orsque nous arrivons dans les bureaux du vénérable Victoria Hall de Genève, nous patientons un peu: Steve Roger, le directeur de l’Orchestre de la Suisse Romande (OSR), est en pleine discussion avec le fameux violoniste Renaud Capuçon, en préparation d’une nouvelle performance sur scène. Une grande complicité les unit: le premier a été l’agent du second durant plusieurs années.
C’est la force de Steve Roger, qui est revenu à la tête de l’institution sept ans après l’avoir quittée et qui a su en quelques années faire bondir sa fréquentation tout en multipliant les formats de concerts et d’expériences: son activité en tant qu’agent lui a donné une expertise directe quant aux meilleures méthodes pour rendre un soliste, un chef ou un orchestre «bankable».
Des méthodes qu’il sut déployer à son retour dans son institution de cœur. Et qui ne sont pas sans rapports avec ce qui rend l’horlogerie, cet autre grand savoir-faire local, si courue aujourd’hui. Notre rencontre.
Europa Star: Vous avez passé 18 ans en tout à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande mais, fait assez rare, en deux séquences: une première jusqu’en 2012, puis un retour à partir de 2019. Pourquoi ce départ… et pourquoi ce retour?
Steve Roger: Au moment où je suis parti en 2012, je m’étais fait la réflexion que ce n’était pas forcément une bonne chose que de rester dans une institution «ad vitam aeternam». Pour qu’une institution – quelle qu’elle soit – soit toujours en mouvement, il faut changer parfois la tête. J’avais 28 ans lors de ma première nomination et j’ai annoncé mon départ sans savoir ou ma vie professionnelle allait m’amener, cela a surtout été rafraichissant pour moi. J’ai ensuite reçu de nombreuses propositions et j’ai choisi d’être agent et producteur indépendant. C’est un atout de connaître ces métiers.
En revanche, suite à mon départ, l’OSR a eu du mal trouver quelqu’un qui stabilise l’institution: elle a connu plus de trois directeurs différents en sept ans seulement. Mon départ aurait pu être positif pour l’Orchestre; cela n’a pas été le cas. En 2019, on m’a demandé de l’aide… je n’ai pas hésité! Je ne suis pas dogmatique: si des personnes restent longtemps à leur poste, cela signifie peut-être aussi que cela fonctionne bien. En revenant, j’ai retrouvé 70%des effectifs qui étaient déjà là en 2012. Il y avait donc heureusement une stabilité de ce côté-là et un rapport déjà en place avec moi.
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- Steve Roger, directeur général de l’Orchestre de la Suisse Romande
- ©G. Maillot / point-of-views.ch
Comment avez-vous abordé ce retour?
Avec plus de maturité, de métier et d’expérience… et donc plus de liberté, car je ne ressentais plus le même besoin de prouver ma légitimité qu’à mes débuts. Cette liberté me permet aujourd’hui d’être beaucoup plus audacieux dans la direction de l’Orchestre. Je suis revenu dans une institution connue mais avec l’objectif d’apporter de nouvelles choses. Du reste, les conditions étaient particulières: mon retour est survenu en octobre 2019, juste avant la pandémie...
En horlogerie, même si cela se fait plus rare, on voit encore des personnes qui passent de l’établi à la direction. Est-ce qu’un directeur d’orchestre doit forcément avoir été un musicien professionnel, un concertiste?
Pas du tout! Depuis que j’ai 15 ans, mon objectif était de travailler dans un orchestre de manière générale, jamais comme musicien ni forcément comme directeur général: régisseur de scène m’aurait tout à fait convenu. J’étais avant tout attiré par l’environnement de l’orchestre. J’ai fait un premier stage à 18 ans, à l’Opéra de Lyon, qui m’a mis le pied à l’étrier. Outre l’OSR, j’ai également repris la direction par interim de l’Orchestre National de France pendant un an. Cette expérience, je l’ai aussi amenée lors de mon retour à Genève. J’ai tout appris de l’OSR, maintenant je peux bien volontiers lui rendre un peu de mon expérience.
Quels ont été vos principaux défis à votre retour?
Le défi le plus important était lié à la fréquentation, avec une moyenne de 60% seulement des places occupées. Il y avait aussi un problème avec le niveau des chefs et solistes invités, qui n’était pas en adéquation avec celui de l’orchestre. Par ailleurs, comme évoqué, l’orchestre avait besoin de retrouver une forme de stabilité: l’équipe que je retrouvais connaissait heureusement déjà mon style de gestion – quand je mets en place une stratégie, je la suis, je suis plutôt un rassembleur. Ils m’ont fait confiance et en six ans, nous sommes passés de 2’500 à 6’000 abonnés et à une occupation moyenne de 95%.
Comment?
Nous avons travaillé sur plusieurs plans. D’abord, les musiciens avaient besoin de chefs invités qui les motivent, qui les «challengent» et qu’ils respectent fortement. L’envie d’aller plus loin, de se dépasser est le moteur d’un musicien. Nous avons fait monter le niveau des chefs et solistes invités. Pour cela, j’ai notamment fait jouer les relations que j’avais pu nouer lors de mes expériences hors de l’OSR. J’ai travaillé avec de grands chefs comme Daniele Gatti, avec qui j’ai développé une amitié et une complicité. Mais attention: si la première fois, des chefs de très haut niveau ont pu venir grâce à ces relations personnelles, ils ne reviennent que si l’orchestre se donne sans réserve. C’était essentiel pour moi de les attirer à Genève pour qu’ils se rendent compte du niveau incroyable de cet orchestre et qu’ils soient motivés à collaborer à long terme. C’est grâce aux musiciennes et musiciens qu’ils reviennent maintenant régulièrement.
Quels autres facteurs avez-vous fait jouer pour augmenter la fréquentation?
Le marketing. Vous savez ce que l’on dit: quand on ne remplit pas une salle, c’est la faute du marketing; mais quand on y parvient, c’est uniquement grâce à la qualité de la prestation! Il faut les deux. J’ai donc eu recours à des outils marketing que j’avais expérimentés à travers mon agence. Aujourd’hui, on ne va pas chercher de nouveaux abonnés comme lors de mon premier mandat il y a 15 ans. C’est comme pour une belle montre: si vous voulez qu’il y ait du monde pour l’admirer, il faut la présenter de la meilleure manière et dans un bel écrin. La saison prochaine, l’Orchestre participera à l’une de ses plus belles tournées, à Vienne, à Berlin, à la Philharmonie de Paris et à l’Elbphilharmonie d’Hambourg pour la première fois.
À côté de cela, nous avons travaillé sur une programmation très éclectique, avec des raretés et des «tubes», des compositions d’aujourd’hui et des ciné-concerts, avec un seul objectif: une qualité de très haut niveau. Grâce à la complicité avec Charlotte de Senarclens, Présidente de la Fondation de l’OSR, j’ai le sentiment que tout est facile. Nous avons innové avec une expérience immersive de réalité virtuelle: l’OSR dans votre casque, comme si vous y étiez! Cela n’a pas pour objectif de remplacer le concert en salle, mais cette innovation nous place à la pointe du progrès en matière de diffusion. La moyenne d’âge a baissé mais ce serait une erreur d’être obsédé par l’idée d’attirer les 15-35 ans uniquement, chaque programme est pensé pour un public varié, les abonnés, les scolaires, les familles...

Quels liens pouvez-vous percevoir entre le monde horloger, si présent dans notre région, et l’OSR?
On pense tout de suite à la précision et à la maîtrise du tempo, capitale en musique. C’est le mouvement qui distingue avant tout un chef d’un autre. Selon l’interprétation, une même partition d’un grand Wagner peut durer 20 minutes de plus ou de moins! Le chef d’orchestre est le maître du temps, il est le cœur, qui donne la pulsation à l’ensemble.
Quelle place donnez-vous aux créations de compositeurs suisses?
Nous avons la chance d’avoir de grands compositeurs suisses, que nous mettons en avant sans que ce ne soit un «prétexte» ou une obligation parce que nous sommes suisses: ils sont joués dans le monde entier par les plus grands orchestres! En septembre, nous ouvrirons la saison avec une création du compositeur schaffhousois Beat Furrer avec Francesco Piemontesi au piano. Nous venons aussi d’enregistrer un disque de Dieter Ammann dont je suis très fier. Michael Jarrell a été en résidence à l’OSR en 2023-24. Et bien entendu, les deux plus grands compositeurs de l’histoire suisse, Franck Martin et Arthur Honegger, figurent régulièrement dans notre répertoire.
Comment vous financez-vous?
Aujourd’hui, un orchestre en Europe ne peut pas fonctionner autrement qu’avec une grande part de subventions publiques et de fonds privés. Cela permet de proposer un tarif de place accessible à tous. Le public est habitué à payer le même prix pour un récital de piano ou un orchestre symphonique, pourtant ces deux configurations n’ont pas le même coût. Beaucoup viennent au concert sans se poser cette question. Mais c’est uniquement grâce aux subventions que nous pouvons proposer un billet dès 7 CHF. Notre subvention prévoit aussi la présence de l’Orchestre dans la fosse du Grand Théâtre, ce qui représente 40% de notre activité sans recettes de billetterie.
Quels sont vos principaux défis?
Le premier reste de convaincre le monde politique que l’orchestre est une nécessité dans une ville qui entend rayonner au niveau international comme Genève. Les résultats de notre fréquentation démontrent que le public est là, qu’il en demande même plus. Pour qu’une ville puisse attirer des entreprises et renforcer son positionnement, la musique à ce niveau est indispensable. Genève est une des villes dans lesquelles il fait bon vivre. S’il n’y avait pas une grande activité culturelle, elle perdrait rapidement sa place. Au même titre que la sécurité ou le dynamisme économique, c’est un prérequis pour son attractivité. C’est un critère fort dans le choix de s’y installer ou non, notamment en famille. Notre orchestre est une magnifique mécanique; nos concerts, des moments d’émotion dont vous vous souviendrez toute votre vie – c’est quelque chose qui se transmet, qui se partage, au même titre, peut-être, qu’une belle montre!