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Jeu de go entre Bâle et Genève

ÉDITORIAL

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mars 2019


 Jeu de go entre Bâle et Genève

La récente annonce d’une coordination des dates du SIHH de Genève et de Baselworld pour 2020 n’est qu’une manche de plus dans le long jeu territorial mené depuis longtemps entre les deux salons internationaux. Mais la partie de go n’est pas terminée et le vainqueur - s’il y en a un - n’est peut-être pas celui qu’on croit.

D

ans un article de 2017 de la Harvard Business Review intitulé «Ce que nous apprend le go sur la conduite des affaires», deux chercheuses, Anne-Laure Boncori et Lorraine Brice, détaillent les trois principes essentiels du jeu de go : Commencer par les bords ; Rechercher le positionnement avec la plus grande valeur ; Savoir abandonner en temps voulu. Contrairement aux échecs, qui est un jeu de positionnement et de mouvements incessants, le go est un jeu de territoire et d’encerclement. Et c’est là précisément ce qui se déroule en ce moment entre les deux grands rendez-vous horlogers internationaux que sont Baselworld et le SIHH.

Commencer par les bords

Fondé en 1991 à Genève, le SIHH a bel et bien commencé sa longue partie de go par les bords, c’est à dire par ce qui était le plus directement «contrôlable», soit les trois marques que le dénommé groupe Vendôme possédait alors - Cartier, Piaget et Baume & Mercier – auxquelles se joignirent Gérald Genta et Daniel Roth, deux maisons alors indépendantes. A partir de ce petit «bord» qu’il contrôlait, le SIHH agrandit graduellement son territoire au fil des nombreuses acquisitions du groupe et de quelques ralliements. La stratégie, tout comme dans le go, était d’encercler progressivement Bâle pour parvenir à régner à partir du centre du territoire en suivant la seconde règle du go : «Rechercher le positionnement avec la plus grande valeur», en l’occurrence se placer sous la bannière de l’aristocratique Haute Horlogerie.

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Rechercher le positionnement avec la plus grande valeur

Jusqu’à cette année 2019, malgré les défections annoncées par Richard Mille et Audemars Piguet décidés pour d’autres raisons à abandonner totalement le territoire des grands salons horlogers, on pouvait penser que la stratégie territoriale du SIHH était pleinement gagnante.

Dans la partie de go en cours, le Salon genevois était en effet parvenu à conquérir de nouveaux territoires importants au fil des acquisitions du groupe Richemont et à encercler progressivement un Baselworld qui, aveuglé par sa propre arrogance dominatrice, a peu à peu délaissé ses «bords» en leur faisant payer une dîme de plus en plus confiscatoire. Désormais, avec l’ouverture d’un Carré des Horlogers dans lequel figurent les horlogers indépendants les plus importants et les plus doués du moment, flanqué par les puissants territoires annexes venus s’agréger tout autour de lui (soit nombre de marques de première importance venues à Genève pour organiser leurs présentations dans son sillage), le SIHH semblait en passe de maîtriser la partie centrale des territoires du goban aux 361 intersections (le plateau sur lequel se joue le go) et d’avoir fait ainsi de nombreux «prisonniers».

Savoir abandonner en temps voulu

 Jeu de go entre Bâle et Genève

Observateur de toute cette partie, le Swatch Group semblait avoir porté un coup fatal à Baselworld en s’appliquant à lui-même le troisième principe directeur du go : «Savoir abandonner en temps voulu.» Occupant jusqu’alors le territoire central du salon bâlois, le Swatch Group, en se retirant, a laissé derrière lui un immense espace vide. Seuls semblaient encore tenir bon les puissants territoires de Rolex et de Patek Philippe et de quelques autres seigneurs comme Chopard. Positionnées géographiquement sur un des bords du goban, les marques du territoire LVMH semblaient quant à elles indécises, ainsi que d’autres «seigneuries» telles que Breitling ou Chanel. Allaient-elles se rendre à l’adversaire?

C’est alors qu’une nouvelle surprenante vint bouleverser et déséquilibrer la partie en cours dans laquelle le SIHH apparaissait comme le déjà vainqueur, prêt à faire mécaniquement de nouveaux «prisonniers» : les deux territoires opposés annoncèrent vouloir faire alliance en regroupant temporellement leurs territoires respectifs ! Et du même coup, cesser la partie sur un «nul». Sauf que selon certaines règles du go, le nul n’existe pas car celui qui joue le premier avec les pierres noires possède un avantage systématique qui est contrebalancé dans le calcul final par le komi, une compensation offerte aux pierres blanches et qui comporte le seul demi-point connu du jeu de go. Dans tous les cas il y a donc vainqueur, ne serait-ce que d’un demi-point. Quel sera celui de la partie encore en cours?

 Jeu de go entre Bâle et Genève

En coordonnant leurs nouvelles dates dès 2020, soit du 26 au 29 avril à Genève pour le SIHH, suivi immédiatement par Baselworld du 30 avril au 5 mai à Bâle, les joueurs ont chamboulé tous les territoires, qui doivent impérativement être réorganisés au sein d’une nouvelle «confédération». Et à priori, cette réorganisation a tout d’une reconquête territoriale pour un Baselworld qu’on pensait pourtant au bord de l’étranglement. A l’intérieur du SIHH, nombre d’exposants du Carré des Horlogers se posaient anxieusement la question : que choisir? Impossible en effet, ne serait-ce que logistiquement, d’être à la fois présents à Genève et à Bâle, comme ils en avaient l’habitude. Et Baselworld cette année mise très fort sur ces mêmes indépendants créatifs - plus d’autres - avec ses Ateliers annoncés comme étant un des points forts de la manifestation à venir. Tout va donc dépendre de la réussite ou non de cette opération.

 Jeu de go entre Bâle et Genève
L’horloge de Su Song

La question se pose également pour les nombreuses marques exposant dans les grands hôtels genevois et qui, pour la plupart, se retrouvent à Bâle. Le projet d’extension territoriale et d’officialisation de la « Geneva Week» semble donc lui aussi avoir d’un coup pris du plomb dans les ailes : pourquoi et comment exposer à Genève pour aussitôt filer à Bâle? Par ailleurs, d’autres considérations stratégiques entrent en jeu. Breitling et Chanel, qui avaient laissé entendre qu’ils rejoindraient volontiers le SIHH, semblent plutôt inclinés à rester désormais à Bâle. Derrière ces jeux de paravents, on peut voir un effet collatéral du rapprochement annoncé entre Chanel, Breitling et le groupe Rolex autour de la nouvelle et encore mystérieuse manufacture de mouvements Kenissi qui réunit les puissantes trois entités. Rolex aurait-il mis tout son poids dans la balance en faveur de Bâle?

Autre question, le groupe LVMH va-t-il prendre en 2020 l’immense territoire vacant laissé par la désertion du Swatch Group? Un groupe qui, cette année, organise sur son propre territoire une présentation des produits de ses marques de haut de gamme (à partir de Omega et au-dessus), aux mêmes dates que Baselworld mais à Zürich et uniquement réservée aux détaillants.

Au-delà de la question de la validité et de la nécessité, en cette ère de communication électronique et de maîtrise directe des réseaux et des points de vente, du maintien des salons mammifères, ce jeu de go est bel et bien en cours et aucun vainqueur, même au demi-point, n’émerge encore. Tout dépendra de la réussite ou non de Baselworld 2019. La manifestation bâloise saura-t-elle opérer sa mue sociétale, comme vient de le faire, brillamment d’ailleurs, le SIHH? On peut aussi se poser la question : en cas de succès de Bâle, le véritable perdant de toute cette partie pourrait-il être le joueur qui s’est retiré, le Swatch Group? Dans cette partie, les demi-points comptent aussi.

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