, est davantage qu’un sympathique morceau de folklore, ce que le propriétaire américain du club a complètement sous-estimé, lui qui a dû se livrer à une délicate séance d’autocritique auprès des fans. Cet hymne est bel et bien un morceau de patrimoine vivant, au vu de l’importance symbolique que lui attribuent des dizaines de milliers de personnes. Il est d’ailleurs intéressant de noter le manque de connaissance culturelle de certains propriétaires.

En tirant les leçons de cet épisode pour l’horlogerie - qui se révèle être une passion tout aussi vive et globale que le football! - il n’en est que plus important de protéger et «sanctuariser» le précieux patrimoine collectif de la branche. Un héritage culturel, économique et social qui dépasse de seules considérations financières.

Au sein de la branche, nous avons aussi «nos» fables horlogères qui illustrent l’importance de respecter ce patrimoine, apprécié par tant de fans à travers le monde. Clin d’oeil de l’histoire, comme Liverpool aujourd’hui, Zenith était détenue durant les années 1970 par un propriétaire américain sans lien à la branche qui décida lui aussi de faire table rase du passé en profilant la marque sur l’horlogerie électronique - stratégie désastreuse qui mènera à sa liquidation.

Heureusement, son directeur technique, Charles Vermot, décida de sauver une partie de ce patrimoine voué à la destruction, effort qui permettra une décennie plus tard la relance d’El Primero, ce calibre qui fait aujourd’hui l’identité de la marque et, au-delà, de l’horlogerie suisse. Ou comment l’effort d’un seul peut bénéficier à tous.

Il n’en est que plus important de protéger et «sanctuariser» le précieux patrimoine collectif de l’horlogerie - un héritage culturel, économique et social qui dépasse de seules considérations financières.

L’aventure de la Super League européenne révèle aussi que même des «ennemis» historiques peuvent fraterniser autour d’une cause commune, dès lors qu’on touche à leur identité profonde. Ainsi, les fans de Manchester United et de Manchester City, à la rivalité historique sans pareil, ont fait front ensemble pour sauver ce qui fait le coeur de leur passion partagée. Pour eux, l’enjeu était si fondamental qu’il dépassait leur perspective de club. Il en allait de leur identité profonde.

C’est bien tout cela que raconte cet épisode, au final très encourageant: la puissance montante, horizontale et de plus en plus directe de l’opinion publique à l’ère numérique, la primauté du bien commun, la responsabilité culturelle et sociale des acteurs privés et la nécessité d’inclure toutes celles et ceux qui font vivre une belle passion partagée à travers le monde. Qu’on parle de football ou d’horlogerie! Nous y reviendrons.

VOTRE NEWSLETTER HEBDOMADAIRE