a définition des métiers d’art en horlogerie a longtemps fait consensus et se résume souvent à quatre pratiques artisanales ancestrales: l’émaillage, la gravure, le guillochage et le sertissage. Lors d’un récent échange, la maison genevoise Vacheron Constantin, pour qui les métiers d’art jouent «un rôle prépondérant dans l’identité même de la Maison», nous rappelait ainsi que son savoir-faire s’articule essentiellement autour de ces quatre piliers.
Selon l’histoire et l’héritage de chaque maison, une technique peut se révéler plus prépondérante qu’une autre. C’est naturellement le cas du sertissage pour les grandes maisons joaillières, à l’image des marques Chopard ou Cartier. Cette dernière associe en horlogerie des sertissages traditionnels de la joaillerie – tels que le serti grain ou le serti à culasse inversée – tout en innovant, notamment avec le serti pelage.
Ténacité individuelle
L’émaillage, le guillochage et la gravure doivent leur sauvegarde à la ténacité de quelques dirigeants, notamment à la famille Stern, propriétaire de la maison Patek Philippe. «Nous avons toujours aidé à préserver les métiers d’art, même lorsque la demande n’était pas au rendez-vous, partageait récemment Philippe Stern, président d’honneur de la marque. Nous avons toujours beaucoup donné de travail aux artisans pour qu’ils maintiennent leur dextérité et perpétuent la tradition.»
L’émailleuse Anita Porchet, lauréate du prix Gaïa en 2015, le confirme: «Je dois beaucoup à Philippe Stern. Il m’a permis de me mettre à mon compte, d’embaucher des apprentis désireux d’apprendre le métier d’émailleur et n’a pas exigé d’exclusivité. C’était formidable!» (Lire «L’émaillage pluriel d’Anita Porchet» dans notre édition 2/2024).
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- Patek Philippe Golden Ellipse Cacatoès à huppe jaune 5738/50J-011 (2025), qui met en valeur un subtil dégradé de tonalités chromatiques grâce à la combinaison d’émail cloisonné et de peinture miniature, attribuée à l’atelier de la maître émailleuse Anita Porchet.
Déjà, Henri Stern, prédécesseur de son fils Philippe à la présidence de la maison et artiste à ses heures perdues, avait largement contribué à la sauvegarde de l’émaillage dans la seconde moitié du 20ème siècle, notamment grâce à la collaboration de Suzanne Rohr.
Frontières poreuses
Si la préservation de ces artisanats fait aujourd’hui consensus au sein de l’horlogerie, leur définition s’est peu à peu élargie à de nouveaux domaines d’excellence.
Longtemps confinés à l’ornement des cadrans et des boîtiers, nombreux sont ceux qui considèrent désormais que certaines décorations et finitions réalisées à la main sur des composants du mouvement relèvent tout autant d’un savoir-faire ancestral en péril (lire «Le renouveau des finitions» dans cette édition). L’anglage, le berçage ou encore le poli bloqué partagent sans nul doute les valeurs de précision et de ténacité chères aux métiers d’art.
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- La Patek Philippe Golden Ellipse réf. 5738/1R (2024) rend hommage à la tradition chaîniste avec ce rare bracelet composé de plus de 300 maillons assemblés manuellement.
Par ailleurs, encouragées par l’intérêt grandissant des collectionneurs, certaines marques pionnières ont favorisé l’émergence de nouvelles pratiques, jusqu’alors totalement inédites en horlogerie.
Chronologie d’une innovation
S’il ne fallait en nommer qu’une, ce serait la marqueterie. Dès les années 1990, la manufacture Jaeger-LeCoultre et son CEO Henri-John Belmont collaborent avec la maison Philippe Monti de Sainte-Croix pour réaliser une série de quatre cabinets marquetés destinés à la pendule Atmos. Cette mission est confiée à l’artisan Jérôme Boutteçon (lire «Jérôme Boutteçon, premier maître artisan de la marqueterie sur cadran» dans notre édition 2/2024), Meilleur Ouvrier de France en 1994, alors employé de la maison Monti.
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- Patek Philippe Golden Ellipse Blue Leaves (2025) en émail cloisonné et émail paillonné, enrichie de peinture miniature.
Après un premier essai concluant de marqueterie sur écrin, Philippe Stern, alors président de Patek Philippe, engage Jérôme Boutteçon et Philippe Monti sur une nouvelle voie: appliquer la marqueterie de bois à un cadran de montre. Leurs efforts aboutissent en 2008 avec Les Grues couronnées du Kenya, une première qui marque également le début d’une longue collaboration avec Jérôme Boutteçon. Ce dernier, aujourd’hui employé chez Patek Philippe, «signe» le prodigieux Portrait de Samouraï, modèle phare des collections Haut Artisanat de 2023 (lire aussi l’article en Une de ce numéro), et favori de l’actuel président de Patek Philippe, Thierry Stern: «Outre sa beauté et son expressivité, ce petit tableau, réalisé sur le fond du boîtier, représente une prouesse technique sans précédent. Il réunit près de 1’000 pièces et incrustations de bois sur un diamètre d’à peine 38 mm pour une épaisseur de seulement 0,6 mm. C’est l’exemple le plus abouti de cette technique au niveau mondial.»
L’héritage
La pépinière Monti a favorisé l’émergence rapide et la diffusion de la marqueterie dans l’horlogerie. Bastien Chevalier, élève de Jérôme Boutteçon chez Monti, y contribue largement en collaborant sur plusieurs projets pour Michel Parmigiani, Vacheron Constantin ou, plus récemment, Louis Erard. Il encourage également la marqueteuse Rose Saneuil à tenter sa chance dans cet univers. Installée à Montrouge, près de Paris, l’artisane décroche en 2013 son premier projet horloger chez Piaget.
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- Vacheron Constantin Les Cabinotiers Le Temps Divin “Ode to Izanagi” (2024), avec un cadran «flinqué» conjuguant gravure et émaillage, évoque le mythe fondateur du Japon.
Lors d’une récente visite dans son atelier, la diplômée de l’école Boulle exprimait son goût pour la «rencontre des matières». Au-delà des nombreuses essences de bois qu’elle utilise — sycomore, platane maillé, amarante, loupe de noyer… —, elle travaille aussi l’or en feuille, l’os, la paille, la nacre, le cuir, le zinc, le galuchat, le parchemin, le laiton, mais aussi des matériaux plus inattendus tels que les élytres de scarabée, la coquille d’œuf, l’ardoise, la plume, les pétales d’immortelles et même le quartz. Une longue liste qui lui confère une singularité dans le monde restreint de la marqueterie miniature et qui s’affirme à chaque projet pour des maisons prestigieuses, de Piaget à Montblanc, en passant par Louis Vuitton.
Lors d’une récente visite à La Fabrique du Temps Louis Vuitton, son co-fondateur Michel Navas confirmait: «Les compétences de Rose Saneuil sont tellement spécifiques que nous avons eu recours à elle sur plusieurs projets.»
Le meilleur des mondes
Les émailleuses Anita Porchet, Vanessa Licci, Inès Hamaguchi, la graveuse sur métal Jeanne-Valentine Ulrich, les marqueteurs Bastien Chevalier et Rose Saneuil, ou encore les ateliers spécialisés de Christophe Blandenier et Olivier Vaucher vous le confirmeront: leur indépendance économique et la préservation de leur savoir-faire reposent sur la volonté des horlogers de les associer à de nouveaux projets.
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- La Piaget Undulata (GPHG 2023) fait appel aux mains expertes de l’artiste multi-matières Rose Saneuil, qui assemble ici paille, parchemin, sycomore, cuir et élytre.
Pour ces derniers, cependant, les enjeux sont plus complexes, comme nous le confiait la marque Bvlgari, qui recherche «un vrai équilibre entre les deux approches». La maison romaine, qui vient d’inaugurer un atelier Artmanship au sein d’un bâtiment dédié aux activités d’habillage (cadrans et boîtiers) à Saignelégier, explique ainsi: «Il s’agit d’intégrer certaines compétences clés en interne pour garantir la qualité et la confidentialité, tout en maintenant des collaborations avec des artisans d’art indépendants afin de bénéficier de leur expertise et de leur flexibilité.»
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- La Bvlgari Diva’s Dream (2023), présente une délicate marqueterie de plumes naturelles dans une palette chromatique allant des bleus aux verts, comme seule la nature sait les produire.
Chez Vacheron Constantin, une approche pragmatique similaire semble se dessiner. Pour la maison genevoise, pour qui «l’intégration des Métiers d’Art constitue un pilier fondamental», ces collaborations externes contribuent à «l’enrichissement des collections par l’apport de créativité». Point intéressant: la marque considère que ces projets «ne se limitent pas à la création de montres d’exception, mais participent à la stimulation de l’innovation dans sa globalité».
Verticalisation artistique
Globalement, nous assistons à une forme de verticalisation des savoir-faire artistiques chez les grands acteurs de l’horlogerie. Cartier, par exemple, vient de célébrer les dix ans de sa Maison des Métiers d’Art, où officient, selon la marque, plus de «15 professions et 50 artisans».
«L’esprit de ce lieu est unique», explique Karim Drici, directeur industriel de la marque. Pour lui, cette ancienne ferme de style bernois abrite des professionnels capables de «préserver et transmettre des Métiers d’Art souvent oubliés ou peu pratiqués, dans une dynamique où l’innovation a toute sa place».
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- À l’intérieur de la Maison des Métiers d’Art de Cartier, une ferme restaurée du XVIIe siècle où une cinquantaine d’artisans se spécialisent dans les métiers d’art.
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- La Ronde Louis Cartier Panthère Métiers d’Art (2025) dévoile un cadran en nacre et laque blanche, avec des feuilles ajourées au style «paillons» et une panthère en nacre laquée noire.
Dans cette même logique, Patek Philippe vient d’investir dans le sertisseur Salanitro, tandis que le graveur Dick Steenman a intégré La Fabrique du Temps Louis Vuitton.
De nombreux projets récents prouvent cependant que les marques et les indépendants continuent à concevoir ensemble des pièces d’une rare inventivité artistique. Comme le souligne Michel Navas: «Nous ne pourrons jamais tout faire; il faut continuer à dialoguer avec les indépendants. Ces petites structures sont très créatives.»
Recruter, fidéliser
Une enquête menée en 2023 par l’Atelier des Chefs (entreprise française spécialisée dans la formation aux métiers manuels) révèle que «37% des salariés souhaiteraient une reconversion dans l’artisanat». Cet engouement inédit touche toutes les générations et tous les milieux socio-professionnels, un phénomène en partie amplifié par les confinements successifs. L’horlogerie suisse en profite, d’autant plus qu’elle bénéficie de l’attractivité de son franc fort et de salaires plus élevés que ceux de ses voisins directs.
Chaque marque doit donc élaborer des stratégies pour recruter et fidéliser ces nouveaux talents. Bvlgari accueille ainsi des écoles «plusieurs fois durant l’année», tandis que Vacheron Constantin met en place des «formations solides» et incite ses artisans à «diversifier leur expertise» en développant des pratiques complémentaires comme l’émaillage et la gravure.
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- Jaeger-LeCoultre Reverso Tribute Enamel Shahnameh «Rustam Pursues Akvan» (2025), avec au recto un émail «flinqué» alliant guillochage et émaillage, et au verso un émail en peinture miniature inspiré d’une œuvre persane attribuée à Muzaffar ‘Ali, peinte vers 1530-1535.
Le groupe Richemont, quant à lui, dispose d’un large vivier d’apprentis grâce à sa propre école d’émaillage (Campus Richemont) ainsi qu’à son Institut Horlogerie Cartier.
Michel Navas rappelle que, pour «capter de nouveaux talents» destinés aux marques Daniel Roth, Gérald Genta et Louis Vuitton, «les projets doivent les enthousiasmer. L’intérêt pour le métier dépasse la seule question de la rémunération.»
Le dialogue entre les techniques
S’il y a une constante dans les métiers d’art du 21ème siècle, c’est bien l’usage des techniques mixtes. Thierry Stern évoque sa «passion» pour ces pratiques: «Elles nous permettent de laisser libre cours à notre inventivité et de renouveler la tradition de marier les métiers de haut artisanat en produisant des décors toujours plus étonnants et exclusifs.» De nouvelles matières font leur entrée en marqueterie, tandis que les avancées industrielles récentes instaurent un dialogue permanent entre artisans et ingénieurs.
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- La Rolex Oyster Perpetual Datejust 31 Azzuro Blue allie soleillage traditionnel et gravure au laser femtoseconde
Dans un témoignage rare, David Riboli, responsable des prototypes de montres Rolex et expert en cadrans, présentait plusieurs modèles en pierre naturelle et en nacre. La noblesse de ces matériaux organiques ne traduit-elle pas également une approche artistique?
Chez Rolex, cette sensibilité s’appuie sur des installations «complexes et rares sur le marché», ouvrant la voie à des projets encore inimaginables il y a quelques années. Comme le souligne David Riboli: «Nous sommes parvenus à composer un décor de petites fleurs en conjuguant un soleillage traditionnel avec des gravures réalisées au laser femtoseconde.»
Vers une double signature?
Les métiers d’art en horlogerie du 21ème siècle offrent une surprenante diversité de techniques, de matières et d’outils. Le dialogue constant entre artisans, artistes et ingénieurs permet aujourd’hui de donner naissance à des œuvres horlogères d’une puissante originalité.
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- La Louis Vuitton Escale Platinum Guilloché and Grand Feu Enamel (2025) propose un exemple d’émail «flinqué» avec un guillochage en sous-couche de l’émail.
Ce constat ne doit pas pour autant occulter les artisans de l’ombre, ces indépendants méconnus du grand public. À l’instar de Piaget, qui mentionne ouvertement ses collaborateurs externes, d’autres, comme Louis Vuitton, lui emboîtent le pas.
Rencontrée dans son atelier genevois, la graveuse sur métal Jeanne-Valentine Ulrich rêve à haute voix de «briser la chape qu’on nous impose pour que chacun s’épanouisse dans son chemin artistique et soit légitime».
À notre tour de rêver et d’imaginer – comme c’est déjà le cas pour l’émailleuse Anita Porchet – une généralisation de la double signature sur les cadrans des métiers d’art: celle de la marque associée à l’artisan. Nul doute que l’ensemble de l’écosystème horloger en sortirait grandi.