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Le grand éparpillement

OPINION

avril 2019


Le grand éparpillement

L’horlogerie tire à hue et à dia, et chacun commence à jouer dans son coin. Mon salon, mon expo, mon sommet, mes rencontres. Une stratégie à court terme.

Q

u’est-ce que l’horlogerie en général et les marques qui la constituent en particulier ont à gagner de l’atomisation en cours?

Nous l’avons souvent dit et répété, l’horlogerie n’est que le miroir de la société et des grands courants qui la traversent. Et, en cette période actuelle, un de ces courants majeurs est le repli à l’intérieur de ses propres frontières, la réaffirmation de sa propre souveraineté, la montée d’un nouveau protectionnisme. Les exemples abondent, du Brexit en cours au trumpisme détricotant les alliances établies, pour n’en citer que deux, majeurs.

N’est-on pas plus fort, plus créatif, plus stimulant et stimulé en étant ensemble plutôt que dans un strict entre-soi?

Il semble que l’horlogerie, incertaine de son futur, soit prise de la même frénésie. C’est désormais chacun pour soi: mon salon privé, mon sommet strictement réservé à mes clients, ma foire personnelle, mes invités, mon réseau de boutiques exclusives, mon propre canal de distribution…

On repose la question: est-ce que l’horlogerie a quoi que ce soit à gagner dans cette parcellisation, cet émiettement, cette dispersion «façon puzzle»?

N’est-on pas plus fort, plus créatif, plus stimulant et stimulé en étant ensemble plutôt que dans un strict entre-soi?

Salvador Dali: Montre molle au moment de la première explosion
Salvador Dali: Montre molle au moment de la première explosion

Un symptôme de peur

A y regarder de plus près, ce repli à l’intérieur de son propre château est un symptôme de peur et non pas une démonstration de force. L’horlogerie est déboussolée. Elle se sent, sans se l’avouer à elle-même, en voie de marginalisation. La montre n’est plus cet objet central de la modernité, combinant beauté, personnalité et utilité. Elle est devenue un accessoire parmi tant d’autres, dont il est facile de se dispenser.

L’heure, sa fonction primordiale, étant à présent partout disponible avec une précision atomique, la montre est devenue un objet de pur luxe. Quel que soit son prix, c’est quelque chose d’inutile, de «gratuit» mais qui rassure sur soi-même, sur son propre statut social, sur sa personnalité. Si vous avez besoin d’un véritable outil, la montre connectée est là. Mais ce n’est plus de l’horlogerie, c’est de l’électronique embarquée et plus ou moins bien emballée. On l’appelle encore «montre» mais par défaut, parce qu’elle en occupe la place au poignet.

Concentrer les projecteurs

Tout ça ne veut pas dire pour autant que l’horlogerie va disparaître des radars. Mais son signal pâlit et elle a certainement perdu de sa place centrale. Elle a besoin qu’on parle d’elle. En quittant un Baselworld ou un SIHH, les marques font peut-être des économies sur le court terme mais ne font que s’affaiblir collectivement sur le long terme.

Si tout à coup tout le monde parle de cinéma, c’est parce qu’il y a le Festival de Cannes ou la cérémonie des Oscars. Et si tout à coup tout le monde parlait d’horlogerie, de toute l’horlogerie, c’est parce qu’il y avait un Baselworld ou un SIHH, formidables caisses de résonance, s’adressant à une audience mondiale bien plus large et bien plus diverse que les seuls «amis» et affidés de telle ou telle marque, triés sur le volet et réunis en conclave privé.

Si tout à coup tout le monde parle de cinéma, c’est parce qu’il y a le Festival de Cannes ou la cérémonie des Oscars.

L’horlogerie se prend souvent pour le centre du monde et de l’attention, mais c’est péché d’orgueil. Pour exister, elle a besoin d’attirer les projecteurs sur elle, en réunissant une fois ou deux l’an tous ses acteurs, petits et grands, groupes et indépendants.

La stratégie du cavalier seul peut être efficace pour tel ou tel. Mais si tout le monde s’y met, imaginez l’enfer, pour les détaillants - oui, il en reste -, les journalistes, toute la «communauté». Si tout s’éparpille, le vent ramassera les feuilles mortes.

Un exemple: qui a parlé des nouveautés du Swatch Group absent de Baselworld et retiré à Zurich, bien loin des projecteurs? Elles seront distillées au compte-goutte, éparpillées. Pas sûr que ce soit vraiment la bonne piste.

Le grand éparpillement

P.S. Au moment de boucler cet article, nous apprenons que LVMH a décidé de rester à Baselworld. Bonne nouvelle.