ranco Cologni est un personnage vraiment à part au sein de l’industrie horlogère. Dirigeant en tous points atypique, il ne sort ni d’une grande école de commerce ni d’une dynastie d’industriels ni d’une multinationale mais… du théâtre et du journalisme. En rien adepte de la langue de bois institutionnelle, il est aussi connu pour ses coups de gueule, ses emportements contre «les cons», ses idées visionnaires et ses gourmandes manœuvres de cardinal de la Renaissance.
Lesté d’une forte culture classique, littéraire et artistique, ce natif de Milan, où il a vu le jour en 1934, a occupé nombre de postes dirigeants dans la galaxie Cartier-Vendôme, qu’il a contribué à transformer en groupe Richemont dont il est devenu l’éminence grise aux côtés de son ami Johann Rupert. Nous y reviendrons plus bas mais d’emblée il nous faut souligner une de ses autres caractéristiques essentielles: homme de culture plus que d’argent, il a multiplié la création de fondations dédiées à sa profonde et vibrante passion pour l’artisanat et les métiers d’art.
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- Franco Cologni et Johann Rupert, créateurs de la Michelangelo Foundation et de la Biennale Homo Faber de Venise.
Aucun autre dirigeant horloger n’a à ce point investi autant d’énergie dans ce qu’il jugeait – de façon prémonitoire – comme essentiel et central non seulement pour l’horlogerie mais aussi pour l’évolution sociétale en général. Qu’on en juge: en 1995, il crée l’importante et très active Fondazione Cologni dei Mestieri d’Arte; en 2003, soucieux de la transmission des savoirs, il inaugure la Creative Academy de Milan; en 2005, il lance la Fondation de la Haute Horlogerie (FHH) à Genève; puis en 2016, avec Johann Rupert, la Fondazione Michelangelo, qui réunit des milliers d’artisans du monde entier et organise entre autres la superbe biennale Homo Faber de Venise.
«La culture, c’est la vérité»
Comme il nous l’a déclaré d’emblée lorsque nous l’avons rencontré à Milan en juin 2025 dans les magnifiques bureaux de sa Fondazione Cologni, «la culture, c’est autre chose que le marketing, la culture c’est la vérité, ce n’est pas seulement raconter des histoires. Et il n’y a pas de culture sans métiers d’art, cette vérité du geste. Les métiers d’art, c’est la main associée à l’esprit, qui permet d’approfondir cette recherche de la vérité.»
Parmi bien d’autres, un des exemples les plus frappants de cette approche culturelle mise au service de l’horlogerie est l’exposition qu’il organisa en 2004 à Pékin pour le compte de Richemont, première à porter déjà le nom de «Watches & Wonders». Il s’agissait alors de faire mieux connaître les marques du groupe au public chinois. Mais plutôt que d’organiser comme tant d’autres de fastueuses soirées emplies de people, Franco Cologni réussit, non sans difficultés, à persuader les autorités pékinoises de l’autoriser à monter une imposante exposition historique et culturelle dans le temple Tai Miao, édifié en 1420 à la porte de la Cité Interdite, temple qui contenait autrefois les cendres des défunts empereurs.
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- ©Europa Star 5/2004
Comble de raffinement historico-culturel, le logo chinois de l’exposition avait été calligraphié par le petit frère du dernier empereur de Chine, Pu Yi (pour l’anecdote, le vieil homme, présent à l’inauguration, était le seul et le dernier à porter un costume Mao). A l’intérieur du temple, toute l’histoire de l’horlogerie était évoquée à travers des pièces muséales et chaque marque, à commencer par la plus ancienne, Vacheron Constantin, fondée en 1755, qui présentait sa propre longue histoire.
Des artisans – des maîtres-horlogers, des émailleurs, des graveurs, des joailliers – présentaient leur travail et démontraient leurs techniques. «A l’envers de toute ambition de conquête, notre stratégie n’était pas d’imposer quoi que ce soit mais bien plus de persuader et de convaincre à travers le soft power de la culture», expliquait alors Franco Cologni.
Un exemple qui, à notre sens, illustre parfaitement la spécificité et la singularité de l’approche culturelle conceptualisée par Franco Cologni tout au long de sa carrière.
Les racines
«Tout jeune, j’ai entamé une histoire d’amour avec la culture», nous explique-t-il. Et, dans le Milan d’après-guerre, cet amour a pris racine dans le théâtre. «Mon mentor a été Paolo Grassi1 qui, avec Giorgio Strehler2, a créé le fameux Piccolo Teatro de Milan en 1947. J’ai commencé à faire le costumier, puis je suis devenu accessoiriste, à rechercher des objets par exemple pour la Commedia dell’Arte, et scénographe. J’ai aussi très tôt été fasciné par les marionnettes qui, en fait, permettent d’exprimer une grande vérité humaine. Et je suis toujours resté fidèle à la marionnette.»
En témoigne une splendide marionnette à ses traits, assise dans son imposante bibliothèque. En parallèle à son activité théâtrale, Franco Cologni, qui a étudié les lettres et la philosophie, devient enseignant en Histoire du Théâtre et du Spectacle à l’Université Catholique de Milan. Puis en 1962, il se tourne aussi vers le journalisme, publiant articles, essais et livres sur le théâtre, le cinéma, la télévision et la communication. Rien, a priori, qui le prédisposât à devenir un des transformateurs majeurs de l’industrie horlogère. Mais c’était sans compter sur son amour de la beauté et de l’objet artisanal…
En 1969, en effet, ce fumeur invétéré fonde la Tobako International. Un tournant va s’opérer. Avec la Tobako International, il se spécialise dans la fabrication et la distribution d’objets de haut de gamme, dont des briquets. Parmi ceux-ci, il y a le briquet Cartier, le premier Must de la marque qui va remporter un grand succès et devenir leader sur le marché italien. Le sort en est jeté.
En 1973, fort de ce succès, Franco Cologni va créer pour le compte de Cartier sa première filiale italienne au monde qui incorporera la Tobako International, donnant naissance à la première entreprise multi-produits du secteur du luxe, inaugurant des boutiques dans les plus prestigieuses avenues de toutes les villes d’importance. Du coup, la même année, Franco Cologni entre au Comité directeur de Cartier aux côtés de Robert Hocq et du fameux Alain-Dominique Perrin.
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- Illustration tirée de Lo Spettacolo della Bellezza, publié par Fondazione Cologni & Marsilio, 2020
A propos de ce dernier, Franco Cologni parle d’«alter ego. Le condottiere et le guerriero. Tout ce que Perrin ne faisait pas, je le faisais. Ensemble, nous avons bâti ce que nous avons appelé ‘l’art d’être unique’». Dès 1980, il devient directeur général de Cartier International, puis vice-président en 1986. Et fort de son tropisme culturel, il lancera plus tard, en 2001, le magazine Cartier Art, dont il deviendra directeur et éditeur. Un magazine à succès avec un tirage de 100’000 exemplaires distribués en 5 langues dans 50 pays.
Le sillon culturel
En 2012, quand nous l’avions interrogé sur les rapports entre l’art et l’horlogerie, Franco Cologni nous avait expliqué qu’il avait retenu une leçon essentielle du théâtre: «Il n’y a pas de spectacle sans spectateurs. Ce sont les spectateurs qui font le succès d’une représentation, et celle-ci ne peut être que le résultat d’un travail d’équipe. C’est exactement la même chose en horlogerie et dans les métiers d’art. C’est seulement ensemble, en équipe, que nous pouvons créer un objet exceptionnel, que le public saura apprécier. Ceci dit, la différence entre l’art et l’horlogerie est que l’horlogerie n’est pas un art en soi – per se – mais un travail artistique appliqué à un objet horloger. L’art jouit d’une liberté totale tandis qu’en horlogerie cette liberté est sous contrôle, au service d’un produit et dans le respect de sa fonction.» C’est en ce sens que Franco Cologni parle plus volontiers de culture, dans le sens large du terme, que strictement d’art.
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- ©Europa Star, 1998
Un exemple particulier de son travail culturel – au sens le plus large – appliqué à l’horlogerie est la renaissance d’Officine Panerai qu’il a orchestrée dès 1997. Un travail visionnaire de revitalisation d’une marque quasiment oubliée, un travail fondateur à bien des égards (qui lancera la longue vague des renaissances de marques en déshérence, vague qui perdure jusqu’à nos jours) et qui s’appuie sur une histoire très singulière, en l’occurrence militaire et exclusivement italienne. Une démarche alors novatrice qui rencontrera un succès considérable. «Panerai était un exercice pour retrouver une forme de beauté particulière dans la montre. Et pour y parvenir, il faut qu’il y ait un vrai contenu, une vérité, en l’occurrence historico-militaro-culturelle», nous explique-t-il dans ses bureaux milanais.
«Le luxe est à l’opposé de l’éphémère»
Dès 1999, Franco Cologni est nommé Administrateur de Richemont SA, en charge du secteur horlogerie et joaillerie. C’est de ce poste stratégique qu’il va orchestrer le développement non seulement du portfolio du groupe mais va s’ingénier à creuser encore plus profond le sillon de la haute horlogerie.
L’année suivante, en 2000, il est également nommé président de Vacheron Constantin, un poste qu’il occupera jusqu’en 2005, y accomplissant un profond travail de retour aux sources historiques et aux fondamentaux de cette maison ancestrale [lire notre Cover Story].
La montée en puissance du groupe Richemont s’accélère en effet subitement cette même année 2000 via l’acquisition de LMH, qui regroupait Jaeger-LeCoultre, IWC et Lange & Söhne, pour la somme alors jugée «folle» de 3,08 milliards de francs suisses! Questionné à ce propos dans nos colonnes, il nous répondit alors: «Nous avons payé cette somme car nous croyons que le luxe est éternel. Le luxe est à l’opposé de l’éphémère. L’horlogerie de prestige a été et sera toujours un élément gisant au cœur de la vie humaine. Et mesurer le temps de la façon la plus élégante possible fait partie intégrante du vrai luxe.»
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- Franco Cologni dans les bureaux milanais de sa Fondazione Cologni per i Mestieri d’Arte.
Plus prosaïquement, cette acquisition permit aussi à Richemont de rentrer dans le cercle restreint des authentiques et complètes manufactures horlogères et de développer la solide infrastructure industrielle qui lui manquait encore, tandis que le groupe Swatch, leader industriel alors incontesté, menaçait de «couper le robinet» à ses concurrents.
Opération «Haute Horlogerie»
Dès lors, le terrain était prêt pour pouvoir passer à la vitesse supérieure. En 2003, donc, Franco Cologni crée la Creative Academy pour le groupe Richemont, une haute école internationale de design et de «creative management» et en 2005 il lance la Fondation de la Haute Horlogerie (FHH), en compagnie de Gino Macaluso, alors propriétaire de Girard-Perregaux, et de Jasmine Audemars, alors présidente du conseil d’administration d’Audemars Piguet.
L’ambition «œcuménique» de cette Fondation, par ailleurs responsable de l’organisation du Salon International de la Haute Horlogerie, est de s’ouvrir bien au-delà du seul groupe Richemont et d’accueillir toutes les maisons horlogères œuvrant dans un semblable «périmètre» d’excellence. Même si l’établissement des critères définissant le «Haute Horlogerie» donna lieu à de byzantines négociations, vingt ans plus tard celle-ci, qui regroupe désormais une quarantaine de marques partenaires, a joué et joue toujours un rôle prépondérant en termes de diffusion de la culture horlogère, d’éducation, de formation et de promotion.
Au-delà de l’horlogerie
Mais loin de s’arrêter à l’horlogerie, l’action de Franco Cologni s’est étendue de façon impressionnante à l’ensemble des métiers d’art. Déjà avec sa propre Fondazione Cologni dei Mestieri d’Arte il a multiplié en Italie les recherches académiques et universitaires, lancé des publications sur tous les métiers dans lesquels l’intelligence de la main joue un rôle prépondérant, du cuisinier au photographe, en passant par le graphiste et la couturière ou le musicien et le typographe, le vigneron et le designer – et bien évidemment l’horloger –, organisé des expositions, distribué des bourses [lire notre dossier sur l’intelligence de la main, Hands, dans notre numéro 2/25].
Puis avec la Michelangelo Foundation for Creativity and Craftmanship lancée en 2016, l’action en faveur des artisans d’excellence du monde entier devient véritablement internationale. Qu’on en juge, aujourd’hui, la Michelangelo soutient directement, assiste et promeut – à travers une plateforme dédiée –plusieurs milliers d’artisans et d’artisanes, collabore avec plus d’une centaine d’institutions et de musées, a mis sur pied une imposante série de programmes de formations croisées, organise nombre d’expositions dont l’exceptionnelle biennale Homo Faber de Venise, qui en 2024 a présenté plus de 1’000 objets de toutes provenances. (Europa Star consacrera un numéro spécial à la prochaine biennale Homo Faber qui se tiendra, toujours à Venise, en septembre 2026, ndlr).
Comment résumer ce «diable d’homme» qu’est Franco Cologni, 91 ans cette année? Peut-être en citant une de ses maximes favorites, Horam non numero nisi serenam, soit «Je ne compte que les heures heureuses».
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- Cadran solaire du Palazzo Carmagnola de Milan, édifié au XVe siècle.
1 Paolo Grassi (1919 – 1981), impresario et directeur de théâtre, journaliste et homme public, il concevait le théâtre comme un service public offrant un répertoire de haut niveau mais accessible à tous. Il a été également directeur de la Scala de Milan.
2 Giorgio Strehler (1921 – 1997) fait partie des metteurs en scène de théâtre européens les plus importants.