uelle meilleure preuve de résilience que d’échapper à un ordre de destruction délivré par une armée nationale? Quelques soldats français équipés de montres Type XX n’ont pas suivi l’ordre qu’il leur avait été donné de détruire leurs exemplaires dans les années 1970 et 1980. Et c’est ainsi qu’il nous reste aujourd’hui en héritage quelques centaines de pièces de cette précieuse montre-outil. Parfois, l’esprit rebelle a du bon… ou en l’espèce l’attachement des militaires à leur instrument.
Et c’est bien la Type XX originale qui fait son grand retour cette année. Cela faisait longtemps que Breguet n’avait plus mis autant de moyens sur l’un de ses lancements, qui s’est déroulé en juin entre l’aéroport du Bourget (dont le musée présente de multiples appareils Breguet, la famille ayant également une prestigieuse histoire dans la construction d’avions) et le Petit Palais à Paris. Il s’agit sans nul doute de l’opération la plus importante de l’année pour la manufacture établie dans la Vallée de Joux.
Deux modèles ont été introduits: l’un d’inspiration militaire, l’autre d’inspiration civile (le succès populaire a suivi l’adoption par les armées). Entre 1955 et 1959, Breguet a livré 1’100 exemplaires à l’armée de l’Air française dont le nom s’écrivait Type 20 en chiffres arabes, à la différence de tous les autres, y compris ceux de l’Aéronautique Navale, dont le nom s’écrivait Type XX en chiffres romains. La pièce «civile» s’inscrit dans la lignée des plus beaux Type XX civils des années 1950 et 1960, en particulier d’un modèle fabriqué en 1957 qui porte le numéro individuel 2988.
- Lionel a Marca, CEO de Breguet
- Emmanuel Breguet, Vice-Président et Head of Patrimony
Les deux modèles sont naturellement munis de la fonction retour en vol: les systèmes de déclenchement et de remise à zéro de la nouvelle et importante famille de calibres 728 - qui ouvre de belles perspectives en termes de développement produit pour la Type XX - ont été étudiés afin que leur utilisation soit nette et précise. Quelle que soit la fonction utilisée, la pression exercée sur les poussoirs est régulière et équilibrée. Un mécanisme d’embrayage vertical a été choisi pour sa précision au déclenchement: ainsi l’aiguille de chronographe démarre immédiatement sans sauts au départ.
Un oeil averti saisira les détails qui ramènent aux années 1950, comme les touches de vert qui reprennent le traitement radium d’époque. Cette dynamique entre respect de l’héritage et attentes contemporaines se reflète aussi dans le dialogue qui anime Lionel a Marca, CEO de Breguet, et Emmanuel Breguet, responsable du patrimoine et descendant de l’illustre famille. A eux deux ils expriment des visions complémentaires de l’héritage d’Abraham-Louis Breguet, qui était lui-même autant un esthète, un champion du minimalisme, qu’un inventeur en série.
Europa Star: En quoi un chronographe d’aviateur reste-t-il pertinent aujourd’hui, 70 ans après le début de l’aventure Type XX?
Lionel a Marca: Mais justement, il n’y a rien de pertinent, à l’heure du téléphone portable ou de la montre connectée! L’horlogerie mécanique, à mon sens, doit être impertinente (sourire). Le défi était d’abord de construire un nouveau calibre de A à Z, ce qui nous a amené à un nouveau cahier de charge: qu’est-ce qu’un chronographe du 21ème siècle? Cela a abouti à un calibre d’une réserve de marche conséquente de 60 heure, tout en ayant une fréquence de 5Hz, et au développement de deux modèles, l’un militaire, l’autre civil.
Emmanuel Breguet: Depuis la naissance de l’aviation au 20ème siècle, le plus ancien rêve de l’homme, celui de voler, est devenu réalité. Et quand vous voyez un chronographe de pilote, vous voyez un avion: cela, c’est extrêmement pertinent! Car ce rêve demeure fondamentalement et profondément humain. Avec ces nouveaux modèles, nous nourrissons cette aspiration immémoriale, tout en faisant revivre des épisodes qui font partie intégrante de l’histoire de Breguet et constituent une typologie extrêmement forte en horlogerie.
- Type 20 – Chronographe 2057: La version militaire en acier de 42 mm de diamètre, à deux compteurs et date, est munie d’une lunette non graduée bidirectionnelle cannelée, comme celle des pièces livrées autrefois aux forces aériennes militaires. Les chiffres arabes ainsi que le triangle présent sur la lunette sont luminescents et arborent une teinte vert menthe, tout comme l’ensemble des aiguilles.
- Type XX – Chronographe 2067: Le cadran du chronographe 2067 affiche le même traitement galvanique que le 2057; il se distingue cependant sur plusieurs aspects, dont son affichage à trois compteurs. Le compteur de 15 minutes est situé à 3h, celui de 12h à 6h et les secondes courantes sont à 9h. Tout comme dans la version d’inspiration militaire, la taille des compteurs diffère afin d’apporter plus de dynamisme et de lisibilité au cadran.
Le nom «Breguet» évoque instantanément le 18ème siècle. Cette célébration est-elle une manière de remettre ce chapitre de la Type XX, moins lointain, à sa juste place dans l’imaginaire de la marque?
Emmanuel Breguet: Absolument. Ce n’est pas moins prestigieux dans l’histoire de la marque et il y a un vrai parallèle entre ce qu’Abraham-Louis Breguet a pu faire pour la marine en son temps et ce que la manufacture a fait pour l’aviation un siècle et demi plus tard. La Type XX est une histoire à multiple tiroirs, c’est pourquoi nous avons voulu retracer l’historique de ses multiples déclinaisons avant d’en émettre de nouvelles propositions. Cela a abouti, par exemple, à la conception de compteurs distincts pour les deux modèles. Car l’Armée de l’air comptait peut-être large pour la consommation des réservoirs de ses avions, d’où le choix d’un compteur de 30 minute pour le modèle militaire qui s’en inspire, tandis que l’Aéronautique navale estimait que 15 minutes constituaient une sécurité suffisante, ce qui se reflète sur le nouveau modèle civil. Ces deux corps étaient toujours en rivalité et cherchaient à se distinguer!
- Outre son flyback innovant, le nouveau calibre 728 a été traité avec des finitions à la Breguet: soleillage, colimaçonnage, anglage, perlage et autres décorations visibles sur les composants, mais aussi roue à colonnes revêtue d’un traitement DLC noir.
D’autres manufactures sont concentrées sur un modèle phare, de manière très claire pour le grand public. Or, l’héritage de Breguet est si divers qu’on peut s’y perdre: comment vous y prenez-vous pour le structurer?
Lionel a Marca: La grande force de notre maison, c’est d’avoir ces six collections bien distinctes. Et il y a un vrai renouveau à opérer dans chacune d’entre elles. C’est le cas cette année pour la Type XX. Ce serait peut-être plus simple de n’en avoir que trois, car un travail conséquent est requis pour véhiculer le bon message pour chacune d’entre elles. Mais c’est ce qui fait la richesse de notre maison.
Et nous ne nous limitons pas non plus à ces lignes: je rêve par ailleurs de pouvoir acquérir des pièces historiques méconnues d’Abraham-Louis Breguet ou de ses descendants et de pouvoir en faire des montres-bracelets. Car il y a des constructions de pièces phénoménales à retranscrire au poignet. Pourquoi pas une autre collection encore, très spéciale, dédiée à cet exercice. Voire relancer des montres de poche, élégantes mais plus accessibles. Je rêve par ailleurs de pouvoir acquérir des pièces historiques d’Abraham-Louis Breguet et de pouvoir les repenser en 2023.
Emmanuel Breguet: Nous avons des chapitres et des sous-chapitres dans cette histoire. C’est une chasse au trésor constante. Abraham-Louis Breguet a produit entre 4’000 et 5’000 montres, toutes différentes, au cours de son existence. A partir de là, nous pouvons extrapoler le taux de survie, il en reste peut-être les deux tiers…
A date, quels sont les modèles Type XX vintage les plus recherchés?
Emmanuel Breguet: La mode du vintage a commencé il y a une quinzaine d’années. Les ventes de Type XX d’époque ont alors décollé. Mais en réalité, l’armée française avait ordonné la destruction de ces pièces. Comme tout matériel militaire, il était voué à la destruction une fois son utilisation passée. Mais tout le monde n’a pas obéi à ces ordres. Entre 1’100 et 1’500 pièces ont été produites et il en reste entre 200 et 500 aujourd’hui, qui sont forcément très prisées. Tout le volet civil a aussi eu beaucoup de succès et certaines pièces sont très recherchées, notamment celles qui avaient été achetées par des sociétés comme Esso ou Shell et distribuées à des pilotes de courses, car on les retrouvait sur les circuits automobiles. Breguet a aussi livré l’armée marocaine dans les années 1970.
- La livraison d’instruments horlogers destinés au tableau de bord des aéronefs s’accentue dès le début des années 1950 et constitue l’une des spécialités reconnues de Breguet pendant pas moins de trois décennies.
Avez-vous encore des liens professionnels avec des armées nationales?
Emmanuel Breguet: Non, car l’arrivée de l’horlogerie à quartz a été le couperet pour ces collaborations. Les pièces des années 1950 et 1960 ont servi jusqu’aux années 1980. Mais elles sont restées très présentes dans l’imaginaire collectif.
Les développements techniques menés pour ces modèles autour du calibre 728 peuvent-ils aussi être utiles à d’autres lignes et collections?
Lionel a Marca: Beaucoup souhaitaient l’adapter à une autre collection, mais je réponds catégoriquement: non! Ce calibre a ses particularités - un point essentiel a par exemple été d’éloigner les compteurs du centre de la platine - et il est dédié à la Type XX. Un troisième calibre arrive, avec des fonctions dans un même esprit. C’est une règle générale: nous n’allons pas mettre dans une collection une complication qui n’aurait pas sa place dans l’univers en question, par conséquent nous allons rester sur des complications utiles pour pilotes. Ne me demandez pas une phase de lune!
Quels seront les futurs développements de la Type XX?
Lionel a Marca: Ces deux premiers modèles posent les jalons de la collection Type XX. Notre but est évidemment de proposer un éventail de possibilités à notre clientèle, comme des pièces plus petites, d’autres matériaux, différentes couleurs... Je peux vous dire que nous travaillons d’ores et déjà sur différentes variantes.
- Le Condorde était également équipé de chronographes de bord livrés par Breguet - un héritage dans l’aviation que la manufacture remet à l’honneur cette année.
Quid du bracelet?
Lionel a Marca: Nous allons lancer avant la fin de l’année différentes couleurs de NATO. Et un bracelet acier va arriver. Il ne sera pas interchangeable pour éviter tout risque de dysfonctionnement. Dans une collection comme la Marine ou la Classique, c’est d’ailleurs impressionnant d’observer la force de la demande pour des bracelets en métaux précieux: or blanc, or rouge, platine. Cette demande progresse constamment.
Quelle sera d’après vous la contribution la plus importante de ces modèles pour la marque?
Emmanuel Breguet: Ils renforcent la relation historique qu’a eue la manufacture Breguet avec le monde de l’aviation. Mon grand-père fut un grand pionnier de l’aviation, mais la manufacture Breguet a été mandatée pour ses avions parce qu’elle fournissait les meilleurs compteurs de bord. Les relations d’amitié entre mon grand-père et la société d’horlogerie Breguet ont sensibilisé cette dernière aux besoins de l’aviation, lui donnant une longueur d’avance très appréciable.
Plus largement, quels sont les défis les plus importants que vous souhaitez relever ces prochaines années?
Lionel a Marca: Le plus grand chantier est un effort de communication: il s’agit de réexpliquer comment nous faisons nos montres chez Breguet. Car nous sommes les derniers des Mohicans! Et nous devons le proclamer encore plus haut et plus fort. Les gens sont estomaqués quand ils apprennent, par exemple, que nous avons notre propre atelier de restauration de guillocheuses ou qu’il faut huit heures pour angler un pont sur la Tradition. Je suis horloger de formation, je sais à quel point c’est un métier difficile. C’est ce que Nicolas G. Hayek avait très bien su véhiculer comme message: l’excellence de Breguet.
Emmanuel Breguet: Oui, le défi c’est la pédagogie. Aucune autre manufacture n’a une histoire aussi prestigieuse. Mais aujourd’hui on ne peut pas raconter l’histoire de Breguet comme il y a 20 ou 30 ans. Créer la pédagogie Breguet du 21ème siècle, cela passe beaucoup par la formation continue des personnels de boutique. Ils restent nos meilleurs ambassadeurs. Mais notre histoire est tellement riche qu’elle en devient en effet complexe, d’Abraham-Louis Breguet jusqu’à Nicolas Hayek Sr. Nous nous efforçons de faire ressortir la continuité de la maison à travers les générations et les siècles. Il y a eu des développements continus et fort séduisants, comme le brevet du diapason en 1870 ou les superbes pièces Art déco des années 1920. Et bien sûr la Type XX dans les années 1950!
Lionel a Marca: C’est donc un effort de formation, de partage de connaissances, sur la manière dont on fait une Breguet. Cette manière dont les visiteurs sont émerveillés en découvrant notre manufacture, je veux la retrouver en boutique.
- Outre la Type XX - et dans un tout autre genre - Breguet a également présenté un très élégant modèle Classique 7637 Répétition Minutes cette année. Abraham-Louis Breguet créa dès 1783 les premières montres à répétition sonnant sur une lame ressort au lieu du timbre cloche utilisé jusqu’alors.
L’occasion rêvée pour faire passer globalement ce message sera l’anniversaire des 250 ans de la maison en 2025…
Lionel a Marca: C’est évident. Et à nouveau nous devrons sélectionner les passages les plus pertinents de notre riche histoire. Cela fera certainement des mécontents, car Breguet a une place spéciale dans le cœur des gens. D’une certaine manière, tout le monde se sent partie prenante de notre histoire: cela explique les réactions parfois épidermiques à nos lancements. Nous sommes davantage scrutés, surtout lorsque nous tentons de nouveaux développements. C’est bien de susciter autant d’émotions, mais nous ne pouvons pas rester figés dans le passé, sinon nous ne produirions que des montres de poche!