Swatch Group


Le tournant radical de Jaquet Droz

INDUSTRIE

avril 2022


Le tournant radical de Jaquet Droz

Après une longue période de silence, le nouveau CEO de la marque, Alain Delamuraz, présente sa politique de révolution de fond en comble de la stratégie de la marque. D’une radicalité rare: rupture avec la collection courante Grande Seconde, rupture avec les détaillants, concentration sur les métiers les plus rares et la personnalisation. Le but: aller directement aux clients les plus exclusifs avec des pièces uniques. Rencontre.

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n bref chassé-croisé, un passage de témoin. Christian Lattmann, CEO de Jaquet Droz pendant cinq ans, file chez Blancpain. Dont l’ancien Vice-Président Alain Delamuraz rejoint en sens inverse... Jaquet Droz, en tant que CEO. Chaises musicales? Oui, mais pas copié-collé. Alain Delamuraz entend adapter la stratégie de la marque au nouveau contexte du marché horloger, avec le plein soutien du groupe et du président de la Maison, Marc A. Hayek. Cet amateur de bon vin et de belles autos a donc décidé de prendre un virage pour le moins... radical.

Depuis près d’un an, l’annonce de sa nouvelle stratégie se faisait attendre. L’influent Delamuraz, fils d’un non moins influent président de la Confédération, murissait son projet: revoir de A à Z la feuille de route de Jaquet Droz. Car les difficultés de la vénérable maison n’étaient un mystère pour personne: tributaire d’un design unique (la Grande Seconde) et d’une expertise atypique (les automates), Jaquet Droz se mouvait péniblement dans une niche fréquentée ponctuellement par une clientèle essentiellement asiatique.

Depuis près d’un an, l’annonce de sa nouvelle stratégie se faisait attendre. L’influent Delamuraz murissait son projet: revoir de A à Z la feuille de route de Jaquet Droz.

Un cas d’école, alors que la marque possède de précieux atouts: adossée au Swatch Group, elle bénéficie de très bons mouvements (Frédéric Piguet devenus Blancpain), de métiers d’art rares (comme le paillon), a été soutenue par un CEO d’une belle longévité (Christian Lattmann passa au total onze ans chez Jaquet Droz) et généré des réalisations techniques de haut vol qui lui permirent notamment de décrocher un prix au GPHG en 2015. Mais rien n’y fit, malgré les ouvertures de boutiques. La pandémie (et la mise à l’arrêt des voyages depuis l’Asie) conclut une période dont l’intensité des efforts n’eut d’égal que la déception des résultats. Pourquoi?

Le tournant radical de Jaquet Droz

Rencontrer les bons clients

Alain Delamuraz a tiré ses conclusions: si le produit est bon, unique, différent, que la créativité est au rendez-vous, c’est que le problème réside dans la manière de le commercialiser. Jaquet Droz ne rencontre pas les bons clients. Le nouveau CEO a donc décidé d’un changement complet de paradigme. Son fil directeur: «Les clients à six chiffres», répète-t-il à l’envi.

A marque d’exception, produits d’exception et donc clients d’exception. Delamuraz s’appuie sur l’histoire de la maison: Jaquet Droz n’était-elle pas naguère fournisseur des cours de Chine, de Russie, d’Angleterre ou encore d’Espagne? Qu’importe si l’on parlait alors d’automates et pas de montres, et que les clients du XXIe siècle ne sont plus empereurs mais traders: Delamuraz voit dans le positionnement originel de la marque le socle de sa refondation.

A marque d’exception, produits d’exception et donc clients d’exception. Des «clients à six chiffres», répète le directeur à l’envi.

Le tournant radical de Jaquet Droz

La mue de la Grande Seconde

Conséquence très concrète (et déjà effective): la Grande Seconde, dans sa version courante et à cinq chiffres, disparaît. Elle n’est déjà quasiment plus visible sur le site internet de la marque. Seule une version premium à six chiffres sera désormais proposée.

Un virage aussi brutal que risqué: la Grande Seconde a toujours constitué son assise commerciale, sa figure de proue. Mais la belle n’était qu’à cinq chiffres. Et ce segment n’intéresse plus le nouveau CEO.

La collection courante Grande Seconde est en train d'être retirée.
La collection courante Grande Seconde est en train d’être retirée.

Vente directe

Quid des stocks? «Ces Grande Seconde sont par définition déjà collector, poursuit Alain Delamuraz. Nous allons offrir aux détaillants la possibilité soit de les écouler d’ici la fin de l’année soit de les leur reprendre aujourd’hui à la valeur du stock. Mais 70% d’entre eux ont déjà répondu qu’ils préféraient miser sur cet effet collector et garder leur stock, anticipant une forte demande pour une pièce que l’on ne trouvera bientôt plus nulle part.»

Les détaillants, nerf de la distribution, étaient donc dès le départ au cœur de la réflexion du nouveau CEO. Et la raison pour laquelle il a pris un an avant de sortir du bois, le temps de leur signifier l’arrêt pur et simple de leurs accords avec Jaquet Droz. Traduction: la marque ferme la totalité de ses points de vente. «Je ne voulais pas qu’ils l’apprennent par voie de presse. Nous les avons tous prévenus individuellement. On ne trouvera bientôt plus une seule Jaquet Droz en boutique dans le monde.»

«Jaquet Droz vendra désormais uniquement en direct et avec des apporteurs d’affaires.»

Une telle radicalité est rare dans une industrie aussi patrimoniale que l’horlogerie, mais Alain Delamuraz poursuit sur sa lancée: «Les clients à six chiffres que nous visons ne viennent de toute façon pas en boutique. Ils évoluent dans des cercles fermés. Client différent, approche différente: par des univers connexes comme l’art ou le yachting, par de la mise en relation personnelle, par de la recommandation. Jaquet Droz vendra désormais uniquement en direct et avec des apporteurs d’affaires.»

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Philosophie de l’Unique

Ce type d’approche va nécessairement exiger une remise à plat de la stratégie produit. Le client qui fait l’acquisition d’une pièce à un demi-million la veut unique, personnalisée. Et Alain Delamuraz de clore ainsi la boucle: «Nous allons de nouveau axer notre stratégie sur les pièces uniques. Notre Philosophie de l’Unique sera notre seule raison d’être.»

Concrètement, certaines pièces existantes pourront être personnalisées de manière conventionnelle (couleurs, bracelet, boîte, lunette, etc.) avec l’aide d’un développement logiciel déjà en cours. Mais l’essentiel résidera dans la confection de pièces sur mesure, notamment des automates qui seront livrés dans des «Écrins d’Art» au cours d’une véritable «expérience d’unboxing».

Le tournant radical de Jaquet Droz

«Nous allons de nouveau axer notre stratégie sur les pièces uniques. Notre Philosophie de l’Unique sera notre seule raison d’être.»

Sur le papier, la démarche d’Alain Delamuraz est cohérente par rapport à l’histoire de la marque. Elle acte des échecs passés et propose de solutions qui n’avaient jamais été tentées. Audacieuses pour les uns, radicales pour d’autres. Seul l’avenir en sera juge. Mais avec la conscience partagée qu’il fallait d’urgence faire redémarrer Jaquet Droz.