ur le papier, Tissot aurait tout de la marque «perdante» de la séquence qui vient de se dérouler pour l’horlogerie suisse: des prix records aux enchères pour des modèles rares, une prime à l’indépendance et aux modèles mécaniques, l’arrivée de la montre connectée... Le succès de la montre PRX, réédition d’un modèle à bracelet intégré de 1978, conteste cependant cette préconception.
Ce modèle coche en effet toutes les bonnes cases générationnelles, avec le bon produit (néo-vintage) au bon prix (345 CHF en version quartz), sur un segment «aspirationnel» quasiment déserté par l’horlogerie suisse. Tissot en profite: «Environ 80% des clients pour ce modèle ont entre 20 et 25 ans», relève le CEO Sylvain Dolla.
- Sylvain Dolla, CEO de Tissot
Si la ligne traditionnelle Le Locle reste le bestseller de la marque, celle-ci bénéficie de son offensive sur plusieurs fronts: le désormais incontournable modèle sport vintage avec la PRX, à présent déclinée également en version automatique; l’intégration du mouvement Powermatic à 80 heures de réserve de marche, alors que Sylvain Dolla promet d’importants développements industriels dans le mouvement; enfin, l’exploitation du potentiel du solaire – peut-être encore plus que la connexion – avec la T-Touch Connect Solar, dont le cadran même est constitué d’une cellule photovoltaïque.
Rencontre avec Sylvain Dolla pour évoquer cette innovation à 360°, vitale pour le maintien d’un certain niveau de volumes – et donc de l’emploi – dans le tissu industriel suisse.
Europa Star: On observe une concentration de plus en plus marquée de l’horlogerie suisse autour de mouvements mécaniques. Quelle est la stratégie de Tissot?
Sylvain Dolla: Le ratio de production était assez stable chez nous ces dernières années, à 55% de mouvements quartz et 45% de mouvements mécaniques. Mais cette année, nous enregistrons une augmentation drastique des montres à quartz, grâce au succès de la PRX – nous allons sans doute finir l’année à 65% de production quartz! C’est donc tout le contraire chez Tissot.
- Avec la PRX, déclinée en versions quartz et automatique, Tissot réédite un design de 1978, à boite et bracelet intégrés.
Surprenant...
Mais cela ne m’étonne pas du tout. Car avant la question du mouvement, il y a la question du prix. Il ne faut pas oublier les capacités d’achat des clients, notamment les plus jeunes. Evidemment, la montre automatique plaît beaucoup aujourd’hui. Mais il y a une vraie demande pour une belle montre suisse qui ne dépasse pas les 400 CHF. Notre PRX à quartz, proposée à 345 CHF, en est la meilleure illustration. Nous pensons design avant mouvement.
- Tissot en couverture d’Europa Star en 1981, une époque de domination du quartz
Cette année, vous lancez également la PRX en version automatique à 645 CHF.
Oui, nous lançons une grande partie de nos modèles en version quartz et mécanique. Nous n’opposons pas les deux mais pensons au client final et à ses capacités et ressources pour dépenser sur une montre suisse. Il y en a pour tout le monde. Le quartz, c’est un faux débat. Nous sommes une marque de volume, l’une des dernières à rester positionnés sur ce créneau dans l’industrie suisse. C’est stratégique. Et nous avons justement beaucoup gagné en part de marché cette année.
«Nous pensons au client final et à ses capacités et ressources pour dépenser sur une montre suisse. Il y en a pour tout le monde. Le quartz, c’est un faux débat.»
Au détriment de qui?
Sur un segment de prix de 300-400 CHF, il n’y a presque plus personne en Suisse aujourd’hui qui fasse du volume. Notre concurrence est plutôt japonaise que suisse. En termes de modèles, nous avons des concurrents mais ils sont positionnés sur des prix deux à trois fois supérieurs pour un produit avec un mouvement similaire.
A terme, la baisse des volumes d’exportation provoque-t-elle un risque pour la santé du tissu industriel suisse?
Il ne faut pas négliger l’entrée de gamme, parce que c’est là que se situent une bonne partie de nos clients finaux potentiels. Un jeune qui apprécie l’horlogerie suisse n’a pas forcément 1’000 CHF à dépenser. Par notre offre, nous amenons des clients à l’horlogerie suisse et ce sont des clients qui passeront peut-être par la suite à des segments de prix plus élevés. En ce qui nous concerne, nous allons continuer à investir à ce niveau de prix et ne surtout pas en sortir. Notre offre démarre à 250 CHF grâce au quartz.
«Un jeune qui apprécie l’horlogerie suisse n’a pas forcément 1’000 CHF à dépenser. Par notre offre, nous amenons des clients à l’horlogerie suisse et ce sont des clients qui passeront peut-être par la suite à des segments de prix plus élevés.»
C’est aussi une montre abordable pour les visiteurs étrangers. Souffrez-vous beaucoup de l’arrêt du tourisme d’achat?
Il nous manque bien sûr ce segment aujourd’hui, mais heureusement la croissance est fantastique sur le client local en Europe et aux Etats-Unis. C’est le côté positif de ces deux dernières années: nos équipes de vente se sont complètement recentrées sur la clientèle locale. Depuis l’été, nous enregistrons des chiffres records en France et au Royaume-Uni même par rapport aux niveaux de 2019. Il est donc possible de créer de la croissance à deux chiffres sans l’aide du tourisme d’achat. Cela signifie qu’il y a un potentiel énorme pour notre marque grâce à des modèles au design fort et au prix abordable auprès des clientèles domestiques.
Le calibre Powermatic 80 à échappement Nivachron semble être le nouveau standard mécanique chez Tissot. Allez-vous progressivement en équiper toutes les collections automatiques?
Oui pour les modèles 3 aiguilles. Pour d’autres modèles, nous allons développer d’autres calibres. Je ne peux pas encore tout révéler mais nous investissons beaucoup dans notre outil industriel et dans les mouvements. Notre collaboration avec ETA est très dynamique et pleine de défis techniques.
«Le côté positif de ces deux dernières années est que nos équipes de vente se sont complètement recentrées sur la clientèle locale. Il est possible de créer de la croissance à deux chiffres sans l’aide du tourisme d’achat.»
Pour la T-Touch Connect Solar, vous avez lancé un système d’exploitation «maison» et collaborez avec le CSEM pour les cellules solaires. D’autres développements sont-ils en cours?
J’irais plus loin: de nouveaux métiers apparaissent au sein de notre marque grâce à l’introduction de cette nouvelle catégorie de produits. Toute une aile de notre bâtiment au Locle est désormais occupée par des développeurs. Nous attirons de nouvelles compétences. Aujourd’hui, une équipe de 80 personnes se consacre entièrement à cette ligne de produits et son écosystème logiciel. Nous sommes en train de travailler sur de nouveaux habillages, entre autres. Et même quand elle n’est pas connectée, la montre donne l’heure... Pas besoin de la recharger, elle est vraiment autonome. Nous continuons d’ailleurs à investir dans la production des cellules solaires.
- La T-Touch Connect Solar possède les fonctionnalités d’une T-Touch Solar Expert, ainsi qu’un traqueur d’activité et les notifications d’applications et mises à jour.
Allez-vous continuer à les produire au CSEM ou les rapatrier dans vos locaux?
Nous sommes en train de construire une salle blanche en vue d’internaliser ce savoir-faire. Là aussi, ce sont de nouveaux métiers qui apparaissent. Je tiens à développer le solaire au maximum chez Tissot. Nous créons de l’emploi et entretenons le tissu industriel en Suisse plutôt que d’importer des cellules solaires peu esthétiques d’Asie. Le gros avantage de cette R&D suisse, c’est qu’elle a mené à faire de la cellule solaire le cadran de la montre. Pourquoi? Parce que le produit a été pensé par des horlogers eux-mêmes, dès l’origine de la recherche. Et chaque ligne de code du système d’exploitation a été pensé pour favoriser l’économie d’énergie. Ce n’est possible que grâce à un système «maison». Dans l’électronique de grande consommation, ce ne sont même pas des considérations, puisqu’on doit recharger sa montre ou son téléphone toutes les 24 heures. Nous avons développé tout un écosystème autour de la notion de basse consommation.
«Toute une aile de notre bâtiment au Locle est désormais occupée par des développeurs. Nous attirons de nouvelles compétences.»
Néanmoins est-ce qu’il y a une distribution particulière pour ce modèle, par exemple dans des boutiques électroniques ou de sport, hors des circuits traditionnels horlogers?
Non, nous restons des horlogers, nous ne faisons pas des smartwatches ou des «commodities» mais des produits à longue durée de vie: ce ne sont que nos boutiques ainsi que des détaillants spécialisés que nous avons soigneusement sélectionnés. Nous comptons aujourd’hui un réseau d’environ 12’000 points de vente dans le monde et «seulement» 2’800 d’entre eux vendent la T-Touch Connect Solar. Il faut bien former les équipes à ce produit en particulier, cela passe par de la distribution sélective. Par ailleurs, la vente en ligne est importante pour ce segment.
Avez-vous fermé beaucoup de points de vente durant la crise?
Nous avons fermé là où cela faisait sens, notamment à Hong Kong. Nous comptons aujourd’hui 260 boutiques en propre ou en franchise et sommes en train de recommencer à étendre le réseau, par exemple récemment à Rome et à Tokyo.
Allez-vous «connecter» d’autres lignes de la marque dans les prochaines années?
Nous introduirons de nouveaux modèles T-Touch connectés l’an prochain puis il est envisagé d’étendre la connexion à d’autres montres. Mais ce ne seront pas des smartwatches: simplement de la belle horlogerie «augmentée»!