es «belles endormies» de l’horlogerie se sont faites plus rares ces dernières années – tout simplement parce que certaines des plus séduisantes d’entre elles ont déjà été réveillées ou ont vu leur réveil programmé, par certains des entrepreneurs les plus ambitieux du circuit. Universal Genève sous Georges Kern; Favre Leuba sous Patrik Hoffmann; Gerald Genta et Daniel Roth sous Jean Arnault; Czapek sous Xavier de Roquemaurel; Nivada Grenchen sous Guillaume Laidet ou encore Angelus sous la direction de Pascal Béchu. On nous annonce encore le réveil prochain d’autres marques légendaires, d’Ardath à Urban Jürgensen.
Restera-t-il encore seulement des belles endormies à réveiller? Qu’on se rassure, une seule recherche dans nos archives (numérisées depuis les années 1930) démontre qu’il en reste encore un grand nombre. Et au vu des cycles économiques qui traverse l’horlogerie suisse, certaines des marques actuellement éveillées sont sans doute condamnées à se rendormir un jour… pour mieux se relancer par la suite? Le cas de Léon Hatot a d’ailleurs récemment été traité par Pierre-Yves Donzé dans nos colonnes.
L’extraordinaire séquence qu’a vécue l’horlogerie durant la sortie de la pandémie explique certainement la frénésie de relances qu’a vécue le milieu. Pas sûr que de mêmes investissements (60 millions de francs versés par Breitling à Stelux pour le rachat d’Universal Genève selon le rapport Swiss Watches de Morgan Stanley publié en février 2024) seraient débloqués sur la nouvelle séquence que nous traversons. En horlogerie, tout est affaire de timing: rappelons-nous donc le rachat d’Ulysse Nardin par Kering estimé à 800 millions de francs en 2014, au plus fort de la fièvre d’achat de luxe chinoise.
- Le nouveau modèle Chief Chronograph de Favre Leuba conserve les éléments de design distinctifs du garde-temps des années 1970, notamment le boîtier au format «coussin», mais il est actualisé avec une esthétique contemporaine et sportive. Il est équipé du mouvement chronographe La Joux-Perret L113.
Un passé, mais pas un passif
A la manœuvre alors, du côté vendeur, on retrouvait un certain… Patrik Hoffmann, très avisé entrepreneur qui supervise aujourd’hui la relance de Favre Leuba après les infructueuses tentatives des derniers propriétaires, Tata Group. Une affaire de timing là encore: après la Chine, c’est vers l’Inde que se tournent désormais tous les regards – et la plus indienne des marques suisses y a certainement une carte à jouer en se réveillant à présent.
Un argument en particulier l’a convaincu de la pertinence de la relance: à travers Ethos, nouvel investisseur, ce ne sont pas moins de 40 points de vente qui se sont immédiatement ouverts aux nouveaux modèles de Favre Leuba en Inde. Mais l’ambition ne se limite pas au marché historique de l’horloger – il s’agit bien de reconstruire une marque globale.
- La nouvelle Sea Sky de Favre Leuba
«Le business plan a été mis au point pour devenir une marque internationale de volume, souligne Patrik Hoffmann. Nous l’avons prouvé en lançant immédiatement pas moins 22 références, sur un segment de prix très compétitif.»
Au-delà de ces débouchés commerciaux immédiats, l’entrepreneur pointe aussi un élément qui change la donne: la possibilité de dialoguer directement et beaucoup plus facilement avec les collectionneurs, pour partager la vision de la marque. Après l’Inde viendront en priorité les marchés du Japon, du Moyen-Orient et d’Europe, à la fois en vente directe et à travers des détaillants. En Inde, des premières boutiques en propre sont en train d’être lancées.
«En me plongeant dans l’histoire de la marque, j’ai découvert des joyaux, qui ont inspiré les premières lignes Chief, Deep Sea et Sea Sky, poursuit Patrik Hoffmann. Et les réserves sont immenses: nous allons ensuite relancer la légendaire Bivouac. Nos ambitions globales commencent par les produits que nous présentons. Tout a été construit autour du produit. Et notre chance, c’est que le marché a déjà été nettoyé, il n’y a pas d’arriérés à régler. Heureusement, car la gestion des stocks du passé pourrait facilement se transformer en cauchemar dans le cadre d’une relance de marque.»
Une «culture du respect»
Quant à Universal Genève, c’est tout simplement «la relance de marque la plus attendue de ces cinquante dernières années», selon un Georges Kern qui se lance dans un nouveau défi après avoir déjà largement redynamisé Breitling.
Pourquoi avoir racheté Universal Genève? «D’abord parce que nous le pouvions, nous avions la bonne infrastructure et cela correspond à une nouvelle phase, un nouveau défi pour notre équipe. Mais aussi parce qu’il y a des opportunités qui se libèrent, lorsque vous voyez certaines marques qui quittent la distribution traditionnelle ou d’autres qui sont peu dynamiques sur le segment que nous visons. En tant qu’entrepreneur, vous misez aussi sur la faiblesse de vos concurrents!»
- Universal Genève a lancé trois montres SAS Polerouter pour célébrer le 70ème anniversaire du premier vol SAS (Scandinavian Airlines System) au-dessus du pôle Nord, entre Copenhague et Los Angeles en 1954. Et ce, en attendant la renaissance de la marque prévue en 2026.
Georges Kern voit plusieurs avantages au rachat d’une «belle endormie» plutôt qu’une marque active, dont, lui aussi, l’absence de stocks ou de passifs à gérer. «Mais attention, nous ne voulons pas lancer une marque de collectionneurs pour les 0,1% des clients potentiels. Universal Genève doit prendre une place importante en distribution et toucher un large public. C’était un projet que j’avais à cœur depuis longtemps. Et je crois que nous avons fait le bon choix avec cette marque.»
Etre un partenaire plutôt qu’un concurrent de détaillants souvent court-circuités par leurs propres marques historiques: telle est la «culture du respect» que le CEO entend implémenter pour séduire largement dans la distribution.
Réinventer plutôt que relancer
Tout à sa vision du «casual luxury» face à certains concurrents qu’il estime engoncés dans la tradition, Georges Kern entend infuser ce côté simple et approchable à Universal Genève également, dont il a repris le slogan historique de Couturier de la Montre.
«Les marques horlogères suisses sont très conservatrices mais la société change. De plus en plus de gens vont avoir accès au luxe. L’Inde va être la troisième économie mondiale en 2028. Ce que je faisais moi-même en marketing il y a dix ans n’est plus adéquat pour le client d’aujourd’hui. Dans le luxe, nous créons le besoin: c’est un exercice qu’il faut sans cesse renouveler. Et il y a un espace pour du feel-good luxury. Le défi sera de rendre plus largement connu Universal Genève. Notre chance, c’est un incroyable portfolio de créations.»
Il s’agit pour lui de «forger son propre segment», entre le luxe traditionnel d’un côté et le luxe statutaire de l’autre. «Je pense qu’Universal Genève peut atteindre un autre type de clientèle. Un grand nombre de personnes aisées et sophistiquées portent une Apple Watch aujourd’hui, car elle ne se retrouvent pas dans l’offre de l’horlogerie mécanique. Nous voulons créer un nouveau segment pour ces personnes.»
Si le nom est ancien, les propositions contemporaines devront elles trouver un savant équilibre afin d’éviter la nostalgie pure sans non plus trahir un héritage. Plus qu’une relance, pour nombre de marques qui en sont à leur deuxième ou troisième vie, c’est une réinvention.