Sur la rive droite du Rhin, passé le vieux pont Mittlere Brücke, le quartier du «Klein Basel» dit bien son nom. De tout temps, ce petit quartier populaire et ses terres, achetés dès 1392 par la prospère et éclairée bourgeoisie de la rive gauche, demeura la face populaire de l’opulente ville posée sur l’autre rive.
- Klein Basel
C’est à la périphérie de cet ancien lieu, ce «sous-Bâle» si l’on veut, devenu depuis un des quartiers mélangés et animés de la ville, que Baselworld a planté son vaisseau futuriste, dessiné par les archistars Herzog et de Meuron.
Ce long vaisseau brillant troué au centre de son pont exprime parfaitement, dans le métal et la lumière, la volonté de puissance de MCH, la maison-mère de Baselworld, d’Art Basel, d’Art Basel Miami, sans compter 90 autres foires d’importance.
Un poids lourd, lesté d’une longue expérience, ancré qui plus est dans une ville opulente et cultivée, dont la prospérité et les musées doivent tant à la riche chimie dont les tours ponctuent le proche horizon.
A la tête d’un semblable vaisseau devenu mondial, l’arrogance a peu à peu gagné et a fini par contaminer tous les participants. Le choix et le prix des emplacements ont fait naître des pourparlers byzantins avec les responsables. Des décisions sont tombées, implacables comme le fait du Prince. Et les prix ont explosé à tous les étages (ça avait commencé depuis un bon bout de temps), du mètre carré de stand et de moquette au croissant du matin. Toute la ville semble s’y être mise, même le coiffeur du coin ne rase plus gratis. Pour qui vient de loin (il n’y a pas que des über-riches parmi les riches), Baselworld est devenu carrément prohibitif.
Et du coup, cette année, à force, Baselworld s’est transformée à sa manière en un Klein Baselworld. Elle a perdu quelque 600 exposants, est-il annoncé. Après la saignée déjà subie l’année précédente, glisse-t-on lentement vers un «Baseldorf»?
- Carnaval de Bâle en provenance de Klein Basel
A cet état de fait, les ralentissements successifs des marchés, le franc suisse, l’état géopolitique du monde ont bien évidemment joué leur vaste rôle. Ainsi que, comme l’a souligné en conférence de presse d’ouverture de la foire la directrice de la manifestation Sylvie Ritter, «le fait indéniable que la branche est en mutation et en concentration. D’où le renforcement des plus puissants». Punkt. Schluss.
C’est vraiment tout ce qu’il y avait à dire? Baselworld n’aurait donc aucune responsabilité dans cet état de fait?
Un déroulé de consensus bourré de silences
La conférence de presse de la veille de l’ouverture officielle de Baselworld est un rituel déjà rodé depuis longtemps. Généralement morne et consensuelle, parfois animée pourtant de quelques questions pertinentes de médias souvent étrangers, elle a changé opportunément de forme cette année, sans doute sous les conseils de quelque agence éloignée du terrain. Opportunément?
Sous les apparences plus décontractées de gentlemen assis dans leurs fauteuils design, on avait pourtant l’impression d’une conférence de presse quelque peu soviétique. Un déroulé de consensus bourré de silences.
Et avant qu’une seule question ne puisse être posée par la presse internationale, comme il était jusqu’ici de coutume, on a fait vite venir le photographe pour immortaliser le podium et en avant les tambours - sans même les fifres!
- Carnaval de Bâle sur la Marktplatz
La fonction première de ce changement de rituel était précisément d’éviter à tout prix les questions, et ce au moment où elles sont insistantes et nombreuses à se poser: comment analyser cette perte massive d’exposants en deux ans? On n’en saura rien. Ou pas grand chose. Pire, on a voulu nous faire passer des vessies pour des lanternes.
Face aux mutations si rapidement évoquées, Sylvie Ritter a déclaré que deux solutions s’offraient à Baselworld: «l’expansion ou la concentration. Nous avons choisi la concentration!».
Et d’ajouter que désormais, «Baselworld veut fédérer l’élite de la branche dans sa diversité», un nouveau slogan, sans doute le fruit de nombreux brainstorming. Mais un slogan vide de sens et, qui plus est, un peu méprisant pour tous ceux qui, petit ou grands, ont déjà quitté le navire. Demandez par exemple à Hermès ce qu’ils en pensent.
Faire passer la désaffectation des troupes pour une stratégie
La «concentration», un choix, vraiment? En 2016, MCH a engrangé un bénéfice net de 34,3 millions de francs. En 2017, elle a du inscrire des amortissements exceptionnels à la hauteur de 102,3 millions «en raison de corrections sur la valeur des halles d’exposition, nécessaires en raison de la réduction du format de Baselworld 2018».
René Kamm, directeur général de MCH et d’habitude grand ordonnateur de cette conférence de presse rituelle, était singulièrement absent cette année, lui qui a officiellement annoncé une baisse de revenus de 40 millions de francs suite à la réduction du nombre d’exposants à Baselworld. Mais en parler en transparence n’est pas à l’ordre du jour.
Il faut simplement avaler la pilule et y voir une stratégie volontaire de concentration qualitative. La maison brûle, ou tout du moins le métal du bâtiment chauffe dangereusement, mais «tout va bien Madame la Marquise, c’est une stratégie».
Alors qu’à Genève on est en train de fourbir ses armes, que le SIHH gonfle d’année en année, que les autorités de la Ville poussent à ce que leur cité devienne le rendez-vous horloger le plus important de l’année, et tandis qu’à Bâle de nouvelles désaffections sont d’ores et déjà annoncées pour l’année prochaine, on voudrait ainsi nous faire croire que le salut de Baselworld se trouve précisément dans cette diminution des exposants - et donc des visiteurs et des médias.
Et pourtant: l’âme de Baselworld, son intérêt formidable pour l’ensemble de la branche horlogère était précisément dans le mélange, grands, petits et moyens tous sous le même toit. Farouches indépendants et grosses machines industrielles, tous réunis pour une semaine d’échanges en tous sens. Non! A ce salutaire brassage démocratique, Baselworld préfère - ou se retrouve obligée de préférer - la gentrification. Tout le monde va y perdre.
Pas une once d’autocritique, donc, pas le moindre soupçon de doute. Plutôt que de pratiquer la transparence - au moins partielle - Baselworld se drape dans son orgueil blessé. Et pendant ce temps, en coulisses, les mêmes pratiques se poursuivent.
Une toute petite anecdote en dit long: un des membres de notre équipe cherchait à changer quelques billets de 100.- francs suisses en billets de 50.- francs suisses. Au guichet officiel de Baselworld, on veut bien faire cette petite opération, mais on demande 2.- francs par billet changé! De francs suisses en francs suisses, donc. Un tout petit détail, une pingrerie de plus mais qui, dans le contexte actuel, semble montrer que Baselworld est prêt à tout pour gagner quelques francs. Klein Baselworld!
Et vive le carnaval!