haque année depuis dix ans, Jean-Pierre Lutgen tient l’un des stands les plus fréquentés lors de la foire horlogère de Hong Kong (HKTDC). «C’est une tradition, une porte d’entrée vers le marché asiatique, comme l’était Bâle pour le marché suisse en son temps, nous explique-t-il. D’ailleurs, l’ironie du sort veut que lorsque j’ai démarré à Bâle en 2009, je présentais des montres fabriquées en Chine. Maintenant à Hong Kong, je présente des montres fabriquées en Suisse, avec ma marque WatchPeople.»
Le monde à l’envers, donc. Mais on n’en attendait pas moins de l’énergique entrepreneur, qui n’a pas son pareil pour remuer les cieux traditionnels de l’horlogerie et n’est jamais avare en provocations ni coups d’éclats. Rencontre.
Europa Star: En quoi vos deux marques, Ice Watch et WatchPeople, se démarquent-elles l’une de l’autre?
Jean-Pierre Lutgen: Pour nous, WatchPeople, c’est le bébé suisse. Mais c’est sûr qu’il y a des voies communicantes entre les deux marques: on peut identifier l’ADN de Ice Watch dans WatchPeople. Mais les matériaux sont différents. Avec WatchPeople, on a du verre saphir, du métal, un mouvement suisse et une autre gamme de prix. Cela nous permet d’accéder aux marchés réceptifs au Swiss made. Les deux marques fonctionnent en synergie. Chacune soutient l’autre et nous ouvre des débouchés.
Quelles nouveautés principales avez-vous présentées cette année?
A Hong Kong, c’est la première fois que nous présentons la WP2 et la WP7 de WatchPeople. On est sur du verre saphir, avec un mouvement et un assemblage Ronda, un cadran magnifique, un design qui respecte notre touche particulière. Une montre de qualité avec de belles finitions pour environ 300 euros – même si tu te la fais voler en vacances, tu as moins de regrets que sur un modèle plus cher. Ce sont des modèles qui attirent énormément.
- Avec WatchPeople, Jean-Pierre Lutgen a souhaité garder l’ADN coloré et vibrant de Ice Watch, tout en apportant une qualité de fabrication Swiss made, à l’exemple de cette WP4 Fresh Green.
En 2020, vous disiez craindre que l’avènement de la montre connectée vous mette hors course. Avez-vous surmonté ce défi?
Oui, en entrant nous-mêmes sur le marché de la smartwatch! Nous avons lancé la Ice Smart One, un petit bijou technologique. Dans la smartwatch, deux choses sont importantes: le hardware et le software. Les deux doivent être très bons pour se démarquer et éviter les bugs. On s’est donc équipé avec des partenaires extérieurs, comme on le fait avec les montres traditionnelles. A chaque fois, il faut trouver la bonne combinaison qui met en valeur notre design, tout en s’assurant de créer une chaine de qualité. Le vrai défi pour nous dans la Smart One, c’était de maintenir une gamme de prix dans la centaine d’euros, afin de rester accessible.
- Ice Watch a su négocier le virage de la montre connectée en proposant la sienne à moins de 100 euros, à l’exemple de cette ICE smart Rose-Gold Nude Black féminine.
En vous lançant dans la tendance smartwatch à prix abordable, ne craignez-vous pas de cannibaliser vos autres produits?
Les gens qui achètent une montre connectée admettent que leur durée de vie est plus courte. Cela permet un renouvellement. Et les clients qui en ont marre du look de la smartwatch et des designs limités que cet écosystème autorise repassent aux montres quartz et mécaniques. C’est pourquoi il est primordial pour nous de développer sans cesse de nouveaux designs, afin d’attirer cette clientèle. Quand il y a une lassitude, que le client veut revenir à quelque chose de traditionnel, nous nous devons de proposer une offre adéquate et novatrice.
Quels défis particuliers présentent les marchés asiatiques pour vos marques?
Si nous ne sommes pas encore en Chine, nous sommes bien positionnés en Malaisie, au Cambodge, au Japon. Et à partir de ce salon, nous redémarrerons bientôt aux Philippines et en Corée. Sur le marché asiatique, la valeur perçue des montres en plastique est basse, donc c’est pour nous un marché plus compliqué. Un acheteur asiatique ne mettra pas 100 euros dans une montre en plastique, à part éventuellement si c’est du Swiss made. Mais par exemple, en Malaisie, les gens adorent les vêtements et les foulards colorés, or la couleur nous définit aussi.
Avez-vous repéré de nouvelles tendances sur ce salon? Beaucoup critiquent la présence d’imitations, qu’en pensez-vous?
Le combat de l’horlogerie se fait sur quelques centimètres carrés. Il n’y a pas 50’000 formes ou designs possibles. L’horlogerie, c’est comment donner sa propre interprétation à des choses qui existent déjà. Avec l’art, c’est la même chose. Dans ce salon, la tendance qui ressort est celle de la montre tonneau. Nous y sommes déjà, avec une première montre tonneau pour femmes. C’est notre interprétation de cette tendance.
- Face à la croissance du marché de la montre connectée, Ice Watch a décidé de s’adresser à un nouveau public: les enfants.
Vous décrivez Ice Watch comme un produit de vacances en opposition à un produit de luxe. Est-ce que cette stratégie a subsisté au covid?
On s’est tous trompés avec le covid, croyant que c’était la raison de la crise horlogère. Mais il y avait une crise latente, celle de la montre connectée. Ice Watch est en effet une montre de vacances et de voyage, ce qui a été stoppé par le covid. Mais notre investissement dans la montre connectée a payé, attirant une nouvelle clientèle. C’est plus le manque de nouveautés qui menace l’industrie horlogère.
- Pour la première fois au salon de Hong Kong, WatchPeople présentait sa gamme WP2, comme ce modèle conceptuel qui reprend les cadrans métalliques brossés typiques de la marque.
En parlant de nouveautés, on voit une tendance émerger, celle de la montre bien-être qui permet de surveiller les signes vitaux de personnes âgées notamment. Est-ce une tendance qui vous interpelle?
Ce n’est plus vraiment une montre, mais un outil de contrôle corporel. Cela demande du logiciel performant, c’est impressionnant. On dit que c’est de l’horlogerie parce que ça se met au poignet, mais là, on mesure la santé plus que le temps. Ce n’est pas un terrain sur lequel je veux m’aventurer aujourd’hui – peut-être si j’avais vingt ans... Avec Ice Watch, on reste dans le segment «fashion» plutôt que «care». Nous sommes dans le plaisir et l’achat impulsif.
Quelle est la santé financière de Ice Watch aujourd’hui?
Nous allons bien. Nous sommes à plus 40% par rapport à l’année dernière et terminerons sans doute à plus 20%. On revient aux chiffres de 2017, mais pas encore de 2019. L’ambiance est positive, car cette segmentation de produits porte ses fruits. On repart à la conquête de nouveaux marchés avec des nouveaux designs. Cela a demandé beaucoup de travail de recherche et de développement, de réflexions aussi, parce que sortir des smartwatches à 99 euros, c’est du boulot.
Ice Watch a donc su se réinventer post-covid?
C’est en tout cas un réveil de la marque. On a fait un virage à 180 degrés. Nos bestsellers sont toujours très demandés. On a répondu aux deux défis de ces dernières années: d’abord l’impact de la smartwatch sur le marché horloger, puis celui de la créativité, avec le lancement de nouvelles gammes. Au mois de septembre, nous avons été présents sur quatorze salons, à Paris, Madrid, Vicenza, Hong Kong, Amsterdam, Bruxelles, mais aussi au Portugal et en Allemagne. Nous avons des nouveautés à présenter et les salons restent le bon endroit pour cela. Même si le marché en ligne, avec ses nouvelles marques et des produits à des prix extrêmement compétitifs, percute l’horlogerie traditionnelle.
Comment avez-vous négocié ce virage du digital?
Les gens qui achètent une montre ne vont pas en acheter une tous les mois. Quand un horloger a pris position sur le poignet de quelqu’un, il faut revenir avec quelque chose de novateur pour prendre sa place. Le marché traditionnel offline a encore du mal à évaluer l’impact de ce marché online de marques inconnues. Tous les jours, je vois des publicités sur des produits qui ont l’air bons. Nous avons donc décidé d’augmenter notre présence en ligne, où l’on vend cinq fois plus qu’il y a deux ans.
- La Smart Two est le dernier modèle connecté de la marque.
Quels défis Ice Watch doit-elle relever aujourd’hui?
Nous restons une petite marque parmi les groupes horlogers. Dans l’entrée de gamme, nous ne sommes plus beaucoup. Il y a Movado, Festina, Timex, Fossil ou encore Morellato. Être un binôme avec WatchPeople, cela veut dire générer un certain volume pour rester profitables. La difficulté reste de gérer un réseau de distribution pour les 900’000 à un million de montres que nous vendrons cette année. Ce sont des quantités honorables, mais descendre en dessous menacerait la survie de la structure. J’ai beaucoup de respect pour les structures qui n’ont pas cette volumétrie-là et qui arrivent encore à s’en sortir.
Quel regard portez-vous sur l’avenir de l’industrie horlogère?
Je vais être sévère, mais pour moi c’est un Titanic qui coule au ralenti et je ne sais pas comment la tendance va s’inverser. Les bijoux existent depuis que l’humanité existe, même l’homme des cavernes se parait d’os. Mais la montre n’existe réellement que depuis un siècle et demi environ. C’est très court dans l’histoire, d’autant plus avec des fonctionnalités bouleversées par l’apparition de révolutions techniques dont la dernière est la smartwatch. Comment répondre à cela? Il n’est pas impossible que la montre devienne un produit excessivement de niche. Surtout si l’entrée de gamme commence à disparaître.
La polarisation de l’industrie horlogère, qui tend vers l’ultra-luxe, met-elle en danger les marques d’entrée de gamme comme la vôtre?
L’isolement du haut de gamme n’est pas bon pour toute l’industrie. Tous s’y précipitent. Mais ce n’est pas soutenable. A la fin, ils ne vendront plus qu’une montre à seize milliards et feront leur chiffre d’affaires! Dans l’entrée de gamme, il y a aussi ce phénomène de concentration. Il y a de plus en plus de points de vente qui ne gardent que les marques qui fonctionnent. Notre défi est de rester dans le top 10 de l’entrée de gamme horlogère. Mais on garde la forme! Je suis très content de ce que mes équipes ont mis en place. Nous sommes heureux, mais réalistes.
En tant que marque belge, quel regard portez-vous sur l’industrie horlogère de votre pays?
A vrai dire, il n’y a pas de réelle industrie horlogère belge. Il y a des petites marques, mais qui ne font pas beaucoup de volume. On peut parler du chocolat et de la bière belge, oui, mais on ne peut pas parler d’industrie horlogère belge.
Vous concurrencez les Suisses sur le chocolat, mais pas encore en horlogerie…
Je suis comme un Suisse qui aurait développé une bière qui se serait bien vendue en Belgique. Sur le chocolat, on est plus ou moins égaux! Mais sur l’horlogerie, on est infinitésimalement plus petit. A titre de comparaison, la tradition horlogère française est réelle, et en symbiose avec l’horlogerie suisse, grâce à la frontière physique. Le Made in France gagne en puissance. Le Made in Belgium, on n’en est pas là. On sait rester humble, comme les Suisses dans d’autres domaines.
- Avec ses lignes épurées, la Smart One rose gold nude white est un modèle élégant pour femmes avec un bracelet en silicone.