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PRIX DES MONTRES

AUGMENTER OU BAISSER LE PRIX?

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PRIX DES MONTRES

Face à aux incertitudes, au changement de modèle en cours, au fardeau du surstockage et des surcapacités industrielles, quelles stratégies les marques peuvent-elles mettre en place? Et question centrale: faut-il augmenter ou baisser les prix?
Chaque marque a ou aura sa réponse, plus ou moins adaptée à la réalité d’un marché mouvant.
Et les réponses varient selon où l’on se situe dans l’échelle socio-hiérarchique des marques.

V

oici une des réponses possibles, celle que Jean-Christophe Babin, CEO de Bulgari, a récemment faite aux questions d’Europa Star.

“En horlogerie, le volume et la valeur forment deux pyramides opposées. Le gros des volumes se situe en-dessous de 2’000 euros. Et le gros de la valeur se situe au-dessus de 5’000 euros.

Chez Bulgari, nous considérons comme marché du luxe tout ce qui se situe au-dessus de 1’500 euros. Si l’on prend tout ce marché, 90% du chiffre d’affaires est situé à plus de 5’000 euros. Donc la partie entre 1’500 et 5’000 euros ne représente que 10% des ventes. Ensuite, 21% des ventes se situe sur le segment de 5’000 à 12’000 euros. Puis on trouve 44% de la valeur entre 12’000 et 50’000 euros. Et 25% au-dessus de 50’000 euros.

La réponse à la crise, ce n’est pas forcément des prix moins chers. En cas de crise comme aujourd’hui, se précipiter en-dessous de 5’000 euros est un réflexe humain, car on associe crise à manque de moyens, mais ce n’est pas forcément le bon réflexe ni la bonne réponse. C’est oublier que 90% de la valeur se situe au-dessus de 5’000 euros et que dans les 10% en-dessous, il y a déjà des acteurs très compétents avec des modèles iconiques et des détaillants très confiants dans ces marques.

PRIX DES MONTRES

Ce qu’il faut encore bien noter, c’est qu’au-dessous comme au-dessus de 5’000 euros, on observe un déclin général des ventes dans toute l’industrie. Ce n’est pas que brutalement, les gens qui achetaient des montres à 25’000 euros achètent désormais des montres à 2’000 euros: c’est complètement faux. On voit que globalement – et c’est avant tout lié aux clients chinois – on est en train de passer d’un marché du gifting lié au business à un marché de la consommation personnelle. Et donc les gens naturellement dépensent moins. On est toujours plus généreux quand ce n’est pas son propre argent, comme c’était le cas avec le gifting! Donc il y a eu un abaissement du prix moyen dans toutes les gammes de prix. Ça baisse partout. Mais ce ne sont pas des vases communicants. Et je suis étonné que d’autres marques portent un regard très différent dans l’analyse de ces chiffres... Après il y a le bon sens: quelqu’un qui a toujours acheté des montres à 50’000 euros ne va pas acheter des montres à 2’500 euros. On va plutôt prendre une Ferrari avec moins d’options.

La politique de prix en horlogerie a été très inflationniste ces dernières années, aujourd’hui on voit du déstockage et des baisses de prix ou le lancement de collections d’entrée de gamme. L’industrie ne pâtit-elle pas aujourd’hui de la politique de prix des «belles années»? Ce qui engendre de la frustration chez les clients de ces années-là?

C’est difficile à dire, car cette baisse des prix moyens n’est pas du haut vers le bas des segments: en réalité, sur chaque segment, les gens dépensent un peu moins. Alors, est-ce qu’en se positionnant 10% moins cher, on vendra 15% de plus? Personnellement je suis assez sceptique. Je pense que plus que jamais, les produits qu’on offre doivent avoir une substance pas uniquement perçue mais réelle. J’observe cependant que les clients pour nos modèles à 160’000 euros sont bel et bien là: nous sommes en rupture de stock sur notre répétition minutes. Car le produit est très innovant, dans son intérieur et son design. Le prix n’est pas le seul facteur. Nous avons trouvé cette clientèle. A l’inverse, un produit un peu plus banal aura aujourd’hui sans doute plus de difficultés à trouver preneur, indépendamment du segment de prix.

Mais je crois plus en l’innovation que dans la baisse des prix. Par ailleurs, il suffit d’aller à Baselworld pour voir le poids des nouveautés: de 15 à 25% de l’assortiment est renouvelé chaque année. Pourquoi baisser les prix alors qu’en fixant au mieux le prix des nouveautés, on peut arriver à être plus attractif? Grâce à notre réseau retail, nous pouvons mesurer précisément le comportement de nos clients et personne n’est venu acheter une montre à 3’000 francs alors qu’elle avait acheté une montre à 30’000 francs avant. Par contre de 30’000 à 20’000 francs, oui. La Tesla par rapport à la Mercedes, c’est en revanche une bonne réponse et une piste de réflexion pour l’industrie horlogère."

Autre stratégie de prix, autre réponse que celle initiée, dans les faits, par Jérôme Lambert avec Montblanc. Il avait frappé les esprits – et soulevé une vague de critiques l’accusant de vouloir tuer le marché – alors qu’il était le CEO de Jaeger-LeCoultre pour avoir sorti un tourbillon aux alentours de 40’000.- CHF. Il a récidivé chez Montblanc en sortant un quantième perpétuel vendu à 10’000.- euros.

Davide Cerrato, directeur de la division horlogerie de Montblanc, répond aux critiques émises par ses concurrents quant à la stratégie prix de la maison.

“Offrir des prix compétitifs par rapport à la valeur perçue a été la stratégie constante de Jérôme Lambert chez Montblanc depuis trois ans. Aujourd’hui, on voit que nombre de marques baissent leurs prix ou sortent des lignes d’entrée de gamme. Mais c’est toujours délicat, notamment vis-à-vis de ses clients passés, que de baisser les prix. Nous faisons notre volume sur le segment entre 1’000 et 5’000 francs, en particulier sur les chronographes de sport, qui peuvent représenter jusqu’à 80% des ventes selon les marchés. Grâce à cette position constante, nous ne sommes aujourd’hui pas obligés de descendre en gamme. Il y a trois ans, alors que les conditions de marché étaient optimales, il fallait vraiment être visionnaire pour s’imposer cette contrainte du prix accessible. Nous voulons être viables à long terme. Or, si l’on se mettait à présent à baisser nos prix, ni notre marque ni nos partenaires ne pourraient faire du business. Montblanc s’est tenu à l’objectif du prix juste, pas celui de casser les prix comme on nous en a accusés parfois.”

Pour Sascha Moeri, CEO de Carl F. Bucherer, la flexibilité et une bonne diversification des prix permettent même de gagner des parts de marché dans ce contexte tendu.

"Nous avons remarqué cette année que nous avons vendu plus de montres dont le prix est situé entre 3’000 et 5’000 francs qu’entre 6’000 et 8’000 francs. Le prix moyen est descendu. Mais grâce à notre bonne diversification des prix, allant de 3’000 francs à 400’000 francs, nous bénéficions d’une flexibilité qui nous a permis de gagner des parts de marché. Chaque client qui entre chez le détaillant est un potentiel pour nous.

En cinq ans, nous sommes passés d’une production de 6’500 à plus de 25’000 montres par an. Dans le même temps, nous avons aussi lancé un tourbillon, un quantième perpétuel ou encore une réserve de marche. C’est grâce à cet investissement sur l’ensemble des gammes de prix, qui sont toutes importantes, que nous avons réussi à croître. Et en 2017, dans le même esprit, nous continuons à lancer des nouveautés sur toutes les gammes.

Le prix est l’un de nos avantages, mais les clients doivent aussi comprendre les valeurs de la marque. Avec cet objectif en tête, nous nous sommes lancés dans la conception et la production de notre propre mouvement manufacture, le CFB A2000. Nous voulions parvenir à proposer une montre finie en acier avec calibre maison entre 6’000 à 7’000 francs. La nouvelle Manero Peripheral a un prix attractif de 6’500 francs."

Baisser les prix? Voire les casser? C’est la stratégie choisie par Flavio Pellegrini, président d’Ebel, pour redresser en pleine crise une marque qui fut autrefois sous le feu des projecteurs avant de disparaître un peu des radars.

"Ces dernières années, l’industrie a été trop gourmande en termes de marges, en internalisant la production et en verticalisant la distribution avec des propres points de vente. Certaines marques ont deux ans de stocks d’inventaires et de composants en amont et deux ans de stocks de montres dans leurs propres magasins en aval. Cela prendra au moins deux ans à se résorber. Mais il faut se rappeler que la crise du quartz était une crise existentielle, beaucoup plus dramatique qu’aujourd’hui. Nous allons laisser du temps au temps.

Notre cheval de bataille et notre remède anti-crise: garder la qualité de la marque mais avec un prix agressif. Nous voulons toucher un public plus large, plus jeune avec un ratio valeur perçue / prix concurrentiel. Par exemple, notre modèle Wave or et acier avec lunette sertie de diamants et cadran nacre et diamants était proposé à 5’900 CHF. Nos ingénieurs ont trouvé des moyens plus smart pour baisser les prix, nous avons aussi revu l’architecture de la pièce et aujourd’hui elle est à 3’600 CHF."

Le son de cloche est différent du côté des indépendants:

Un François-Paul Journe, fort de ses presque trente ans d’horlogerie, tient à camper sur ses positions et renvoie la balle aux grands groupes.

“Alors qu’aujourd’hui vous trouverez facilement des montres de prestige cédées avec des rabais avoisinant les 40 ou 50%, vous ne verrez jamais une de mes montres à un prix discount. J’ai mis plus de 20 ans à construire mon image et je ne vais pas la casser au premier coup de vent. A mes yeux, une bonne part de la crise actuelle est due à l’aveuglement et à l’avidité de nombre de grandes entreprises horlogères. Elles paient aujourd’hui pour leurs récents excès.”

Mais quand on est une jeune marque, que l’on n’a pas encore fini de construire son image, la «guerre des prix», qui s’est déclenchée sur plusieurs fronts à la fois, oblige à trouver des réponses. Et à se battre pied à pied sur le prix, tout en communiquant sur la qualité.

Pour Julien Haenny, CEO d’Anonimo, le prix est le nerf de la guerre.

“Le prix est aujourd’hui le nerf de la guerre. Auparavant, la marque était la porte d’accès à la montre. Aujourd’hui, le prix est de plus en plus le premier critère. Or, depuis plusieurs années, les politiques de prix en horlogerie sont complètement démesurées vis-à-vis des clients.

Nous sommes une spin-off de Panerai mais nous évoluons dans des prix compris entre 1’900 et 4’900 francs. Je pense que nous sommes sur le prix juste et raisonnable pour du Swiss made sportif de qualité. Mais communiquer un prix comme principal argument de vente reste délicat! Cette année, nous avons corrigé le rapport entre prix et qualité non pas en baissant nos tarifs mais en augmentant la qualité à prix égal. Mais en voyageant, je me suis rendu compte qu’il fallait des produits plus accessibles.

Nous allons donc vers des prix plus agressifs en lançant une nouvelle ligne lors de la prochaine édition de Baselworld avec une cible à 1’500 CHF. C’est la seule chance pour une marque peu connue comme nous: présenter un prix attractif en vitrine pour un vrai produit Swiss made. Je veux faire un pied-de-nez aux marques qui proposent des produits similaires aux nôtres à prix excessifs. Mais le plus dur pour une marque relativement neuve, c’est de tenir sur la durée. Ce qui rassure, c’est l’histoire. Beaucoup de start-up horlogères risquent de disparaître dans la période que nous traversons.”